Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Bruno Théret

Sortir d’en bas par le haut de la crise de l’Euro-zone
Une réponse en termes de fédéralisme monétaire

Texte publié le 24 juin 2014

Ce texte a également été publié en espagnol dans Guillermo Perez-Sosto (comp.) Capitalismos volátiles, trabajadores precarios, Buenos Aires, Instituto Torcuato di Tella, 2013, pp. 203-250. Je remercie Wojtek Kalinowski, codirecteur de l’Institut Veblen pour les réformes économiques de la Fondation pour le Progrès de l’Homme, pour nos discussions serrées qui m’ont aidé à préciser mon propos. Je reste néanmoins entièrement responsable des erreurs, imprécisions et omissions que ce texte pourrait encore contenir. Faute de place, les lecteurs trouveront la bibliographie de ce texte ainsi qu’une annexe « Un antécédent historique : le bocade de la province argentine du Tucuman (1985-2003) » dans un autre article de cette rubrique : http://www.journaldumauss.net/?Annexe-Un-antecedent-historique-le

La crise actuelle de l’euro et des dettes publiques européennes place les Etats-membres de la zone euro devant un grave dilemme : faut-il renforcer l’euro en tant que monnaie unique au prix de politiques d’austérité enfonçant les économies dans la dépression ou faut-il en revenir aux monnaies nationales afin de sortir de ces politiques ? Dans ce texte je propose de résoudre ce dilemme par le haut à partir d’un cadre d’analyse – que je dénomme fédéralisme monétaire - permettant à la fois de garder l’euro et de revenir à des monnaies nationales. A cette fin, je m’appuie sur l’étude de diverses expériences historiques propres à certaines fédérations d’émission par des entités fédérées de monnaies fiscales (basées sur des anticipations de recettes fiscales) conçues comme complémentaires à la monnaie fédérale qui circule, quant à elle, sur la totalité du territoire de la fédération. Ce texte est organisé comme suit. Dans une première partie, les tenants et les aboutissants de la crise monétaire et financière qui frappe actuellement tout particulièrement la zone euro sont analysés, ce qui permet d’affirmer que la crise n’est pas simplement financière mais avant tout une crise du régime de monnayage de l’euro. Dans une deuxième partie, après avoir caractérisé comme fausses solutions les deux stratégies opposées de sortie de la crise qui dominent les débats entre économistes et politiques, je mobilise la théorie institutionnelle de la monnaie comme confiance pour mettre en évidence que les origines profondes de la crise de l’euro sont d’ordre éthique et renvoient à la nature intrinsèquement contradictoire du projet politique européen revisité par le néolibéralisme. Toute solution à la crise doit donc se situer à ce même niveau et je donne le nom de fédéralisme monétaire à la stratégie qui découle de ce diagnostic, laquelle mêle des considérations d’urgence face au danger de dépression économique et des considérations plus structurelles. La troisième partie du texte est alors consacrée à une description des principes de ce fédéralisme monétaire et des adaptations du régime de monnayage de l’euro qu’il implique. La conclusion propose un résumé des principaux traits saillants de la stratégie alternative proposée. Une annexe enfin donne un aperçu des expériences historiques qui ont alimenté ma réflexion sur le fédéralisme monétaire, celles des émissions de monnaies par certaines provinces argentines entre 1984 et 2003.

1. Extension du domaine de la crise à l’euro

La crise actuelle de l’eurozone trouve sa source principale dans l’endettement public de certains de ses Etats membres dont le niveau a été à partir de 2010 jugé excessif et intenable par les marchés financiers internationaux. Ces Etats se sont retrouvés ainsi en manque de crédit à taux d’intérêt raisonnable et à cours de ressources. Ils ont du s’engager dans des plans déflationnistes d’ajustement drastiques de leurs finances publiques dans une période qui était déjà globalement récessive, ce qui a miné, selon un cercle vicieux les menant à la faillite, leur capacité à rembourser une dette qui continue de s’accroître alors que leurs ressources se réduisent. La globalisation financière ayant précisément pour piliers des régimes de croissance et d’accumulation du capital fondés sur l’endettement généralisé des ménages et des Etats (régimes de restriction salariale et de répression monétaire) [1], cette situation est constitutive d’une deuxième phase de la crise monétaro-financière globale démarrée en 2007-2008.

La première phase, qui a eu pour foyer principal les Etats-Unis et a concerné l’endettement des ménages, s’est prolongée en changeant de forme dans cette deuxième phase relative cette fois à l’endettement des Etats. Les pouvoirs publics ayant du refinancer à crédit les institutions financières privées faillies lors de la première phase, leur endettement a été porté à des niveaux extrêmes que les marchés financiers, remis sur pied grâce – ironiquement - à cet endettement, ont jugé insoutenables, sauf à réduire les dépenses publiques autres que la charge de la dette et à augmenter fortement les taux d’intérêt de leur refinancement en y incorporant des primes de risque élevées [2].


1.1. De la crise financière à la crise monétaire : les fragilités de l’euro dévoilées

Si cette deuxième phase de la crise, de caractère plus directement monétaire, a eu pour foyer principal non plus les Etats-Unis mais la zone euro de l‘Union européenne, c’est parce que celle-ci repose sur un système monétaire plus fragile que celui des Etats-Unis [3]. Bien qu’elle possède une monnaie forte et constituant donc une menace crédible pour l’hégémonie mondiale du dollar US, la zone euro souffre en effet de déséquilibres institutionnels qui ont trait notamment au statut politique et aux missions restrictives du Système Européen de Banques Centrales (SEBC).

Ce système est structuré sur un mode fédéral intra-gouvernemental avec une banque fédérale coiffant les banques nationales - la Banque centrale européenne (BCE) - ; il dispose ainsi d’un gouvernement unifié – le conseil de gouverneurs comprenant les membres du directoire dont le président de la BCE et l’ensemble des gouverneurs des BCN -, et il bénéficie dans l’exercice de sa mission exclusive de maintien de la stabilité monétaire d’une indépendance totale à l’égard des gouvernements des pays membres de la zone comme de l’Union [4].
Cette centralisation et indépendance du pouvoir monétaire au niveau européen crée un déséquilibre de capacité décisionnelle entre le gouvernement monétaire (le conseil des gouverneurs et le directoire de la BCE) et le gouvernement politique de l’UE qui est, quant à lui, de nature intergouvernemental et divisé fonctionnellement entre Commission, Conseil et Parlement européens. L’euro est ainsi l’expression d’un pouvoir technocratique placé en position hiérarchiquement supérieure par rapport aux pouvoirs politiques de l’Union et a fortiori des Etats membres ; cette position de souveraineté ne peut être qu’illégitime d’un point de vue démocratique.

En outre, l’euro administré par le SEBC est une monnaie légale mais non publique, le Traité de Maastricht ayant annulé le pouvoir monétaire des Etats-membres, faisant par là même de la monnaie européenne une pure monnaie de crédit privée émise à l’initiative exclusive des banques commerciales. L’euro porte ainsi la marque du péché originel que constitue, au plan politique, son caractère essentiellement privé et purement marchand. L‘euro, monnaie d’origine privée administrée au niveau européen par un pouvoir technocratique concentré et supérieur aux gouvernements représentatifs des populations rassemblée dans l’Union, ne peut que souffrir de ce état de fait et reste une institution extrêmement fragile ; ce déficit de légitimité politique sera qualifié plus loin dans ce texte de déficit de confiance éthique.

L’architecture institutionnelle d’ensemble de l’Union européenne est également fragilisée par le fait que la politique monétaire est unique et se révèle donc être une source de déséquilibres économiques entre des Etats-membres caractérisés par des économies hétérogènes et des systèmes financiers de types différents et d’inégal niveaux de développement [5].
Non seulement la règle monétaire n’est pas modulée en fonction de ces disparités et inégalités, comme elle devrait l’être si on suit l’économiste argentin Julio Olivera cité en exergue de ce texte, mais elle n’est pas non plus compensée par un fédéralisme budgétaire (fiscal federalism), c’est-à-dire par des politiques économiques et fiscales organisant une redistribution de ressources corrigeant les déséquilibres d’origine monétaire. Ce défaut de fédéralisme fiscal résulte de la fragmentation fonctionnelle et territoriale du gouvernement politique de l’Union [6].

Enfin la toute puissance du référentiel économique et financier néolibéral-libertarien exporté par les Etats-Unis alimente aussi cette fragilité de l’euro ; c’est conformément à ce référentiel que l’euro a été exclusivement adossé aux marchés financiers et non pas aux Etats ou à l’Union européenne, ce qui s’est traduit par une dérégulation financière et une répression monétaire poussée à l’extrême. Dans la vision néolibérale-libertarienne en effet, la monnaie est un actif financier comme les autres et le fait que la monnaie fiscale ou d’Etat ne soit pas rémunérée (porteuse d’un intérêt) est une anomalie provoquée par des restrictions légales qui perturbent l’allocation optimale des ressources par les marchés ; une telle anomalie doit donc être corrigée par la suppression de ces restrictions. Comme on l’a montré par ailleurs, c’est dans cette vision tronquée de la monnaie que le développement des dettes publiques dites « souveraines » trouve son origine. Mais c’est aussi ce qui explique le déficit latent de confiance dans l’avenir de l’euro et de l’Union européenne.


1.2. De la convergence à la divergence entre le nord et le sud de l’Union européenne [7].

Si on en vient maintenant à l’examen de la crise actuelle des dettes publiques européennes, on observe que comme dans la première phase de la crise globale qui a émergée aux Etats-Unis, ce sont les maillons les plus faibles du système qui ont craqué les premiers, à savoir ici et là les endettés-débiteurs – ménages et Etats - les plus pauvres, ceux qui pouvaient être considérés a priori comme insolvables et n’ont été inclus qu’in fine dans un système d’endettement généralisé déjà à bout de souffle, moyennant des montages financiers de plus en plus scabreux et destinés à dissimuler les risques de cette prétendue inclusion sociale par la financiarisation. Ainsi ce sont des pays périphériques au cœur de l’UE et dont le poids économique et démographique est faible dans l’économie européenne – la Grèce : 3% du PIB et 3.4% de la population de la zone euro, le Portugal : 2.4 et 3.2%, et l’Irlande : 1.6 et 1.3 % - qui ont été les déclencheurs de la crise des marchés financiers de dettes publiques. Aussi pour comprendre l’ampleur et la durée de la crise actuelle, il faut imaginer la pyramide de Crédit Default Swaps (CDS) et autres produits dérivés par titrisation qui ont du être accumulés sur la base de ces « actifs » de premier rang que sont les dettes « souveraines » de ces pays [8]. Cette pyramide renversée d’actifs financiers dérivés explique aussi que la zone euro ne soit pas la seule à être traversée par cette crise ; celle-ci touche aussi, à nouveau, le système financier international dans son ensemble, même si cette fois, ce ne sont plus les banques américaines et leurs satellites qui détiennent l’essentiel des actifs les plus risqués et dont la valeur de marché s’est en réalité effondrée, mais les grandes banques européennes, notamment allemandes et françaises.

