Aldershot, Ashgate Published Limited, 2007, 185p. ISBN 978-0-7546-5433-9
Il convient de revenir sur cet ouvrage du sociologue et anthropologue des religions britannique Andrew Dawson de l’Université de Lancaster. Spécialiste du Brésil et maîtrisant son portugais comme en témoigne la riche bibliographie dans cette langue, l’auteur nous livre ici les résultats de ses recherches et de ses réflexions sur plusieurs phénomènes religieux qu’il rassemble sous l’appellation « nouvelle ère » et qui mobilise une partie non négligeable de la classe moyenne urbanisée. Avec une minutie empirique et descriptive et une langue impeccable, l’auteur rend bien compte des logiques « glocalisantes » de ce type de religieux, pour reprendre l’expression de Roland Robertson, en montrant la manière dont les phénomènes en question participent à la fois d’une spécificité brésilienne et d’une convergence avec ce que l’on retrouve parmi les pays occidentaux. Ainsi un des arguments percutant du livre est de témoigner, en opposition avec ce qu’affirment bien des chercheurs en Subaltern Studies aujourd’hui, de la fécondité heuristique des analytiques issues des sciences sociales concernées par les effets de la modernisation sur les sociétés occidentales. Autrement dit, si les parcours de modernisation sont, comme l’a bien relevé S.N. Eisenstadt, différenciés (variegated), il existe néanmoins certaines logiques que je qualifierais volontiers de « vectorielles » qui structurent les réalités sociales des pays occidentaux et non-occidentaux. Dans le cas du Brésil, l’histoire du dernier demi siècle a vu émerger, malgré les années de dictature, une classe moyenne urbanisée et dès lors coupée des modes de communautarisation traditionnelles et paysannes, souvent éduquée et aspirant à une qualité de vie matérielle largement inspirée des pays du Nord européens et américains.
Le spectre des religiosités dont traite Dawson s’étend entre deux pôles. Le premier demeure plus proche du modèle religieux traditionnel. Fondé en général par une figure charismatique autour de laquelle (ou autour du mythe duquel) s’organise le groupe de manière clairement instituée et pour lequel la communauté et l’engagement demeurent des valeurs structurantes. Le second pôle s’éloigne explicitement de ce modèle, rejetant le terme religion pour se constituer d’une manière beaucoup moins instituée, s’auto définissant comme spiritualité, limitant le degré d’engagement et maximisant la liberté individuelle et le droit à l’expression personnelle. S’inscrivant entre ces pôles, deux ensembles de phénomènes retiennent l’auteur, les « religiosités ésotériques » et les « religions de l’ayahuasca » qui font l’objet de chapitres respectifs, très bien documentés et riches en informations et descriptions.
Les nouvelles religiosités ésotériques au Brésil présentent peut de différences avec les phénomènes de même genre qui font partie de la « nébuleuse mystique-ésotérique » telle qu’on l’observe dans nos pays occidentaux. Une spécificité brésilienne serait une certaine prédominance des courants spiritistes ainsi que scientistes, sans doute en lien avec l’héritage indigène et africain d’une part et, d’autre part, avec ce modernisme typiquement brésilien que représente bien la formule comtienne ‘ordem y progresso’ gravé sur le drapeau national. Après une discussion très éclairante sur la signification de l’ésotérisme et du néo-ésotérisme et ses principes de correspondance (le monde visible et naturel est le corrélat d’une réalité supranaturelle englobante) et de manipulation (la nature causale de ces lois permettent leur manipulation), Dawson prend pour exemple, appuyé sur une recherche empirique, les organisations Templo do Boa Vontade (Temple de Bonne Volonté), Valo do Amanhacer (Vallée de l’aube) et Igreja Gnostica do Brazil (Gnostic Church of Brazil). Or le propos dépasse largement le cadre de ces organisations qui ne sont qu’une pièce d’un ensemble diffus et vaste, la liste recensée des pratiques néo-ésotériques étant impressionnante, comprenant le reiki, les diverses techniques de massages, l’iridologie florale, la cure astrale, l’homéopathie, les yogas, l’astrologie, le tarot, le tai-chi et autres techniques extrême-orientales, l’acupuncture, les runes, les cristaux, les pierres de naissance, l’énergisation, les techniques de méditation, le Tarot-I-Ching, la thérapie florale, l’aromathérapie, les rituels de pleine lune, la magie, le Zen, la théosophie, la lecture des paumes, les sessions chamaniques, l’harmonisation chakrale, le pendule, la médecine ayurvédique, la biodance, etc. Cette nébuleuse, dont l’essor est favorisée par l’arrivée d’Internet, rejoint une portion importante de la classe moyenne urbanisée et est omniprésente dans la culture brésilienne, visible dans les journaux, la publicité, les livres, les disques, la télé et la vente d’objets tels que les cristaux.
