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Fabrice Flipo

Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique, 2014.

Texte publié le 19 mai 2014

Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique, Lux, 2014.

Les thèses proposées par Feenberg dans le domaine de la philosophie de la technique sont originales et méritent d’être rappelées de manière synthétique ici. Dialoguant principalement avec Heidegger, Habermas, Marx, Weber et Marcuse, l’auteur fraie une voie intéressante.

De Heidegger dont il estime qu’il est un point de départ dominant dans le domaine des études sur la technique Feenberg retient la distinction entre le « monde » compris comme horizon (culturel) de sens dans lequel nous sommes jetés en permanence, par opposition à « l’utilité » de l’objet technique, qui se trouve partiellement décontextualisable – un outil est utile dans différents contextes de sens. Dans une lecture sociologisante assumée comme telle (p. 366) Feenberg voit Heidegger comme celui qui oppose le modèle de l’artisan (p. 376) à celui d’une technique moderne qui se caractérise par la prolifération proprement absurde d’un rapport instrumental destructeur du sens. L’artisan est ici celui qui est capable d’ajuster l’objet technique à la totalité harmonieuse de la cité, à la différence du technicien moderne, qui répète mécaniquement et aveuglément un geste indifférent au sens, générant ainsi une oppression « technocratique » et l’impression, chez les individus qui en subissent les conséquences, d’un déterminisme technique, d’une autonomie de la technique, que l’on trouve thématisée par exemple chez Jacques Ellul.

Feenberg ne se résout pas au modèle de l’artisan ; pour lui Heidegger exagère l’étrangeté de la technique moderne, il la récuse trop exclusivement en bloc. Feenberg distingue deux niveaux d’instrumentalisation, « primaire » et « secondaire ». Le premier niveau désigne l’acte de décontextualiser la chose de son contexte, à occulter le monde dans lequel elle trouve son sens poiur ne garder que l’aspect fonctionnel. Le second niveau consiste au contraire à réinsérer la chose dans un monde, où elle trouve sa place. Chacun des deux niveaux comporte à son tour quatre moments, qui sont développés dans (Re)penser la technique (2004), un ouvrage de l’auteur qui est antérieur mais qui se trouve fréquemment cité dans celui-ci. Au premier niveau on trouve successivement la décontextualisation et la « démondanisation » (autre traduction possible) des objets naturels (1er moment), la réduction de l’objet naturel à tel ou tel aspect, l’autonomisation de l’objet technique et de « l’efficacité » qu’il permet, et enfin le positionnement de l’objet technique, dans un univers de lois naturelles ((Re)penser la technique, pp. 193-195). Au second niveau s’enchaînent à leur tour la systématisation (un objet technique ne peut être efficace que s’il s’insère dans un système – une perçeuse dépend de l’existence d’une prise électrique etc. -), la médiation (morale et éthique – normes de sécurité, design etc. pensons à un iPad), la vocation (l’objet technique reconfigure l’identité de l’usager, ainsi apparaissent par exemple des professions) et l’initiative, au sens où chaque acteur a une tactique singulière par rapport au système ((Re)penser la technique, pp. 196-200). Ce dispositif d’analyse à deux étages permet de ne pas écraser le domaine proprement technique sur les modes de vie, ou vice-versa. Il montre que cette ouverture (« clairière ») que Heidegger appelait de ses vœux existe encore dans le régime moderne de la technique.