Cela dit, c’est en raison du caractère incomplet de l’architecture institutionnelle de l’euro que la crise financière a pris dans l’Union européenne une forme spécifique qui dévoile très clairement son caractère monétaire et non simplement financier. Alors que les fondements monétaires de la crise sont dans sa première phase restées dissimulés, en raison notamment de l’absence de transparence du système financier international et des pratiques bancaires (shadow banking), ceux-ci sont évidents dans la phase actuelle. D’où son caractère plus complexe, pluri-facettes, même si la marque du référentiel néolibéral-libertarien reste omniprésente. En effet, la crise européenne actuelle est à la fois une manifestation de la globalisation financière et un point d’aboutissement du mode néolibéral concurrentiel d’intégration économique et politique choisi pour construire l’Union européenne, un mode qui au lieu de réduire les disparités économiques entre Etats-membres ainsi qu’il était annoncé par ses promoteurs, les a au contraire exacerbées.

Comme l’a montré Patrick Artus (2011), l’Union économique et monétaire (UEM) a connu à partir de l’institution de l’euro en 2001 un accroissement important des asymétries économiques entre ses Etats-membres, par delà la convergence nominale des taux d’intérêt des dettes publiques qu’on a pu observé entre 2000 et 2008 [9]. Dans la zone euro on a en effet observé :1/un accroissement des déséquilibres commerciaux et des balances courantes entre Etats du nord – excédentaires - et Etats du sud – déficitaires ; 2/des avoirs extérieurs croissant des pays du nord sur les pays du sud, et des déficits des finances publiques structurellement plus élevés au sud qu’au nord ; 3/que la croissance supérieure entre 2001 et 2007 au sud était artificielle au sens où elle était boostée par un endettement à coût anormalement bas et dû à un alignement des taux d’intérêt au sud sur les taux allemands combiné à une inflation qui est restée structurellement supérieure à celle au nord ; 4/une bulle du crédit au secteur privé qui a orienté massivement les économies du sud vers le secteur de la construction immobilière à l’inverse des économies du nord qui ont maintenu tant bien que mal leur industrie manufacturière ; 5/une croissance corrélative plus rapide des gains de productivité du travail au nord qu’au sud alors que le coût salarial unitaire connaissait une évolution inverse ; 6/un chômage enfin qui est resté structurellement plus élevé au sud qu’au nord, en dépit d’une hausse au nord et d’une baisse au sud entre 2001 et 2008 quand la croissance au sud était supérieure à celle du nord.

Ce développement endogène des déséquilibres internes à la zone euro indique que la crise des dettes publiques ne peut pas seulement être rapportée au sauvetage des secteurs bancaires des Etats-membres combiné à la répression monétaire drastique (absolue) instituée par le Traité de Maastricht, éléments qui concernent l’ensemble des pays de la zone. L’extension du domaine de la crise à l’euro résulte aussi des déficits structurels des balances commerciales des pays du sud et des déficits croissants de leurs balances courantes financés par un endettement extérieur sur les marchés financiers où les prêteurs sont essentiellement les secteurs financiers des pays du nord. Et la perte de confiance des opérateurs financiers dans la soutenabilité du modèle économique prévalant dans les années 2000 après l’institution de l’euro doit être imputée aux « déficits jumeaux » – associés à une accumulation simultanée de dettes publiques et de dettes extérieures –- qui, dans les pays du sud, ont pris un caractère structurel et une ampleur inégalée jusque là. En effet, pour ces pays, l’euro a fonctionné comme un régime de currency board, voir de « dollarisation » complète, toute possibilité de recourir à une dévaluation pour enrayer la spirale négative du creusement de leur déficit extérieur et par conséquent de leur endettement croissant vis-à-vis des opérateurs financiers des pays du nord étant perdue.

Finalement seul le jeu simultané de la répression monétaire, du sauvetage public du secteur financier privé et des déséquilibres des balances courantes provoqués par la monnaie unique, peut expliquer que la crise des dettes publiques se soit étendue à l’euro lui-même et à son mode « monétariste » de management [10].

2. Aux sources de la crise de l’euro, les contradictions entre une monnaie marchande et un projet politique

Pour faire face à cette crise de l’euro et des finances publiques européennes, seules en général deux stratégies polaires sont envisagées : garder coûte que coûte l’euro dans sa forme actuelle ou en sortir complètement. La première, dominante et actuellement mise en œuvre « d’en haut » par la technocratie de la dite Troïka (Commission, Banque centrale européenne et FMI), est aussi assumée par les élites dirigeantes des Etats-membres issues de la droite et de la gauche néolibérales. En dehors de quelques mesures exceptionnelles prises dans l’urgence, elle vise pour l’essentiel à maintenir l’euro, le SEBC, l’UEM et la globalisation financière en l’état. Faisant abstraction du problèmes des asymétries structurelles entre pays membres et des déséquilibres dans leurs échanges extérieurs, cette stratégie consiste à ne pas toucher au cadre monétaire établi et à travailler exclusivement sur son environnement politique, budgétaire et fiscal ; il s’agit alors de renforcer la discipline budgétaire des Etats-membres pour cantonner l’endettement public dans les limites de sa soutenabilité financière sur les marchés de capitaux. La seconde stratégie, dominée et encore seulement rhétorique mais néanmoins menaçante pour les élites en place, est invoquée par diverses forces de la gauche antilibérale et de la droite nationaliste. Elle consiste à l’inverse à voir dans les déséquilibres extérieurs la source de tous les maux et à prôner une sortie de l’euroisation afin de pouvoir ajuster les taux de change pour relancer la croissance. Il s’agit donc d’en revenir aux monnaies nationales et d’opérer des dévaluations compétitives pour équilibrer les balances extérieures ; les déclarations de défaut sur les dettes publiques contractées en euros et survalorisées par la dévaluation devraient accompagner ces dévaluations.

Ces deux « solutions » me paraissent aussi peu recommandables l’une que l’autre : la première nous mène à l’abîme de la dépression sur le chemin de laquelle nous sommes déjà bien engagés par les politiques actuelles d’austérité budgétaire et de renforcement de la répression monétaire ; la deuxième ne vaut pas mieux, elle surestime les effets économiques positifs des dévaluations compétitives et sous-estime considérablement l’énormité des coûts sociaux d’une dévaluation dans les économies d’endettement généralisée que sont devenues les économies nationales après trente ans de globalisation financière (en cas de dévaluation, il faut renégocier tous les contrats et cela exacerbe les conflits et les inégalités entre parties prenantes) ; elle fait également abstraction des risques politiques et sociaux d’une dissémination à l’ensemble des Etats des comportements de cavalier seul, laquelle conduirait à l’abandon du projet européen en tant que projet de maintien de la paix en Europe sur la base de l’identification à un modèle social et culturel qui se distingue du modèle étatsunien.

Outre qu’elles partagent un modèle politico-économique commun – le néomercantilisme libéral consistant à faire croître l’économie d’un territoire en conquérant des parts de marché chez les voisins -, ces deux stratégies posent l’une comme l’autre plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. L’une ne résout pas la question des déficits extérieurs et mène au chaos économique, l’autre ne résout pas le problème de la dette publique tout en menant au chaos politique. Il est vrai qu’il existe quelques variantes plus ouvertes autour de ces positions polaires. Certains néolibéraux non libertariens et « fédéralistes » se préoccupent des effets d’asymétrie provoqués par la politique monétaire unique et mettent l’accent sur la nécessité d’un fédéralisme fiscal – mieux vaut tard que jamais - pour compenser de tels effets ; ils en appellent aussi corrélativement à un gouvernement politique européen unifié et doté d’un pouvoir fiscal propre. De leur côté, certains nationalistes « confédéralistes », favorables à une sortie de l’euro sans sortie de l’Union européenne, envisagent une pluralité monétaire à l’échelle européenne, avec retour à un système monétaire confédéral du type de l’ « Union européenne des paiements » (qui a prévalu dans les années 1950 dans la Communauté européenne à l’époque du Plan Marshall) ou du Bancor envisagé et défendu par Keynes à Bretton Woods en 1944 ; dans cette perspective l’euro serait maintenu comme unité de compte commune pour les transactions internationales internes à l’Union européenne, mais ne circulerait pas et perdrait sa charge de lien socio-politique à l’échelle de l’Union. Le problème avec ces positions intermédiaires somme toute raisonnables est qu’elles ont tout du vœu pieux en termes politiques. Elles supposent une bonne volonté et une capacité des gouvernements de la zone à coopérer réellement et à aboutir à des positions communes soit sur une réforme du gouvernement monétaire, soit sur l’érection d’un Etat fédéral doté de ressources fiscales propres suffisantes pour opérer des redistributions compensant les déséquilibres provoqués par la monnaie unique.

Dans ce texte j’explore un troisième type de stratégie – par le bas et donc plus réaliste à court terme - que je qualifie de fédéralisme monétaire. Elle consiste pour certains Etats-membres de l’Union et de la zone euro à reprendre partiellement la main en matière monétaire, conformément au principe de subsidiarité, sans remettre en cause l’euro en tant que clef de voûte du système monétaire européen. En d’autres termes, il s’agit de définir une voie de sortie par le haut de la crise actuelle qui soit immédiatement actualisable et qui consiste à garder l’euro, en en faisant non plus une monnaie unique mais une monnaie commune, tout en laissant les Etats-membres qui le désirent émettre dans certaines limites des moyens nationaux complémentaires de paiement libellés en euro. Ces monnaies nationales (eurodrachmes, euroescudos, europesetas, etc.), en tant que monnaies de crédit adossées à des anticipations d’impôts nationaux, ne circuleraient qu’à l’échelle nationale, conjointement avec l’euro ; elles ne seraient convertibles en euros que de manière limitée dans le temps et dans l’espace (elles seraient totalement inconvertibles en dehors de la zone euro) bien que maintenues à la parité avec l’euro qui resterait ainsi l’unité de compte commune à l’ensemble des monnaies européennes.

Une telle stratégie a deux avantages essentiels à mes yeux. D’une part, elle permet de traiter simultanément la question des déficits jumeaux en réduisant d’un côté la dette publique, du fait que la monnaie nationale assure le financement de la dette flottante [11] dans le cadre d’un circuit du Trésor restauré, et en améliorant de l’autre le solde des échanges extérieurs par la réduction des importations et la relocalisation de la production (et non pas par la recherche d’une augmentation des exportations grâce à un surcroît de compétitivité externe). Cette stratégie s’inscrit par là également dans la perspective d’un développement d’économies moins carbonnées en suscitant une relocalisation des activités productives, de même qu’elle réouvre la voie à une production de services publics et sociaux par la réduction de la répression monétaire actuelle.