À l’heure où les pratiques dites « néo-chamaniques » consistant à consommer rituellement certains psychotropes à des fins spirituelles connaissent un développement très rapide partout en Occident, le chapitre que Dawson consacre aux religions de l’ayahuasca s’avère une référence extrêmement utile (notamment par sa bibliographie et ses sources brésiliennes). L’ayahuasca, breuvage amer constitué d’un mélange de la vigne Banisteriopsis caapi et des feuilles du Psychotria viridis, fait partie de l’attirail rituel de certaines sociétés chamaniques amazoniennes du Brésil, du Pérou et de la Bolivie. Dawson retrace le progressif métissage de cette pratique aux frontières de l’Amazonie et sa progressive urbanisation par le biais de trois groupes aujourd’hui concurrents et fondés au cours du XXe siècle : le Santo Daime (littéralement « donne moi » (sagesse, lumière et force)) fondé par le charismatique Raimundo Ireneu Serra, Barquinha (qui en est issu) et União do Vegetal, dont émanent de manière plus ou moins directe les phénomènes auxquels nous assistons aujourd’hui en Occident. Dans le passage du chamanisme au néo-chamanisme inspiré notamment par les récits de Castaneda et de Harner dans la contre-culture occidentale née dans les années 1960, l’ayahuasca cesse d’être liée à une possession extérieure, médiumnique, pour devenir participante d’un processus d’ésotéricisation dans lequel l’expérience est réinterprétée en terme de vision et de voyage intérieur dans les profondeurs du soi. L’auteur fait ici une description précieuse des séances, tout en remarquant que les similitudes formelles entre les rituels chamaniques indigènes et ceux des groupes néo-chamaniques ne doit pas cacher des différences importantes en ce qui a trait aux cadres interprétatifs de l’expérience. En outre, si le Santo Daime demeure plus près des pratiques indigènes de l’Amazonie tout en en déplaçant la téléologie thérapeutique dans un cadre tout à fait moderne de quête de soi, l’União do Vegetal en transforme encore plus radicalement le sens par le biais d’une forte rationalisation au nom d’une union de la religion et de la science (argument qui sert d’ailleurs à cette organisation dans les pays occidentaux où elle se présente comme la seule et véritable religion de l’ayahuasca).
Ces chapitres plus empiriques se découpent sur une réflexion de fond d’un intérêt certain pour les sciences sociales des religions. Allant au-delà des constats de fragmentation, d’éclatement et de « religion à la carte », Dawson est un des rares à rendre compte de la systématicité de ces nouvelles réalités religieuses. Bien que difficiles à définir de manière substantive, les religiosités de la « nouvelle ère » ne dégagent pas moins des airs de famille caractéristiques. Si la majorité des analystes se contentent de faire la liste des caractéristiques de ces phénomènes, Dawson isole trois « motifs » qui sont en fait les principes organisateurs autour desquels les pratiques et discours religieux se structurent : l’individualisme, le holisme et le pragmatisme. Si ces motifs varient quant à la manière dont ils s’organisent, ils constituent « l’architectonique » qui sous-tend l’entièreté du spectre nouvelle ère et définissent la « trajectoire globale » que les pratiques et discours particuliers sont susceptibles d’emprunter.