De Habermas Feenberg retient le souci de communication et la notion de « monde vécu », elle-même empruntée à Heidegger. A la différence de Heidegger, Habermas admet que la technique moderne puisse se constituer en monde, même si, à la différence de la technique prémoderne, il peut exister un écart entre le développement de l’efficacité dans l’usage de la nature et l’horizon de sens dans lequel ces moyens sont insérés. Habermas est ainsi amené à proposer cette distinction devenue célèbre entre travail (efficacité de l’usage de la nature) et interaction (coordination dans le domaine symbolique). Feenberg oppose à Habermas le fait que la technique ne désigne pas seulement le monde du travail et la production, elle intervient et structure toutes les relations sociales, notamment l’interaction – exemple des technologies de l’information et d’Internet à l’appui. De plus Habermas fait l’erreur de ne voir dans le travail qu’une efficacité croissante, là où au contraire l’on doit voir une diversité de possibles, dont « l’efficacité » n’est pas univoque : au contraire elle ne peut pas être déterminée sans débat. « L’efficacité » habermassienne se trouvant ainsi ouverte sur « l’interaction », Feenberg ménage une ouverture à la participation, dans un domaine que l’on peut alors appeler démocratie technique. Cette imbrication entre signification et fonction, ou entre expérience et raison (c’est le titre original du livre en anglais) s’écarte résolument de la thèse défendue par Habermas (p. 346), pour qui les deux domaines sont disjoints. C’est aussi un argument contre Heidegger qui, dans l’interprétation de Feenberg, constate que le nazisme est une impasse, se réfugie par la suite dans une critique en bloc de la technique (p. 371), se retire de l’histoire (p. 392), estimant que « seul un Dieu peu nous sauver » (p. 82). Cette voie est une impasse, qui conduit notamment à renoncer à toute alternative, pour préférer, sans doute, l’attente d’un miracle.

De Marx Feenberg retient contre Habermas que les rapports de force dans la détermination des différents moments de la rationalisation démocratique dans le système technique ne sont pas égaux, et qu’il se produit bel et bien une hégémonie (p. 59) de certains petits groupes sur la plus grande majorité des individus, et notamment les « groupes affectés » par certaines conséquences négatives des choix techniques, sur la chaîne de travail (p. 61) mais aussi dans les domaines sanitaire et écologique. Ouvrir l’efficacité au débat sur le plan conceptuel est une chose, la réaliser dans les faits en est une autre. Feenberg estime que nous sommes loin du compte, et même que nous ne sommes pas plus près d’une démocratie technique qu’à l’époque de Marx (p. 40). Aussi appelle-t-il régulièrement de ses vœux une « démocratisation de la technique » (p. 78).

De la discussion avec Habermas toutefois Feenberg tire l’idée de « rationalisation démocratique », qu’il voit comme un « renversement provocateur de la conclusion de Weber » (p. 42), qui n’a pas vu que les solutions techniques sont toujours plurielles, et qu’il n’y a pas lieu de parler de « cage de fer » de « la » rationalité – comme si elle était unique et univoque. Comme le montre au contraire l’examen de multiples cas concrets (chaudières à vapeur des navires, minitel etc.) ce qui se cristallise comme « rationnel » a posteriori est d’abord le lieu d’une diversité qui peut être très grande de directions possibles, poussées ou tirées par une multiplicité d’acteurs, qui ont tous une idée différente de l’orientation à prendre. Avec le temps une voie émerge, et finit par faire oublier les autres possibles. On ne peut même pas parler de « rationalité » pour autant, car une voie consacrée à un temps donné comme la seule possible peut être ultérieurement décriée, notamment pour ses effets « unidimensionnalisants » et stérilisants, ainsi dans le cas des lock-in technologique et des effets de « path dependency » (dépendance d’une évolution à un sentier qui limite les possibles). Contre Weber Marcuse est le seul, au sein de l’Ecole de Francfort, à avoir défendu la possibilité d’autres choix techniques. Weber est en outre celui qui a accordé un crédit excessif à la raison moderne, sa thèse du « désenchantement du monde » lui conférant semble-t-il le statut d’incarnation de la raison « pure » (p. 313), débarrassée de toute forme de croyance ou de coutume. Pour Feenberg cette raison moderne n’est pas du tout « pure », elle est le résultat des deux niveaux d’instrumentalisation évoqués plus haut. Le prémoderne ne se distingue finalement du moderne que du fait de son manque de distance entre l’abstraction fonctionnelle et le monde vécu (p. 342).