D’autre part, le dispositif envisagé est techniquement facile à mettre en place pour faire face en urgence à la nécessité de combattre les effets dépressifs des politiques d’austérité budgétaire. Il présente en outre l’avantage de pouvoir être décidé à l’échelle nationale sans attendre les résultats de complexes, difficiles et incertaines négociations intergouvernementales à l’échelle de la zone euro concernant son gouvernement politique, son ressourcement par des impôts qui lui soient propres et l’institution d’un véritable fédéralisme budgétaire. Ainsi il serait possible d’éviter aussi bien le chaos économique associée à la dépression vers laquelle l’ensemble de la zone euro est entraînée par les politiques actuelles, que le chaos politique qui serait associé à son éclatement par contagion en cas de défaut sur sa dette souveraine d’un Etat-membre combiné à sa sortie de l’euro.

J’ajouterai que les stratégies polaires - euro versus monnaie nationale - sont construites sur la base d’une conception occidentale de la monnaie héritée du XIXe siècle et qu’on peut considérer comme surannée car étroitement liée à la forme westphalienne (datant du XVIIe siècle) de l’Etat territorial unitaire, entièrement souverain et ne partageant donc aucune compétence avec d’autres Etats similaires. Cette conception, manifestement inadaptée au cas de l’Union européenne, veut que la monnaie circulant sur un territoire soit nécessairement unique, parfaitement fongible, et gérée sur la base d’un ordre hiérarchique vertical de pouvoirs. En revanche la stratégie de fédéralisme monétaire trouve ses fondements rationnels dans une théorie institutionnelle de la monnaie qui ne la réduit pas à une invention du capitalisme ou de l’Etat territorial occidental [12] ; elle prend corps dans l’observation et l’analyse sociologiques d’expériences historiques et anthropologiques montrant le caractère universel des phénomènes de pluralité monétaire et le rôle crucial de la complémentarité entre monnaies dans la constitution des systèmes monétaires des sociétés qui ne sont pas soumises à la loi d’un Etat territorial unitaire [13]. Ainsi, y compris dans le monde occidental et malgré la répression politique qu’elles y ont subie, a-t-on pu observer des expériences de fédéralisme monétaire dans des fédérations comme les Etats-Unis et l’Argentine : c’est notamment le cas des tax anticipations scrips émis dans les années 1930 par un grand nombre de municipalités étatsuniennes dont les plus importantes [14], et des émissions de bonos de cancelacion de deudas par les provinces argentines dans les crises qui ont frappé l’Amérique latine dans les années 1980 et 1990 [15].

Le caractère inédit de l’architecture institutionnelle de la zone euro et sa crise actuelle montrent en fait que la pensée économique dominante qui conçoit la monnaie d’une manière unifiée et purement instrumentale – qu’il s’agisse d’un instrument du pouvoir public ou d’un instrument des marchés - doit être profondément révisée. En effet, c’est cette pensée qui empêche les gouvernements européens de tirer les leçons de l’histoire des crises monétaires et les conduit à répéter les erreurs passées. Plus précisément, la théorie mainstream ne permet pas de comprendre pourquoi une monnaie inspire ou non confiance, car pour elle le rôle de la confiance dans la viabilité et la stabilité d‘un système monétaire reste marginale. Certes on parle aujourd’hui beaucoup en haut lieu de la crise de confiance qui frappe l’euro, mais en la réduisant à un problème de « crédibilité » des Etats vis-à-vis des investisseurs. Or, créer de la confiance dans une monnaie ne peut se faire que si on comprend que la monnaie fait partie des institutions sociales et n’est pas seulement un instrument de règlement des transactions. Pour qu’on ait confiance dans une monnaie, les principes d’organisation et les effets distributifs de cette monnaie doivent être cohérents avec les principes constitutionnels et les valeurs et normes de justice qui fondent la communauté politique dans laquelle la monnaie en question est reconnue et fonctionne comme monnaie.

Une telle compréhension de la monnaie a manqué aux concepteurs et architectes de l’euro, et nous en voyons les conséquences aujourd’hui. Dès le début, des voix critiques observaient que l’Union économique et monétaire (UEM) courait deux lièvres à la fois. Elle cherchait à inscrire l’Union dans la globalisation financière en faisant de l’euro une monnaie de réserve alternative au dollar, tout en espérant qu’il renforcerait, à plus long terme, l’union politique entre Européens. Or les systèmes de valeurs et les imaginaires qui fondent ces deux projets sont contradictoires. D’un côté il y a l’idéal économique radicalement individualiste de la société commerciale internationale, de l’autre celui d’un projet commun territorialisé, la volonté de constituer une communauté politique. Le premier veut une monnaie « unique » purement marchande, déterritorialisée, affranchie de tout lien avec la communauté politique qu’elle est censée servir, émise uniquement pour régler des dettes commerciales ; le second vise une monnaie « commune », autrement dit une unité de compte unique qui unifie une pluralité de monnaies de paiement finançant non seulement des dettes commerciales mais aussi les dettes publiques et sociales.

Au bout du compte, aucun des deux projets n’a vraiment abouti. L’euro comme monnaie « unique », celle de la globalisation financière, ne peut inspirer confiance tant que le projet de la grande société commerciale n’a pas gagné l’adhésion des populations – objectif qui semble d’autant moins atteignable qu’il suppose l’homogénéisation d’un espace culturellement et linguistiquement divisé, et que la principale promesse portée par la monnaie unique, celle de la croissance, apparaît clairement désormais comme une promesse de gascon. En revanche un euro défini comme monnaie « commune » permettrait de transcender l’hétérogénéité de nos cultures inscrites dans nos langues tout en prenant acte de nos interdépendances. Mais cet euro devrait alors être envisagé comme une action collective impliquant l’ensemble des pratiques économiques effectives qui ne se résument jamais aux seuls échanges marchands et à des dettes contractuelles mais concernent également des échanges sociaux associés à des dettes tutélaires.


2.1. Dette marchande vs. dette sociale

Toute société est en effet un tissu social composé de droits et obligations réciproques ; de natures hétérogènes, ces droits et obligations peuvent prendre une forme monétaire et sont alors convertis par la médiation de la monnaie en créances et dettes commensurables. Ces dettes-créances n’en gardent pas moins des origines diverses : elles sont liées à des échanges marchands, mais aussi à des prélèvements centralisés et redistribués par des organisations collectives, à des dons entre humains comme à des puissances morales supérieures telles que Dieu ou la Nation. Les dettes-créances lient donc l’individu à la société par des liens qui ne sont pas purement contractuels, mais qui expriment aussi le devoir du souverain de protéger la population qui le reconnaît comme tel. On parle alors pour ces dettes de protection de dettes de vie entre des hommes mortels et des autorités considérées comme éternelles et sources de vie. Ce sont des dettes-créances tutélaires (authoritative debts) car non remboursables et non négociables ; on ne peut que les honorer par des paiements récurrents sans pouvoir s’en libérer en les réglant définitivement (sauf par la mort ou l’exil hors du groupe d’appartenance).

Dans l’Etat démocratique, la dette d’appartenance « tutélaire » a pris la forme protectrice d’une dette sociale, c’est-à-dire d’une obligation de protéger la population via la centralisation de paiements d’impôts et la redistribution de ceux-ci sous forme de dépenses sociales. Cette transformation historique s’est traduite par l’institution de l’Etat social et a accompagné la généralisation du salariat comme mode dominant d’intégration sociale. Les citoyens couverts par un système national de protection sociale sont ainsi devenus les nouveaux créanciers perpétuels de la dette publique. Ces citoyens se distinguent de deux manières des créanciers classiques de l’Etat libéral, tels les rentiers inscrits dans le grand livre de la dette publique au XIXe siècle, ou ceux que sont aujourd’hui les détenteurs anonymes de la dette « souveraine » contractée sur les marchés financiers. D’une part en effet, la dette sociale est une dette tutélaire dont l’Etat démocratique, fondé sur la souveraineté du peuple, n’a qu’une maîtrise partielle et qu’il n’est donc pas en mesure d’éteindre car, en tant que dette mutuelle du peuple à l’égard de lui-même, elle émane du corps social, de la société civile et non de l’Etat. Les créanciers de la dette sociale en sont aussi les débiteurs ; ils la financent eux-mêmes par l’impôt et/ou la cotisation sociale, tandis que la dette « souveraine » est l’expression d’un financement par l’emprunt et d’un refus de l’impôt de la part des classes rentières. La dette sociale est l’expression d’une pacification du corps social ; a contrario la dette publique libérale a toujours tiré sa justification de ce qu’elle serait le seul moyen efficace pour financer la guerre et plus généralement la puissance de l’Etat. D’autre part, la dette sociale n’implique pas seulement comme la dette financière dite souveraine un groupe social particulier tirant ses revenus de l’exploitation financière de la puissance publique ; elle concerne l’ensemble de la population dès lors que la couverture sociale est généralisée. Elle est donc la dette tutélaire la plus apte à fonder en légitimité et en crédibilité financière un ordre politique démocratique, et a fortiori un ordre politique fédéral.

Une fois élargie la notion de dette au-delà des dettes contractuelles de type marchand, le problème du manque de foi sociale dans l’euro apparaît plus clairement : il vient pour l’essentiel du fait que la doctrine monétaire qui a présidé à sa création l’a dépouillé de son caractère public pour en faire une monnaie émise à la seule initiative des banques commerciales privées, aveugles aux dettes d’appartenance protectrices. L’inscription de l’euro dans la globalisation financière a eu en effet pour corollaire l’interdiction faite aux Etats-membres, mais aussi à l’Union elle-même, d’émettre leurs propres moyens de paiement tout comme de placer des obligations du Trésor directement à la Banque centrale. Cette interdiction était déjà partiellement en vigueur dans la plupart des pays membres, mais le mouvement a pris une nouvelle dimension avec la construction de l’UEM : les circuits (réseaux) bancaires des Trésors publics qui permettaient aux Etats d’émettre de la monnaie à partir de dépôts des ménages et des entreprises ont été proscrits, et même le rachat des titres publics sur le marché secondaire (auprès des banques privées) a été banni lui-aussi en principe.