Pour résumer, une perspective holiste anime ce large pan des religiosités contemporaines (au Brésil comme en Occident) selon laquelle une force ou un ensemble de forces ou d’énergies universelles traverse le cosmos, unissant toutes choses et liant les individus à l’univers et ses manifestations. Il s’en suit une relativisation des spécificités socio-historiques qui permet notamment la croyance suivant laquelle toutes les religions ne seraient que des expressions particulières d’une seule et même réalité universelle. Ce motif fonctionne main dans la main avec l’individualisme, dans la mesure où le soi devient le lieu par lequel il est possible de communiquer et de communier avec la totalité cosmique. La révolution copernicienne a bel et bien complètement retourné le religieux dans la mesure où le soi et l’expérience individuelle en constituent désormais le point d’Archimède et agit comme arbitre de l’autorité religieuse, sapant celle des traditions et des institutions religieuses. La « pratique d’appropriation manifeste ainsi que l’appropriation diffuse de sources disparates », soutient l’auteur, n’est « ni aveugle ni le fait du simple hasard » ou des préférences strictement personnelles. Ces processus sont au contraire « orchestrés par une conceptualisation typiquement moderne tardive du soi » (p.107). Le couple individualisme/holisme fonctionne ainsi pour court-circuiter, à partir d’un investissement du soi comme agent de transformation spirituelle, tant les communautés et les sociétés que les institutions et les médiations traditionnelles, renvoyées à leur particularisme qui les condamnent en l’occurrence à l’inanité en-dehors de leur convocation circonstancielle. L’universalisme s’est déplacé ; il n’est plus de l’ordre de la croyance et de l’abstraction mais relève du pragmatisme. Comme l’écrit l’auteur : « The new era message is one of timely pragmatism rather than timeless truth » (Le message de la nouvelle ère en un de pragmatisme opportun plutôt que de vérité éternelle, p.115). Le religieux n’est plus d’abord une question d’adhésion croyante mais bien d’efficacité rituelle au service d’une sotériologie intramondaine faite de bien-être, de bonheur et de prospérité, comme si le processus de « démagification du monde » (Entzauberung der Welt) naguère théorisé par Weber aboutissait paradoxalement à une remagification massive du religieux.
Cet état de fait que partage le Brésil et l’Occident (et maints autres pays) est le produit de mutations structurelles propres à la modernisation des sociétés et accentuées par la mondialisation culturelle des dernières décennies. L’auteur relève d’ailleurs comment Internet est de loin le médium le plus utilisé aujourd’hui au Brésil par les religiosités nouvelle ère pour la communication et la diffusion. Ces processus agissent dans le sens de la constitution d’un marché du religieux (religious marketplace), bien que son analyse ne tente pas de pousser plus loin pour interroger les rouages de la consommation. Dawson pointe en direction d’une réflexion qui lierait l’économique et le religieux, mais sans y entrer de plain pied. Il se contente de citer les travaux de Berger et de Luckmann qui ont, vers la fin des années 1960, été les premiers à parler d’un marché du religieux. Il enchaîne avec une discussion des théories du « choix rationnel » appliquées au champ religieux par Starck & Bainbridge, Finke et Ianaccone notamment. Ces derniers auraient le mérite d’apporter une « valeur analytique importante », confesse l’auteur, malgré plusieurs points de critique (la réduction de l’individu à la rationalité, l’explication du religieux à partir de besoins psychologiques, le présupposé que le champ religieux est directement analogue à celui de l’économie…). Au terme d’un parcours qui s’avère un réel apport à la socio-anthropologie du religieux contemporain, c’est peut-être le seul véritable défaut de l’ouvrage que d’être resté ainsi en touche sur la question du marché et de l’économie, car un examen approfondi des théories mentionnées aurait il me semble tôt fait de mener ce chercheur de grand calibre à des propositions de conséquence. À ce titre, la parution de son article « Consuming the Self : New Spirituality as ‘Mystified Consumption’ » dans la livraison récente de la revue Social Compass sur le thème de la « Religion dans la société de consommation » (Vol.58, No.3 : pp.309-315), trace déjà une voie prometteuse délestée de ces références utilitaristes.