On retiendra aussi de cet ouvrage quelques critiques pertinentes à l’endroit des travaux de Bruno Latour. Feenberg lui reproche à juste titre de ne se concentrer que sur des cas locaux, dans lesquels les macroconcepts sociologiques (« nature », « culture » etc.) sont moins apparents, moins consistants. Latour peut alors sans difficulté proposer un ensemble de catégories exotiques (les « hybrides » etc.) dont l’intérêt n’est toutefois qu’heuristique, car dès qu’on veut remonter en généralité et ne serait-ce que retrouver des enjeux de sens commun, on se trouve prisonnier de concepts qui se trouvent sans objet. Ou alors il faudrait exiger du sens commun qu’il devienne latourien (p. 288), aspect que nous avions pour notre part déjà pointé il y a quelques années [1]. Latour semble se rendre compte de cette impasse, suggère Feenberg, aussi se tourne-t-il vers une solution procédurale, dans Politique de la Nature. Mais cela revient à changer de problème, sans avoir répondu au premier. C’est bien la conclusion à laquelle nous étions parvenus de notre côté : répondre à un problème de substance par une solution procédurale, c’est une nouvelle fois résoudre le problème en l’escamotant.

Cet ouvrage est globalement cohérent et facile à lire, et permet d’acquérir quelques repères importants en philosophie de la technique.

On notera toutefois quelques faiblesses, qui tournent toutes autour du fait que Feenberg glisse de la philosophie à la sociologie, comme le trahit à sa manière cette revendication d’une interprétation « sociologique » de Heidegger : des enjeux, en termes de sens, on glisse vers une analyse d’inspiration fonctionnaliste, qui préserve une place au sens, certes, mais sur un mode procédural, extérieur, qui le laisse aux acteurs, et se garde bien d’en explorer la configuration. Les enjeux « macrosociologiques » se trouvent ainsi mis de côté, et Feenberg tombe sous le coup de sa propre critique de Latour.

Première conséquence de cette posture : pour éviter d’opposer la croissance et l’environnement (p. 88) Feenberg suggère que l’on peut s’enrichir dans un monde dans lequel les normes écologiques seraient fortes (p. 90 et p. 108). Il n’apporte aucune preuve à l’appui de cette affirmation. Sa critique des arguments économicistes sont justes mais la conclusion élude l’enjeu économico-social qui se trouve au fond de l’opposition entre économie et écologie : la question du statut des sociétés de croissance, c’est-à-dire des sociétés qui font de la croissance un état normal, qui doit donc tendre à s’éterniser, et n’a donc pas de fin déterminée. Quelle est donc l’indication que cette absence revendiquée de limites nous apporte, dans l’analyse des sociétés modernes ? Comment peut-on dire, dans ces conditions, que croissance et environnement peuvent être conjointes, de manière harmonieuse ? On le voit, l’argument est un peu court. C’est une erreur de faire le parallèle avec le travail des enfants (p. 108) ou le coût de l’asthme (p. 105), car dans ces domaines en effet la croissance peut bel et bien continuer, même avec l’interdiction du travail des enfants – et même avec une réduction massive du travail des êtres humains en général, puisque ce sont les machines qui fournissent aujourd’hui l’essentiel de la puissance de travail.

De manière plus secondaire Feenberg ne saisit pas correctement les enjeux du concept de nature, en particulier quand il est mobilisé par le mouvement écologiste, dont il est fréquemment question dans l’ouvrage, à titre d’illustration de ce que serait une « démocratie technique ». L’opposition qu’il fait entre une Antiquité qui aurait été « téléologique » dans sa relation à la nature et une modernité qui au contraire serait « mécanique », et ainsi vidée de ses qualités anthropomorphiques et spirituelles (p. 362), provoquant une rupture avec l’expérience (p. 357) est trop grossière. En effet entre le mécanique et le spirituel se trouve le vivant, cet objet dont Luc Ferry (1992) disait à juste titre qu’il est « non-cartésien ». Ni mécanique ni « spirituel » à proprement parler, l’écologie (comme science) et l’écologisme (comme mouvement de défense de la « valeur intrinsèque » d’une nature fragile et vulnérable) se trouvent poser une série de questions difficiles, à l’ordre moderne, qui nous donne en creux quelques indications sur les raisons pour lesquelles l’ordre technique est « autoritaire ». Ce sont des analyses que nous avons conduites ailleurs [2], nous n’en reprenons ici que les conclusions : que la technique soit autoritaire n’est que le résultat d’une société qui se construit essentiellement sur l’échange et les rendements croissants, estimant ne pas avoir besoin de « politique ». Cela vaut aussi pour le marxisme, dans son aspiration à « abolir l’État », comme l’avait bien remarqué Louis Dumont. Cette remarque explique aussi pourquoi Feenberg observe que le moderne se distingue par la très grande distance qu’il instaure entre l’abstraction fonctionnelle et le monde vécu (p. 342), thèse globalement peu éloigné de la thèse de la modernité définie comme « différenciation fonctionnelle » que Feenberg critique pourtant. Si l’auteur était entré dans les aspects que nous avons brièvement relevé ici il aurait pu conclure que la « différenciation fonctionnelle » n’est rien d’autre que le résultat de la division du travail, elle-même conséquence de la croissance. Le problème qui se trouve posé, avec l’écologie, est celui de la liberté des Anciens et de la liberté des Modernes, du progrès etc. Renvoyer l’ensemble à la question du « sens » est pour le moins réducteur, ou en tout cas ne cherche pas à prendre la mesure de la difficulté pratique (ou de la rupture symbolique) impliquée dans la mise en place d’une « démocratie technique ».