Il aura fallu attendre la phase actuelle de la crise financière pour que la BCE s’oblige à certaines mesures « exceptionnelles », affirmant par là-même le caractère « souverain » de son pouvoir à l’échelle européenne [16]. Mais ce qu’a surtout mis en évidence cette seconde phase, c’est l’ampleur du déficit éthique de confiance dans l’euro et, face aux attaques des marchés financiers, l’incapacité renouvelée des dirigeants européens à penser la nécessité de fonder l’Union politique sur une dette tutélaire vis-à-vis des peuples européens. Le manque de solidarité dont ont fait preuve à cette occasion les Etats-membres les uns vis-à-vis des autres [17], et la résistance de la BCE à refinancer les dettes publiques de ceux qui étaient en position critique, n’ont laissé aucun doute sur ce point. En même temps, la détermination des Etats à honorer intégralement, y compris aux dépens de leurs dettes sociales, leurs dettes souveraines quelle que soit leur légitimité et quel qu’en soit le coût, a aggravé leur situation économique et budgétaire et donc leur endettement, enclenchant de la sorte le cercle vicieux de politiques de rigueur sans cesse renouvelées et approfondies, les entraînant dans un puit sans fond. Ainsi n’a pu que s’approfondir la perte de « foi sociale » dans l’euro, sans pour autant que sa crédibilité au yeux des opérateurs des marchés financiers ne s’améliore véritablement.


2.2. La perte de foi sociale dans l’euro

Vu qu’il s’agit d’une question décisive pour l’avenir de l’euro, il me faut préciser brièvement comment la théorie institutionnelle de la monnaie que je privilégie ici conceptualise la question de la confiance. Depuis la suppression de l’étalon-or, les monnaies de crédit privées émises par les banques sont liées par et ancrées dans une monnaie publique dont la valeur est purement conventionnelle. La pérennité d’un tel système monétaire ne tient que par la confiance aveugle qu’inspire cette monnaie publique (la monnaie centrale émise désormais par les Banques centrales), simultanément unité de compte et moyen de paiement. Cette confiance ne se réduit pas au credible commitment de l’Etat vis-à-vis des marchés car elle doit englober le peuple des usagers de la monnaie dans son ensemble ; elle est de nature complexe mais on peut la décomposer en trois formes : méthodique, hiérarchique et éthique [18].

La confiance méthodique (confidence en anglais) relève du comportement mimétique des usagers de la monnaie : un individu accepte une monnaie parce que les autres font de même. Mais cette acceptation au quotidien est fragile car le doute peut facilement s’installer ; elle ne tient que si elle repose sur une confiance hiérarchique (credibility) qui trouve sa source dans la protection de la valeur de la monnaie publique apportée par les « autorités monétaires ». Enfin, les formes méthodique et hiérarchique de la confiance doivent elles-mêmes être adossées à une confiance éthique (trust) qui repose sur la conformité des règles régissant l’émission et la circulation d’une monnaie avec le système des valeurs et normes de justice constitutives de la société qui reconnaît cette monnaie comme sienne.

Selon cette perspective théorique, je l’ai déjà suggéré, la crise de l’euro apparaît surtout comme une crise de confiance éthique, même si après plus de dix années d’existence de l’UEM, la confiance dans l’euro apparaît encore mal établie dans toutes ses dimensions [19]. Créé concomitamment à un durcissement des politiques de privatisation, de restriction de la protection sociale et de rigueur salariale, avec exacerbation des inégalités sociales et réapparition d’une pauvreté de masse, l’euro n’a au quotidien pas cessé d’être ressenti comme facteur d’une inflation dissimulée et de perte du pouvoir d’achat, et comme profitant quasi exclusivement aux forces sociales et aux puissances politiques dominantes au sein de l’Union. Le manque de légitimité démocratique de la BCE et sa politique étroitement limitée à la stabilisation d’un indice des prix à la consommation à la légitimité contestée, ont de leur côté miné les bases de la confiance hiérarchique. Ce manque de confiance est certes le fruit d’incohérences institutionnelles présentes dès le lancement de l’UEM et que la crise financière de 2008 n’a fait que dévoiler en les exacerbant. Mais celles-ci ne font elles-mêmes qu’exprimer le conflit de valeurs relaté plus haut quant à la nature du projet européen.

Par conséquent, c’est au niveau éthique de la nature de ce projet qu’il faut chercher la cause ultime de la crise politique, économique et sociale actuelle, et donc le point de départ de sa solution. C’est précisément à ce niveau que s’ancre la stratégie de fédéralisme monétaire que je défends ici et qui est fondée dans l’idée que la double crise des dettes souveraines et des dettes privées ne saurait être résolue pacifiquement sans que soit rendue à la monnaie son adossement aux pouvoirs publics responsables des dettes sociales, ce qui implique de redonner aux Etats la capacité d’émettre une monnaie gagée sur des anticipations d’impôts et garantie par leurs recettes fiscales. La récente promesse par la BCE d’un rachat des dettes souveraines sans limites a priori sur les marchés secondaires, mais pleinement discrétionnaire et étroitement conditionné à l’adoption de programmes drastiques d’ajustement structurel supervisés par le FMI, ne résout absolument pas le problème de fond qui est l’enfermement de l’économie européenne dans une spirale dépressive du fait de sa soumission au pouvoir de la finance internationale. Bien au contraire, elle conforte voire exacerbe, en le rendant encore plus assujettissant et disciplinaire, le système actuel d’endettement des Etats auprès d’un système bancaire et financier maintenu pratiquement en l’état – sans ajustement structurel quant à lui malgré sa faillite en 2008 - alors qu’il n’a pas cessé de manifester son caractère prédateur et déstabilisateur de l’économie productive et des finances publiques. Ce type de mesure ne fait que reproduire les « recettes » qui dans les années 1980 et 1990 ont conduit l’Amérique latine à des crises répétées et de plus en plus dramatiques [20].

3. Adapter le régime monétaire européen à l’état de l’Union : principes du fédéralisme monétaire

Avant de présenter les principes du fédéralisme monétaire tel que je le conçois, il me faut préciser qu’il ne s’agit pas là d’une solution exclusive et suffisante pour fonder la confiance dans une monnaie européenne dans une croyance universellement partagée de son caractère irréversible. En effet sur le long terme l’institution fondamentale à cet égard est celle d’une citoyenneté sociale européenne. En effet pour inspirer véritablement confiance aux Européens, l’euro devra être ancré dans une dette sociale mutualisée prenant la double forme d’une reconnaissance de droits sociaux transnationaux et d’une fiscalité propre au gouvernement européen et permettant d’en financer la mise en œuvre effective. Dans le contexte économique et politique actuel et compte tenu de l’obstacle structurel que constitue la pluralité linguistique pour l’émergence d’une citoyenneté commune, la voie qui y mène ne peut être qu’étroite et longue [21]. Cela rend d’autant plus cruciale la responsabilisation du niveau européen de gouvernement en matière de dette sociale ; celle-ci est seule à même de fournir à l’UE et à l’euro un ancrage démocratique de leurs relations aux populations rassemblées sous leurs noms. L’institution d’une citoyenneté sociale européenne est sans doute en effet le processus de fondation politique de l’Union qui ferait le moins violence au génie européen et à la variété de ses imaginaires institués [22]. Conjointement à l’euro, elle me paraît être au cœur d’une possible définition d’un lien d’appartenance à la société politique européenne qui ne soit pas de type national, mais au contraire référé à des droits transnationaux. Elle est ainsi à même de surmonter les obstacles posés par l’hétérogénéité linguistique et culturelle de l’UE à la construction de ce lien d’appartenance.

Mais cette citoyenneté sociale européenne n’est pas pour demain car son développement suppose une sortie de la répression monétaire des pouvoirs publics et un fédéralisme budgétaire, réformes qui ne sauraient voir le jour que si tous les pays de l’Union s’accordaient à leur sujet au terme de longues négociations. Or l’histoire récente montre que ces questions ne sont absolument pas aujourd’hui sur les agendas des Etats membres. L’époque est bien plutôt au détricotage de la protection sociale publique dans l’ensemble des pays européens qui font de plus en plus « défaut sur leur dette sociale » [23] afin d’honorer leur « dette souveraine ».

Dans ce contexte le fédéralisme monétaire présente l’intérêt d’être mobilisable, quant à lui, sans attendre pour réduire les effets de la monnaie unique en l’absence de fédéralisme fiscal ; il peut être institué à partir de décisions propres à un ou plusieurs Etats membres et qui n’impliquent donc pas la totalité des pays de la zone euro [24]. Certes les modalités de sa mise en œuvre devraient être en tout état de cause expliquées et négociées avec les autres membres de l’Union, mais les Etats-membres plongés dans de graves récessions et contraints de « faire défaut sur leurs dettes sociales » en sacrifiant notamment leurs services publics, sanitaires et sociaux ont la possibilité de prendre l’initiative et d’innover sans attendre les réactions des institutions européennes.

L’Union européenne étant fondée sur les principes de subsidiarité et de géométrie variable, la question de la constitutionnalité de monnaies complémentaires à l’euro émises par certains Etat membres ne pose pas d’ailleurs de problèmes insolubles. Par exemple le droit de certains Etats-membres de la zone euro à émettre des monnaies « locales » pourrait faire l’objet de Protocoles spéciaux adjoints aux Traités en vigueur, du type de ceux existant déjà en grand nombre et fixant dans différents domaines des exceptions par rapport à la règle générale ou des règles spécifiques – hors du droit commun - pour divers Etats-membres comme le Royaume-Uni, le Danemark, la Pologne, etc. [25].

Il existe également la possibilité de ne pas les afficher comme des monnaies à part entière et dotées d’un cours légal, mais de les présenter comme de simples bons (ou titres de crédit) du trésor à court terme émis directement dans le public. Il ressort en effet des expériences historiques que pour résoudre les problèmes juridiques et constitutionnels qu’elles peuvent poser, ces monnaies ont souvent été qualifiées non pas de « monnaie » au sens légal, mais de « bons d’anticipation d’impôt » à l’instar des « tax anticipation scrips » américains de l’entre-deux-guerres, ou de « bons de règlement des dettes » tels que les « bonos de cancelacion de deuda » émis par les provinces argentines dans les vingt ultimes années du siècle dernier [26].

Enfin, les Etats débiteurs du sud disposent d’une certaine force de dissuasion, et donc d’un pouvoir de négociation, vis-à-vis de leurs créanciers du nord, vu les conséquences sur ces derniers qu’auraient leurs éventuels défauts sur leur dette souveraine et non plus sur leur dette sociale.

Après ces brèves considérations stratégiques, j’en viens aux principes de ce que pourrait être un fédéralisme monétaire à mobiliser dans l’urgence pour enrayer la spirale dépressive dans les pays du sud de la zone euro. Je commencerai par la justification théorique et la rationalité d’un tel dispositif monétaire en contexte fédéral. Puis je rentrerai dans une description succincte de ses formes empiriques possibles, inspirée de l’analyse de cas existants.


3.1. Fédéralisme politique, fédéralisme monétaire

Le fédéralisme peut être défini comme une manière de configurer un ordre politique sur la base d’une hiérarchie de valeurs et non, comme dans un Etat unitaire, sur la base d’une hiérarchie de pouvoirs (avec concentration de tous les pouvoirs au sommet). Un gouvernement fédéral n’est pas supérieur en pouvoir aux gouvernements fédérés, car il n’a pas le monopole des compétences politiques ; dans leurs domaines propres de compétence, les entités fédérées sont supérieures en pouvoir au gouvernement fédéral. En revanche, celui-ci est en charge des compétences supérieures en valeur qui fondent la fédération, à savoir assurer la paix interne entre les entités fédérées et agir au nom de celles-ci à l’extérieur. Dans un ordre politique fédéral, il n’y a donc pas de pouvoir souverain au sens strict. La souveraineté relève de l’autorité, c’est-à-dire d’une institution séparée, sans pouvoir exécutif et aux décisions de laquelle les pouvoirs fédéral et fédérés doivent s’auto-soumettre, sous peine de voir la fédération se dissoudre. Cette autorité est un tiers placé en position de souveraineté au dessus de tous les pouvoirs. Elle est au fondement du pouvoir judiciaire – la Cour Suprême ou constitutionnelle – qui dispose de l’autorité nécessaire pour régler les conflits de pouvoirs entre les divers ordres de gouvernement.

C’est là une structure générale du fédéralisme politique qui vaut aussi pour l’ordre monétaire : édicter le système et l’unité de compte, maintenir son unicité, sont des compétences d’ordre fédéral, c’est-à-dire supérieures en valeur à celles d’émettre et faire circuler des moyens de paiements qui, quant à elles, peuvent être partagées et décentrées. Les monnaies de paiement circulent dans des sphères de transactions et des réseaux d’émetteurs multiples (bancaires ou autres) mais qui sont fédérés par la médiation du système commun (fédéral) de compte. Quant à l’autorité monétaire, elle ne relève ni du pouvoir fédéral de fixer la monnaie de compte, ni des pouvoirs fédérés d’émettre des monnaies de paiement, car elle émane du « peuple » des usagers de la monnaie qui est le vrai souverain en la matière ; c’est en effet lui qui décide de l’avenir des monnaies de paiement comme de compte, en les acceptant ou en les refusant. Ce « peuple » des usagers de la monnaie peut en arriver à déléguer sa confiance à un pouvoir indépendant doté de l’autorité nécessaire pour régler les conflits entre émetteurs de monnaies et stabiliser l’unité de compte. Ainsi la Banque centrale fédérale (cas allemand) ou un Conseil de banques centrales fédérées (cas des Etats-Unis) est l’équivalent en matière monétaire de ce qu’est la Cour suprême en matière juridique : ce sont des instances d’autorisation qui, dans leurs domaines respectifs, possèdent la capacité d’arbitrer les conflits entre pouvoirs et auxquels les divers gouvernements doivent s’auto-soumettre.

On retrouve dans ce triptyque constitutif de l’ordre monétaire la structure ternaire de la confiance exposée précédemment : la confiance méthodique située au niveau de la pluralité des paiements (niveau inférieur en valeur des pouvoirs émetteurs fédérés), la confiance hiérarchique fondée sur l’unification des comptes (niveau supérieur en valeur du pouvoir fédéral), la confiance éthique fondée sur les valeurs et normes d’appartenance à un même corps politique, à un même peuple souverain, à une même communauté de compte et de paiement.

Instaurer un fédéralisme monétaire n’est donc pas a priori plus complexe qu’instaurer un fédéralisme politique. Bien au contraire, car la monnaie, considérée en tant que médium symboliquement généralisé de communication, est une médiation, un lien social beaucoup plus simple à instituer qu’une communauté politique, ce que nous montre précisément le contraste entre la relative facilité avec laquelle l’euro a été institué et la grande difficulté qu’a l’Union européenne à se constituer en une véritable fédération. Encore faut-il, pour que l’euro perdure, qu’il ne prétende pas se substituer à la communauté politique qu’il ne fait que symboliser ou simuler, tant qu’il n’est pas ancré dans un sentiment d’appartenance à un groupement politique pouvant légitimement prétendre à la pérennité.


3.2. Le fédéralisme monétaire en pratique : des monnaies complémentaires sous forme de bons d’anticipation d’impôts

Au plan empirique comme au plan théorique, le fédéralisme monétaire tel que je l’ai évoqué jusqu’à maintenant, c’est-à-dire en tant qu’il concerne la monnaie publique dans un contexte de fédéralisme politique en gestation, suppose une rupture avec le monopole bancaire privé sur l’émission de monnaie. Mis en œuvre dans le cadre européen actuel, un tel dispositif monétaire devrait en effet conduire à la circulation simultanée de l’euro en tant que monnaie commune de compte et de paiement, relevant des autorités monétaires européennes, et de monnaies fiscales complémentaires relevant des autorités publiques nationales. Ces dernières seraient essentiellement des monnaies « populaires », émises sous forme de billets de petite dénomination et destinées à régler d’abord les achats domestiques correspondant aux besoins de base des ménages, vu qu’il n’y a nul besoin d’avoir recours exclusivement à une monnaie multinationale telle que l’euro pour se faire. L’euro, monnaie fédérale commune, bien que « all purpose money » valable sur tout le territoire de l’Union, ne serait plus, quant à lui, utilisé que pour régler les transactions de montant plus important, les transactions à l’échelle européenne, et comme monnaie d’épargne [27].

Du côté finances publiques, la toute première fonction de la monnaie fiscale nationale serait d’octroyer à l’Etat-membre qui y aurait recours un crédit à court terme qui lui permette d’assurer la pérennité de ses fonctions en payant partiellement les salaires de ses fonctionnaires, les dividendes de sa dette sociale (les prestations sociales) et les dettes contractées auprès de ses fournisseurs. Tout pouvoir public [28] disposant de ses propres bases fiscales a en effet la capacité d’émettre sa propre monnaie « fiscale », ses recettes fiscales de demain (recettes anticipées) lui servant de garantie pour une injection monétaire aujourd’hui. Si cette monnaie est libellée dans l’unité de compte fédérale et si tout est fait, au plan institutionnel, pour maintenir sa parité avec celle-ci, elle devient une monnaie complémentaire et non plus concurrente à la monnaie fédérale, circulant de concert avec elle sur le territoire contrôlé par l’Etat émetteur où circulent déjà de concert une pluralité de moyens de paiement bancaires. Sous cette forme en effet, la pluralité des moyens de paiement sur le territoire d’un Etat-membre ne menace en aucune façon l’unicité du système fédéral de compte [29].

En d’autres termes, il s’agit de renouer avec le fonctionnement d’un circuit du trésor public mobilisant son crédit auprès des particuliers et des entreprises pour émettre des bons utilisables pour régler les dépenses publiques, et dont la valeur est garantie par un engagement public de leur acceptation en retour, à leur valeur nominale, pour le paiement d’impôts et autres prélèvements. Mais pour qu’il y ait crédit, encore faut-il que ces bons, dont la liquidité serait potentiellement identique à celle de la monnaie manuelle fédérale (euros billets), ne reviennent pas instantanément dans les caisses du trésor du fait que leurs détenteurs réclament leur conversion immédiate. Il convient donc qu’ils ne soient convertibles à la parité que sous certaines conditions et notamment avec certains délais.

Les citoyens des Etats ont en fait de bonnes raisons d’accorder à leur gouvernement national le crédit à court terme que représenteraient ces bons d’anticipations d’impôts dans la mesure où, du fait qu’ils financent la dette flottante, ils permettent de réduire la dette souveraine et, par conséquent, facilitent le maintien en fonctionnement des services publics et sociaux. En période de récession, ils ont également le potentiel de redynamiser l’économie locale et, de ce fait, ont toute chance d’obtenir le soutien des entrepreneurs et commerçants nationaux. En contrepartie, les gouvernements nationaux qui voudraient profiter réellement et durablement de ces facilités monétaires, auraient à construire et à maintenir la confiance dans les bons - et donc à en assurer la valeur au pair vis-à-vis de l’euro - en tenant compte notamment de leur circulation et convertibilité limitées par rapport à celles de l’euro.

De tels bons sont tout particulièrement aptes à répondre dans l’urgence à une crise monétaire et financière aiguë du type de celles qui frappent actuellement les pays du Sud de la zone euro. Le fait que les Etats de ces pays souffrent d’une crise de liquidité tout à fait comparable à celle qu’a connue le régime argentin de currency board à partir de 1998 jusqu’à son éclatement en janvier 2002 l’indique [30]. En Argentine, en effet, c’est la mobilisation par un grand nombre de provinces de dispositifs monétaires de ce type qui a permis, entre 2001 et 2003, que la dépression de l’économie argentine, occasionnée par la contraction de la masse monétaire disponible pour alimenter l’économie productive et la demande des ménages, soit stoppée, les monnaies provinciales représentant à leur point culminant 40% de la base monétaire du pays [31].

Cette parenté de situations explique d’ailleurs que des monnaies complémentaires aient émergé à l’échelle locale en Grèce, tel le « TEM » mis en circulation dans la ville de Volos, ou en Italie avec le Napo à Naples. Mais ces initiatives locales bien qu’utiles ne sont pas, vu l’ampleur de la crise, à la hauteur de la situation, et il appartient aux Etats nationaux en difficulté de développer des initiatives qui leur soient propres en récupérant, au nom de la nécessité et de l’urgence, la capacité de mener des politiques monétaires dans les limites de leur territoire, tout en respectant la contrainte de maintien à la parité de leurs bons vis-à-vis de l’euro.


3.3. Une politique fiscale responsable pour assurer la convertibilité au pair et réussir l’émission

Une monnaie fiscale est, on vient de le voir, un crédit de court terme quasi-gratuit et donc moins cher que celui qu’offrent les marchés financiers. Elle permet aux Etats qui y ont recours de réduire le coût de leur dette flottante en même temps qu’elle leur donne les moyens de maintenir un fonctionnement correct des services publics (en maintenant les niveaux de salaires des fonctionnaires et en les payant sans retard). Mais, ce faisant, elle va être aussi naturellement appelée à être mobilisée pour un deuxième objectif plus ambitieux : celui de devenir un moyen de paiement à part entière, une monnaie complémentaire circulant durablement au sein de l’économie nationale, en parallèle avec la monnaie fédérale commune.