Par conséquent si Feenberg note à juste titre l’absence de communication entre le champ des études de la modernité et celui des STS (p. 253), son propre traitement du problème reste très partiel. On le voit encore dans le fait qu’il n’accorde au prémoderne qu’une crédibilité très partielle, sans que l’on aie d’explications convaincantes sur les raisons. L’exemple du tatami le montre : sa persistance dans le mode de vie japonais ne tiendrait qu’à la « charge symbolique » (p. 222) qu’il représente, et non en raison de son efficacité sur la qualité du sommeil. Le jugement est un peu rapide, surtout quand l’exemple entend avoir valeur de démonstration. L’exemple pourrait toutefois être jugé anecdotique, ou secondaire, mais sur le plan « macrosociologique » Feenberg enfonce le clou, affirmant que les techniques prémodernes seraient canalisées par « la religion » et « les coutumes locales » (p. 19). Comment peut-on éviter d’en déduire, en creux, que les techniques modernes sont dégagées de la religion, et des coutumes locales ? Affirmer que la différence entre non-modernes et modernes doit être affaiblie parce qu’aux États-Unis les individus croient « encore » très largement aux anges ne suffit pas pour échapper à un préjugé ethnocentrique dont les fondements ne sont guère justifiés. Au-delà de cette critique, c’est tout un pan de « la rationalité » et donc possiblement de « l’autoritarisme » de la technique moderne qui se trouve laissé de côté par l’analyse. Là encore nous ne pouvons pas développer davantage mais Hegel a montré de manière convaincante que philosophie (c’est-à-dire science, rationalité) et religion ont même objet : l’Absolu. Si l’on admet, à juste titre, qu’une philosophie de la technique pose la question de la science et de la rationalité, et qu’à son tour cette question pose le problème de la modernité, alors on ne peut pas espérer éclairer le premier problème posé sans avoir convenablement thématisé les deux autres.

Pour conclure, nous réaffirmons que les thèses développées par Feenberg fraient, dans le domaine de la démocratie technique, une voie qui est non seulement intéressante mais mobilisable en sociologie et sur un plan plus pratique par les associations et autres organisations collectives. Par contre sur le plan proprement philosophique à notre avis l’auteur effleure plus qu’il ne creuse les enjeux sous-jacents à quelque chose comme une « démocratie technique ». De plus de manière plus prosaïque cet ouvrage est un recueil d’articles qui pour l’essentiel reprennent les thèses déjà développées dans (Re)penser la technique, paru en 2004 à La Découverte dans la collection Recherches du MAUSS. Eu égard aux faiblesses inhérentes à ce genre de recueil (cohérence etc.) et à l’absence d’idée véritablement nouvelle, nous conseillons plutôt au lecteur de se reporter au plus ancien des deux ouvrages cités.

NOTES

[1Flipo F., L’enjeu écologique – lecture critique de Bruno Latour, Revue du MAUSS, n°26, premier semestre 2006, pp. 481-495.

[2Flipo F., Nature et politique. Contribution à une anthropologie de la modernité et de la globalisation, Amsterdam, 2014.