Les monnaies ainsi créées sous forme de bons, précisément parce que leur circulation est restreinte au territoire national, sont également en effet douées de la capacité de relancer l’activité dans une économie nationale souffrant de la récession et du sous-emploi. Aussi la mise en circulation de bons publics est-elle justifiée circonstanciellement par le fait que la crise financière atrophie la dynamique de l’offre entrepreneuriale de projets productifs et, par conséquent, de crédit bancaire. On ne peut plus compter sur les banques commerciales pour assurer leur fonction d’émission monétaire et, face à une offre anémique, l’émission d’une monnaie fiscale est nécessaire pour activer le canal de la demande. Comme l’a parfaitement énoncé John R. Commons en 1934, au cœur de la grande crise aux Etats-Unis :

« Si l’on veut augmenter le pouvoir d’achat du travail, les chômeurs doivent être mis au travail par la création d’une monnaie nouvelle, et non pas par un transfert du pouvoir d’achat existant des contribuables aux travailleurs (…) ou encore par un endettement de l’État, lequel ne fait que transférer les investissements mais ne les augmente pas. Cette nouvelle monnaie ne peut pas être créée ni émise par des banquiers, qu’ils agissent au nom de banques commerciales, de banques d’investissement ou de banques centrales ; en période de dépression, les marges de profit ont disparu, et il n’y pas d’hommes d’affaires prêts à coopérer avec des banquiers pour créer de la nouvelle monnaie en empruntant. Si on veut créer une demande de consommation, dont les ventes des entrepreneurs dépendent, c’est l’Etat lui-même, passant complètement par dessus l’ensemble du système bancaire qui doit créer la nouvelle monnaie en rétribuant directement les chômeurs, soit sous forme de secours, soit en mettant en œuvre des travaux publics, comme il le fait en période de guerre. Cette nouvelle monnaie doit en outre aller également aux fermiers, aux établissements marchands, et à pratiquement toutes les entreprises ainsi qu’aux salariés, car ce sont eux tous qui créent la demande globale de consommation.” (Commons, 1934-1990, pp. 589-90, souligné par moi).

Certes ces émissions seront décriées par les libéraux comme étant inflationnistes, mais le dispositif – qui revient à un prêt de court terme accordé par les citoyens aux pouvoirs publics – n’a pas plus de raisons d’être inflationniste que le régime monétaire actuel, où les Etats empruntent sur le marché secondaire et sont donc indirectement la source d’une émission monétaire par les banques. Il ne s’agit pas de monétiser la dette publique (la dévaloriser via l’inflation) mais de se doter d’un outil pour une politique monétaire autre que récessive et qui ne soit pas exclusivement favorable aux seuls intérêts financiers et rentiers. Néanmoins les Etats-membres de la zone euro qui récupéreraient le droit d’émettre de la monnaie au même titre que les banques, auraient à construire la confiance dans leur monnaie non seulement en l’instituant comme un moyen de s’acquitter des impôts, mais aussi en en stabilisant la valeur à la parité avec l’euro. En effet, dès lors que la monnaie fiscale nationale serait acceptée dans la circulation marchande non seulement à proportion de la masse d’impôts dont elle permettrait de se libérer, mais comme monnaie destinée à rester en circulation et à alimenter les échanges et la production, ce deuxième mode d’ancrage de sa valeur nominale serait nécessaire pour régler le volume de son émission.

Dit autrement, pour sortir de la situation contreproductive et antisociale d’austérité actuelle, un usage économiquement proactif de monnaie fiscale nationale est crucial ; les bons publics doivent être utilisés pour arrêter le cercle vicieux de l’enfermement dans la dépression. Mais cela requiert qu’ils soient acceptés en confiance et donc que cette confiance soit construite. Pour qu’une monnaie fiscale nationale soit acceptée de manière routinière par la population (confiance méthodique), des négociations avec le secteur privé marchand sont nécessaires : les expériences dont on a connaissance montrent que dans une économie déprimée, la population et le petit commerce y sont d’emblée favorables car ils y voient clairement un supplément de pouvoir d’achat [32], tandis que le grand commerce, surtout s’il est sous contrôle d’entreprises multinationales, est le plus souvent réticent et doit être affronté avec une volonté politique forte. La confiance hiérarchique par ailleurs est intrinsèquement soutenue par l’adossement de la monnaie à la fiscalité. Reste enfin à assurer la confiance éthique qui, dans un cadre de fédéralisme monétaire, relève du respect par le trésor du cadre fédéral plus large dans lequel il s’insère, ce qui implique un engagement de sa part à limiter l’émission de bons de telle sorte que la parité entre ceux-ci et la monnaie fédérale commune soit assurée.

Ainsi pour faire accepter comme moyen de paiement circulant par delà le paiement des impôts une nouvelle monnaie fiscale nationale, l’Etat-membre qui l’émettrait n’aurait pas d’autres solutions que de garantir sa convertibilité à parité ou quasi-parité en euro. En pratique en Argentine, sauf exception, cette nécessité a conduit à la mise en place de dispositifs bancaires assurant une conversion effective à la parité, conversion qui était néanmoins soumises à des conditions de temporalité pour l’ouverture des droits à conversion.

L’éthique du fédéralisme monétaire veut en fait que la relation entre la monnaie fédérale commune et les monnaies fiscales décentralisées soit une relation de complémentarité et non de concurrence, ce qui est assuré par le fait que celle-là est maintenue comme unité de compte commune de celles-ci. Dit autrement, dans le fédéralisme monétaire, « l’unité dans la diversité » de toute zone monétaire associée à une communauté politique de type fédéral tient au fait que les différents moyens de paiement qui y circulent partagent la même unité de compte. Multiplier les unités de compte pour les monnaies de paiement reviendrait en effet à fragmenter cette communauté politique [33]. C’est le point décisif : une monnaie fiscale émise par un Etat-membre, un drachme ou un escudo en euro par exemple, doit être aussi légitime et valorisé aux yeux de ses usagers que l’euro lui-même, la seule différence étant que la circulation de la monnaie nationale est restreinte à un territoire donné et n’a pas vocation à être épargnée.

La théorie économique standard évoque l’incertitude et les coûts de transactions comme arguments contre la pluralité monétaire, mais en fait nous opérons d’ores et déjà quotidiennement avec une grande variété de moyens de paiement parallèles (cartes bancaires, cartes de crédit, chèques, billets…). En réalité, la pluralité des moyens de paiement n’est ni problématique ni coûteuse tant que la confiance règne dans la convertibilité au pair entre ceux-ci (aux coûts de transaction près) ; les problèmes commencent lorsque les agents perdent confiance dans cette convertibilité et se mettent à calculer combien ils risquent de perdre dans le change, quels peuvent être les effets futurs des variations des taux de change, etc. Lorsque les commerçants se mettent à afficher des prix différents pour le même produit selon les types de moyens de paiement, anticipant une perte de valeur relative de l’un ou l’autre d’entre eux, c’est le signe que la pluralité monétaire est en crise et risque de dégénérer en fragmentation puis éclatement du système monétaire. Mais la pluralité monétaire – surtout en ce qui concerne les instruments de paiement – est en soi un état normal et donc viable de tout système monétaire disposant d’institutions assurant une confiance hiérarchique et bien fondé dans une confiance éthique.

L’accent mis ici sur le maintien à la parité de toutes les monnaies circulant dans l’espace d’une Union politique dotée d’une monnaie de compte et de paiement commune distingue le fédéralisme monétaire d’autres propositions pluralistes avancées actuellement et dans lesquelles les monnaies nationales nouvellement émises seraient aussitôt dévaluées par rapport à l’euro afin de rééquilibrer les comptes externes. Il est certes nécessaire de réduire les déséquilibres commerciaux entre les pays déficitaires et les pays excédentaires au sein de l’Union européenne, c’est même la seule solution durable aux tensions intergouvernementales actuelles. Mais il n’existe pas qu’une seule manière d’y parvenir qui serait accroître les exportations ; diminuer les importations conduit au même résultat. Aussi, bien que le fédéralisme monétaire tel qu’il est esquissé ici ne prétende pas résoudre entièrement le problème [34], il participe à la solution du fait qu’il offre aux territoires nationaux un outil de développement endogène incitant à la substitution des importations. Les monnaies fiscales nationales, par-delà leurs effets d’assainissement des finances publiques par réduction des dettes souveraines, permettent par leur circulation limitée géographiquement de « (re)conquérir » le marché intérieur, autrement dit de renforcer le tissu économique local et l’autosuffisance des territoires ; elles rendent moins nécessaires d’aller à la conquête de marchés extérieurs, par ailleurs en voie de rétrécissement du fait de l’austérité générale, au prix d’un renforcement d’une division du travail internationale déjà défavorable aux pays qui ont a priori le plus intérêt à émettre de telles monnaies nationales. En revanche prôner des monnaies parallèles à l’euro mais flottantes, c’est plaider pour le retour des dévaluations compétitives à l’intérieur de la zone euro, c’est vouloir réinstituer une concurrence entre monnaies faibles et monnaies fortes en son sein avec tout ce que cela impliquerait de confortation des rapports politiques et symboliques de domination prééxistants entre régions et Etats. Ou alors cela suppose que les Etats-membres soient prêts à coopérer et à transformer l’euro en un bancor à la Keynes. Mais alors pourquoi ne pas aussi supposer une coopération conduisant à un fédéralisme budgétaire permettant d’éviter de sortir de l’euro unique ?


3.4. Ingénierie de la mise en place

Plus concrètement, une monnaie fiscale nationale peut être injectée dans l’économie par les trésors nationaux, via le paiement partiel des salaires des fonctionnaires, des pensions des retraités et autres prestations sociales, ainsi que des dettes des fournisseurs des collectivités publiques. Dans un contexte récessif et d’austérité budgétaire radicale, l’alternative étant une baisse drastique de ces revenus du type de celle observable actuellement, ces divers groupes sociaux seront enclins à accepter cette monnaie qui représente pour eux un pouvoir d’achat supplémentaire et est dotée d’un pouvoir libératoire des impôts, ses « usagers » pouvant en outre la convertir en monnaie commune à la parité quoiqu’avec certaines restrictions (la conversion ne devrait être ouverte que sur des périodes de temps limitées, en fin de mois par exemple, afin que la monnaie émise garde son caractère de monnaie de crédit et puisse être recyclée dans les paiements de salaires et pensions).

Néanmoins, à la première échéance à laquelle la convertibilité au pair en monnaie commune sera ouverte – échéance cruciale pour l’établissement de la confiance –, la majeure partie de la nouvelle masse monétaire reviendra à l’Etat émetteur sous forme d’une demande de conversion en euro. Cette première demande doit être respectée sans faille grâce à un dispositif de conversion créé à cet effet. Presque aussi rapidement, une autre partie retournera à l’Etat sous formes d’impôts, tandis qu’une troisième partie, sans doute d’abord minime, restera en circulation. Les retours dans les caisses du Trésor pourront alors être à nouveau injectés dans l’économie par renouvellement des paiements partiels de salaires et autres dépenses publiques récurrentes. A chaque nouvelle ouverture d’une période de conversion assurée sans faille, les taux de retour (les demandes de conversion en euro) devraient baisser, se fixant progressivement au niveau des fondamentaux économiques, autrement dit des besoins de conversion dictés par les échanges avec le monde extérieur (importations, voyages, bourses d’études…) [35]. Peu à peu, l’influence exercée par les autres facteurs poussant à la conversion – comme la spéculation ou la précaution – devrait s’estomper et une part croissante de la nouvelle monnaie rester en circulation sans avoir à passer par l’épreuve de sa conversion effective en euro. La confiance méthodique dans la nouvelle monnaie devrait ainsi croître et renforcer le niveau général des échanges locaux.

En fait, la viabilité à long terme de ce type de monnaie se confond avec la légitimité de l’Etat émetteur : l’acceptation de la nouvelle monnaie annonce que l’Etat est désormais considéré comme capable d’assumer ses compétences souveraines en matière de services publics et sociaux, tout en restant enchâssé dans une société politique plus large symbolisée et activée par la monnaie fédérale commune. Un troisième effet positif du fédéralisme monétaire, pas moins important que la baisse du coût de la dette flottante et le renforcement de l’économie nationale, en découle : il tient au fait que dans un contexte politique fédéral, toute monnaie émise par un pouvoir politico-administratif oblige celui-ci à une politique fiscale et monétaire plus responsable. Par le double ancrage de sa monnaie – à la fois gagée sur ses propres recettes anticipées et maintenue à parité avec la monnaie fédérale commune – le pouvoir émetteur doit s’obliger lui-même à une discipline fiscale – c’est-à-dire s’attacher à bien récolter les recettes anticipées - et/ou monétaire – c’est-à-dire à n’émettre que de manière mesurée afin de ne pas compromettre la capacité de conversion effective à la parité de sa monnaie. Il a en effet tout intérêt à préserver la valeur de ses propres moyens de paiement : mener une politique inflationniste revient à réduire la valeur de ses recettes de demain et à miner la confiance dans sa monnaie, c’est-à-dire à scier la branche sur laquelle il est assis. Cette auto-discipline paraît particulièrement pertinente dans les pays où le taux de recouvrement des impôts est faible et l’évasion/corruption fiscale fréquente.

Conclusion

La crise de l’euro oblige à repenser en profondeur la politique monétaire européenne. Le fédéralisme monétaire qu’on a esquissé dans ce texte rend aux Etats une capacité de mener une politique monétaire propre sans faire voler en éclats la zone monétaire. Il est fondé sur l’idée que tout en préservant l’unité de la zone euro, chaque Etat-membre peut mettre en circulation sur son propre territoire une monnaie complémentaire, garantie par les recettes fiscales et maintenue à la parité avec l’euro. Cette monnaie parallèle est destinée à être une monnaie « populaire » émise sous forme de billets de petite dénomination et destinée aux achats quotidiens. L’euro transformé en monnaie commune continuerait d’être utilisé pour régler les transactions de montant plus important, les transactions à l’échelle européenne et servirait de monnaie d’épargne.

Le fédéralisme monétaire rompt donc avec le monopole bancaire privé sur l’émission de monnaie. Parallèlement à une monnaie commune de compte et de paiement, relevant des autorités monétaires européennes, il justifie l’existence de monnaies fiscales nationales complémentaires relevant d’autorités publiques nationales. Contrairement au rachat des dettes souveraines par la Banque centrale européenne qui conforte en fait le système failli encore en place, il apporte plusieurs réponses à la crise financière actuelle : il réduit la dette publique (dette flottante, effet multiplicateur), relance la demande par augmentation du pouvoir d’achat national, et diminue les déséquilibres extérieurs par une relance de l’économie nationale qui va de pair avec la restriction des importations.

Une monnaie fiscale décentralisée – qu’elle soit nationale, régionale ou locale, car il est parfaitement possible d’envisager une pluralité d’échelles d’émission, dès lors que celles-ci sont adossées à des recettes fiscales anticipées – est tout d’abord en effet un crédit de court terme moins cher que celui qu’offrent les banques et les marchés financiers. Mais elle peut aussi s’assigner un objectif plus ambitieux et devenir un moyen de paiement à part entière, une monnaie complémentaire circulant durablement au sein de l’économie locale, en parallèle à l’euro. Il faut alors qu’elle soit acceptée par la population et sa mise en place doit être négociée avec le secteur privé. Pour y parvenir, le gouvernement doit construire activement la confiance dans la nouvelle monnaie et maintenir sa valeur au pair avec la monnaie fédérale commune. Le troisième apport d’une monnaie fiscale dans un contexte fédéraliste est d’obliger l’Etat à une politique fiscale et financière plus responsable. Dès lors qu’il existe une monnaie supérieure fédérale, tout Etat émetteur de ses propres moyens de paiement a intérêt à en préserver la valeur : mener une politique inflationniste reviendrait à réduire la valeur de ses recettes de demain et à miner la confiance et la viabilité de sa monnaie, et donc à augmenter sa dépendance vis-à-vis des autorités et de la monnaie fédérales.

Plus fondamentalement, parler de fédéralisme monétaire c’est considérer que les principes d’organisation de la monnaie doivent être cohérents avec ceux qui fondent la communauté politique. Dans le cas de l’Union européenne, il s’agit de transposer sur le plan monétaire la vieille maxime « unité dans la diversité » et de reconnaître que la politique monétaire est un des outils dont les peuples souverains doivent pouvoir disposer, en cas de nécessité et urgence, pour protéger leur existence et s’inscrire dans la durée. Si l’Union européenne est destinée à devenir une fédération, celle-ci ne pourra être que multinationale et très probablement de type interétatique comme l’est le Canada, ou alors avec une très forte autonomie des Etats-membres comme en Suisse. Il ne faut pas alors s’interdire de penser que le fédéralisme monétaire puisse prendre un caractère structurel dans l’Union européenne en attendant que n’y émerge une citoyenneté sociale pleine et entière inclusive de ses périphéries méridionales et orientales, à rebours du dumping social qui s’y est imposé depuis le milieu des années 2000.

Instituer une monnaie fiscale nationale complémentaire à une monnaie fédérale commune et défendre sa parité est un exercice techniquement relativement facile mais politiquement difficile, comme le prouvent plusieurs expériences historiques. Car cela revient à tenter de refonder la gouvernabilité publique dans le contexte d’une crise de confiance dans les recettes usées de la « bonne gouvernance » néolibérale. Sa réussite dépend justement de la capacité des autorités émettrices de gagner la confiance de la population : une monnaie fiscale émise par un Etat ou une collectivité territoriale doit être aussi légitime que la monnaie commune elle-même.

Comme le montre entre autres l’exemple du bocade de la province argentine du Tucuman présenté en annexe, les critiques qui refusent les monnaies fiscales complémentaires comme non viables et inefficaces ne résistent pas à l’analyse des cas concrets. Si certaines expériences mal menées ont conduit à des échecs, ce n’est pas le cas des expériences les plus importantes. En réalité, la fragilité de ces dispositifs réside moins dans leurs caractéristiques intrinsèques que dans leur incompatibilité avec la pensée dominante dans le domaine monétaire. La difficulté de mettre en place une telle monnaie n’est pas d’ordre technique ou juridique. Le défi est idéologique mais aussi politique : il ne va pas de soi qu’un Etat frappé par la crise financière et déchiré par des conflits sociaux parvienne à réunir les conditions politiques nécessaires pour créer la confiance dans une monnaie fiscale de ce type, ni qu’il soit capable d’assumer une politique fiscale et monétaire responsable par la suite. La comparaison des différentes expériences montrent que les difficultés varient en fonction des conditions économiques objectives (taux d’endettement, de déficit extérieur, d’exportations, etc.) mais aussi des conditions politiques (légitimité des institutions, qualité des négociations collectives, etc.). Mais finalement, la responsabilité de leur succès ou de leur échec n’en revient pas moins aux acteurs eux-mêmes.

NOTES

[1Sur ce point, voir Théret, 2014.

[2Voir également Michel Aglietta (2011) : « (…) en dehors de la Grèce qui était un cas spécifique, l’Espagne et l’Irlande étaient, avant la crise financière de 2007-08, parmi les pays de la zone euro dont les dettes publiques étaient les plus basses et qui étaient capables de produire des excédents budgétaires. L’Italie avait certes une dette élevée, mais stable depuis la création de la zone euro, avec un faible déficit budgétaire et un excèdent primaire. (…) Les problèmes rencontrés par les finances publiques des pays occidentaux dans leur ensemble sont la conséquence de la crise financière qui a débuté en août 2007. Il y a une seule crise de la finance occidentale qui se déploie dans le temps et qui passe par des phases successives (souligné dans le texte) » (p. 5). « La spécificité de la crise des finances publiques dans la zone euro tient au cumul de la crise financière globale et de la divergence entre ses membres. A l’exception de la Grèce, les finances publiques ne se sont détériorées qu’à la suite des réponses apportées par les Etats pour éviter l’effondrement du système financier et pour empêcher que les économies ne sombrent dans la dépression » (p. 7).

[3Cela dit, les Etats-Unis ne sont pas à l’abri, à plus ou moins brève échéance, de ce même type de crise comme en témoigne le fait que les Treasury Bonds étatsuniens ne sont plus considérés désormais comme l’actif sans risque par excellence (baisse de leur note par les agences de notation, conflit entre le congrès et la présidence sur le plafond maximum d’endettement). Au sein des Etats-Unis la crainte d’un effondrement hyper-inflationniste du dollar suscite des projets monétaires alternatifs de la part de certains Etats fédérés. Il semble donc que l’Etat américain ne soit pas loin d’avoir aussi atteint les limites de son endettement (cf. Hummel, 2012).

[4« Les banques centrales ne jouissent pas toutes du même degré d’indépendance aujourd’hui. Le plus haut degré revient à l’Eurosystème, notamment en matière de restrictions au financement des Trésors, assises par le Traité qui les proscrit. La Fed l’est moyennement, par exemple du fait d’un mandat non unique de stabilité des prix. La Banque d’Angleterre l’est encore moins, dans la mesure où ses statuts confèrent à l’Echiquier un droit de réserve qui l’autorise à reprendre le contrôle de la politique monétaire en cas de « circonstances économiques exceptionnelles » et dans l’intérêt public. Enfin, si la Banque du Japon est légalement responsable de la valeur du yen et conduit les interventions de change, la frappe de monnaie est toujours sous la responsabilité du Ministère des finances, qui décide par ailleurs des interventions de change. (…) La Fed a acheté 900 Mds de dollars en bons du Trésor US (…) ; la banque d’Angleterre 198 Mds de Livres en Gilts (… ) ; la BCE, pour l’heure encore très peu de titres publics (74 Mds EUR,). Elle tente de résister au nom de son indépendance, ce qui ne l’a tout de même pas arrêté de se porter acquéreur de 60 Mds EUR d’obligations bancaires sécurisées, parfois adossées sur des crédits publics. » (Broyer et alii, 2011).

[5« (…) les handicaps de la zone euro sont aggravés par son hétérogénéité et par son absence de leadership politique entraînant une gouvernance économique globale insuffisante. Ce sont malheureusement des maux de longue durée qui sont un manque originel de la zone euro. Les freins à l’union monétaire se mesurent à la divergence dans les modes de croissance entre ses membres, alors que la monnaie commune a été conçue comme devant constituer un espace de convergence. Quant aux insuffisances de la gouvernance, elles tiennent à la nature de l’union monétaire. Alors que la monnaie unique avait été anticipée comme une promesse de souveraineté, tout au moins comme une avancée impliquant des politiques macroéconomiques compatibles, la zone euro est en fait un système monétaire international particulier, asymétrique, avec un pays dominant (l’Allemagne) qui n’exerce pas une position de leadership. La divergence qui s’est accumulée dans la zone euro tient à la même cause que celle qui a mené à la crise financière : le dérèglement de la finance occidentale, s’éloignant de plus en plus de son rôle, rendu à l’économie, qui est son financement. En effet, le processus de convergence espéré en Europe par la « stratégie de Lisbonne » a été entièrement laissé à l’unification financière, amplifiée par la concurrence fiscale. Aucune politique de coopération communautaire dans les investissement d’innovation n’a été conçue pour soutenir la prétention d’être « le leader mondial dans l’économie de la connaissance en 2011 ». (…) La baisse des taux (d’intérêt, BT) dans les pays qui étaient censés converger vers l’Allemagne, et qui ont en effet convergé, devait provoquer des entrées de capitaux facilitant un rattrapage de la productivité, donc de la compétitivité de ces pays, via un effort massif d’investissements productifs dans les secteurs ouverts à la concurrence internationale. La spirale négative qui s’est produite a été, au contraire, celle d’une gigantesque bulle spéculative, qui a fait diverger les pays périphériques qui l’ont éprouvée (…). Cette divergence a créé la forte vulnérabilité financière des pays périphériques qui a elle-même amplifié la crise. Il s’ensuit que le transfert de risque aux finances publiques dans ces pays a été suffisamment massif pour faire prendre peur aux banques créancières et aux autres investisseurs financiers dont le comportement antérieur avait provoqué la crise ! » (Aglietta, 2011, pp. 6 et 7).

[6« The euro area is the first case in the history of monetary unions where monetary policy-making is centralized under one central bank while fiscal policy-making is decentralized in the hands of the national governments of the member states. (…) The euro zone was created without an effective fiscal union. The institutions that were established to act as a fiscal union (the Maastricht Treaty and the Stability and Growth Pact) failed in the face of the crises and recession from 2007-2010. The lessons from the historical experience (…) suggest that for the euro experiment to be ultimately successful Europe needs to move considerably in the direction of the fiscal union. “ (Bordo et alii, 2011, p. 27).

[7Il s’agit en fait d’un partage entre deux zones situées au nord et au sud d’une ligne nord-ouest / sud-est reliant l’Irlande à la Grèce.

[8Cela explique aussi que les pays les plus touchés par la crise ne soient pas nécessairement ceux qui avaient avant la crise les plus forts taux d’endettement public par rapport au PIB et par habitant (comme l’Irlande, l’Espagne, Chypre).

[9Je me centre ici sur les pays périphériques du Sud de l’Union européenne qui ont été les premiers affectés, mais la crise s’est étendue également à d’autres pays de la périphérie Est (Slovénie).

[10En comparant la crise actuelle avec celle du tournant des années 1840 aux Etats-Unis dans laquelle plusieurs Etats fédérés ont fait défaut sur leurs dettes sans pour autant que le statut du dollar soit menacé, divers économistes historiens considèrent que la crise des dettes publiques ne doit pas être considérée nécessairement comme une crise de l’euro. Certains soutiennent même que des défauts sur leurs dettes de la part de divers Etats membres de la zone euro n’entraîneraient pas nécessairement une déstabilisation de la zone euro par contagion et présenteraient de nombreux avantages, à savoir que les Etats seraient alors incités à prendre eux-mêmes des mesures constitutionnelles disciplinaires pour limiter leur endettement afin de reconstruire leur crédibilité sur les marchés financiers. Mais la comparaison ne tient guère car les Etats-Unis disposaient à cette époque d’un Etat fédéral et, en revanche, n’avaient pas de banque centrale. Le dollar était alors une vraie monnaie fédérale alors que l’euro n’est encore qu’« une monnaie externe pour chaque pays. La souveraineté politique sur l’euro (n’étant) (…) pas encore complètement constituée » (Aglietta, 2011 p. 12). On en a pour preuve que les échanges commerciaux entre pays-membres sont encore considérés et comptabilisés comme des échanges internationaux au même titre que les échanges avec les pays extérieurs à la zone monétaire, alors que dans les fédérations, ces échanges ne sont pas comptabilisés en tant que tels au point qu’il n’existe pas le plus souvent de statistiques les concernant. Les marchés y évaluent donc les risques sur la dette souveraine d’un Etat fédéré sans avoir d’information sur sa balance commerciale et courante avec les autres Etats fédérés.

[11C’est-à-dire la dette de trésorerie liée aux décalages entre le flux continu des dépenses publiques et celui, plus irrégulier et plus discret, des recettes fiscales. La dette flottante représente l’endettement de l’État sous forme des bons du Trésor à court terme, des avances consenties par l’institut d’émission et les dépôts effectués au Trésor par ses correspondants (collectivités, établissements publics, fournisseurs des marchés publics, particuliers, etc.).

[12Cf. Aglietta et Orléan (dir.) 1998 ; Théret (dir.) 2007 ; Servet, Théret et Yildirim, 2008

[13Sur ce point cf. Kuroda (2008).

[14Sur ces expériences, voir notamment Irving Fisher et alii (1933) et Gatch (2011).

[15Sur ces expériences, voir Théret et Zanabria (2007) et Théret (2012).

[16Les élites nationales, sauf en RFA, entérinant ces mesures sans broncher et velléités de modifier les traités en vigueur. Sur le pouvoir d’exception comme manifestation intrinsèque de la souveraineté, voir Agamben (1997).

[17Un bon exemple en est l’aide financière à la Grèce. Quasiment obligés d’aider ce pays pour éviter son défaut sur sa dette publique qui risquait fortement de mettre en faillite ses principaux créanciers, les secteurs financiers des pays du nord de la zone euro, leurs gouvernements ont accepté de refinancer la dette publique grecque, mais ils l’ont fait à des taux d’intérêt exhorbitants par rapport à la capacité de l’Etat grec à rembourser ces prêts, le pays connaissant en 2011 une récession de -3% de son PIB alors que le taux d’intérêt du refinancement était fixé punitivement à 5%.

[18Cf. sur ce point Aglietta et Orléan (dir.) (1998).

[19Pour plus de détails sur ce point, voir Théret (2013).

[20N’est-il pas étonnant de constater que les exigences formulées dans les Mémoranda de la Troïka (formée par la Commission et la Banque Centrale Européennes ainsi que le FMI) sont similaires à celles contenues dans le rapport de la Banque Mondiale de 1996 sur les finances provinciales argentines (Banco Mundial, 1996) tout comme aux termes des programmes d’ajustement du FMI des années 1980 et 1990. Tout se passe comme si le consensus de Washington était importait au sein même de l’Union européenne, et cela en dépit du caractère monétaire de la crise européenne et de sa similitude avec celle du régime de currency board argentin. Voilà qui témoigne d’une totale absence d’apprentissage de la part de ces institutions financières.

[21Voir Barbier (2008).

[22Sur ce point voir Théret (2002).

[23Expression utilisée par l’agence de notation Moody’s et qui est rapportée par Benjamin Lemoine dans son travail en cours sur les agences de notation.

[24Historiquement le fédéralisme monétaire s’est souvent imposé dans des fédérations à l’initiative d’Etats fédérés qui, confrontés à une situation de crise, se sont déclarés dans la nécessité de prendre des mesures de nécessité et urgence pour maintenir la continuité de l’Etat.

[25Ce qui pourrait passer par l’organisation d’un référendum national mettant en jeu l’appartenance à la zone euro sous condition d’un tel protocole, en suivant l’exemple du Danemark.

[26Ces bons peuvent ainsi porter intérêt pour montrer qu’il s’agit bien de titres de crédit que la population accorde à l’Etat et que celui-ci s’engage à rembourser en les acceptant à leur valeur nominale pour tout paiement d’impôts.

[27Il ne s’agirait donc nullement d’un retour à l’écu tel qu’il a fonctionné dans le cadre du système monétaire européen avant l’euro, car l’écu n’était pas une monnaie circulant dans le public en tant que moyen de paiement ; il n’était utilisé que dans des transactions financières.

[28Un fédéralisme monétaire à plusieurs niveaux et non seulement deux est parfaitement envisageable.

[29Sur ce point, cf. Théret et Zanabria (2007).

[30En novembre 2011, un rapport du FMI constatait que l’Etat grec, manquant désespérément de liquidités, était obligé de retarder certains paiements (commandes publiques, remboursements de TVA, prestations sociales…). Et la situation s’est encore aggravée depuis.

[31Cf. Théret et Zanabria (2007) et Théret (2012).

[32Quand il s’agit de choisir entre une baisse des salaires des fonctionnaires et des retraites de 30 à 40% ou un paiement de ces 30-40 % en « bons » nationaux, il n’y a pas photo.

[33Il existe des systèmes stables à double unité de compte comme le système monétaire chilien qui par delà le peso, monnaie de compte et de paiement, a également une unité de compte indexée utilisée pour les contrats longs (logements, retraites, etc.) – la unidad de fomento (UF). Cependant cette dernière est une monnaie purement « imaginaire » qui ne circule pas en tant que moyen de paiement, tout contrat en UF étant réglé en pesos après conversion (cf. Shiller, 2002). En ce cas il n’y a pas fragmentation de l’espace des paiements

[34Les dévaluations n’apportent pas non plus de solution autre que partielle à ce problème. Car elles ne sont pas nécessairement efficaces pour réduire les déséquilibres extérieurs, surtout si elles impliquent un défaut sur les dettes souveraines entraînant des mesures de rétorsion.

[35Dans le cas de la province argentine du Tucuman qui me sert ici de référence et sur laquelle je reviens en annexe, le premier mois suivant l’émission, 85% des bons ont été présentés à la conversion, dont 75% le premier jour d’ouverture de la caisse. Le second mois, 50% seulement du stock de bons en circulation furent présentés le premier jour, et dans les mois suivants le retour total s’est stabilisé à 70% du montant émis. Ces taux qui restent élevés sont dus au fait que les recettes fiscales propres de la province ne représentaient que 20% du total de ses recettes, l’Argentine fonctionnant sur la base d’un fédéralisme fiscal non stabilisé mais qui manipule des transferts fédéraux/provinciaux importants tout particulièrement pour les provinces périphériques. La présence de monnaies provinciales dans ce contexte montre qu’un fédéralisme budgétaire n’est pas non plus la panacée et peut se révéler insuffisant pour rééquilibrer les effets d’une politique monétaire hypercentralisée.