Seuil, 2007, 143 p., 13€.
L’idée de Z. Bauman selon laquelle nous assistons à la liquéfaction progressive de nos institutions sociales n’est pas vraiment nouvelle ni foncièrement originale, mais elle constitue une perspective théorique particulièrement puissante pour donner sens et cohérence à tout un ensemble de questions a priori bien distinctes. C’est bien la force de cet ouvrage qui traite d’un seul souffle, à partir d’une même visée, aussi bien la question de l’ « insécurité », le problème des réfugiés ou encore l’évolution des villes, sans perdre en qualité d’analyse et en pertinence.
Quelle est plus précisément la perspective théorique qui unit toutes ces questions ? Pour Bauman, Dans une société « solide », les institutions sont stables, l’individu sait qu’elles vont durer au-delà de sa propre existence : il peut s’appuyer sur elles comme elles peuvent s’appuyer sur lui. Dans une société « liquide », les liens sociaux sont considérablement plus fluides : ils peuvent se cristalliser par endroits ou par moments mais ne forment que des configurations locales et temporaires et chacun sait que leur forme se modifiera bien vite, tant et si bien qu’il devient impossible d’y inscrire de véritables projets. « N’ayant plus le loisir de s’implanter durablement, les formes existantes ou esquissées ne peuvent plus servir de cadre de référence aux actions humaines et aux stratégies à long terme en raison de leur faible espérance de vie : elles durent moins de temps qu’il n’en faut pour élaborer une stratégie commune et cohérente, et encore moins qu’il n’en faut pour mener à bien un “projet de vie” individuel. » [p. 7]
La première manifestation du passage du solide au liquide concerne la capacité politique, celle qui permet d’agir efficacement à partir d’une visée commune et réfléchie. Avec une grande justesse, Bauman note à plusieurs reprises la dissociation progressive entre le pouvoir, « l’efficacité d’action dont jouissait auparavant l’État moderne », et la politique, « la faculté d’imposer à l’action une orientation et un objectif » [p. 8]. C’est en fait un véritable fossé qui s’est instauré « entre la globalité du pouvoir et le caractère local de la politique » [p. 75] : les grandes puissances, du marché notamment, se situent à une échelle qui échappe aux citoyens.
Cette forme redoutable d’incapacité politique, à laquelle on a et on aura tant de mal à faire face, peut générer des sentiments variés, mais le plus évident, le plus puissant, le plus incapacitant aussi, est sans conteste la peur. La peur de quoi au juste ? La question mérite d’être posée avec sérieux pour peu qu’on prenne un peu de distance. L’obsession de la sécurité – ou plutôt de l’insécurité, d’un danger multiforme plus ou moins caché – est telle qu’elle est dorénavant capable de décider de l’issue des élections dans tous les pays occidentaux. Or, ce sont précisément « les plus gâtés, les plus dorlotés de tous les peuples, qui nous sentons menacés, craintifs et tremblants, plus enclins à la panique et plus soucieux de tout ce qui a rapport à la sécurité et à l’assurance que la plupart des autres sociétés connues. » [p. 75]
Alors qu’ « aucune des recherches réalisées jusqu’en 2000 n’a révélé de corrélation significative entre la sévérité du système pénal et le volume de délits criminels » [p. 27], « il a été prouvé de manière indubitable que l’accent mis aujourd’hui sur le crime et sur les dangers menaçant la sécurité corporelle et les biens des individus est intimement lié au “sentiment de précarité” et suit de près le rythme de la dérégulation économique et du remplacement de la solidarité sociale par la responsabilité individuelle » [p. 28].
Voilà qui est paradoxal. Voilà qui est inquiétant surtout. C’est que la peur est bien plus qu’une simple inquiétude devant l’inconnu ou l’incertain : elle a sa propre puissance et génère elle-même ses effets, en voyant partout les signes qui la justifient. Comment expliquer qu’on en soit arrivé là ? Pour Bauman, le problème vient pour l’essentiel de la dissolution des différents mécanismes collectifs d’assurance et d’action :
« Quand les protections fournies par l’État contre les frissons existentiels sont ainsi peu à peu démantelées, quand les institutions d’autodéfense collectives, comme les syndicats et les autres instruments de négociation collective, perdent de leur pouvoir sous la pression de la concurrence économique qui amenuise la solidarité des faibles, il appartient désormais aux individus de chercher, de trouver et de mettre en place des solutions individuelles aux difficultés sociales et de les expérimenter par le biais d’actions individuelles et isolées, en utilisant des outils et des ressources dont l’inadéquation au but poursuivi est flagrante. » [p. 24]
Une telle inadéquation entre des moyens d’action parcellaires, le plus souvent individuels, et des événements et des risques globaux, invisibles et parfois inexistants, explique à elle seule l’émergence et l’importance de la peur dans les sociétés occidentales contemporaines. Elle conduit au remplacement de la thématique de l’assurance par celle de la sécurité. Tandis que la première s’efforce avant tout d’établir et d’évaluer les risques, pour s’y préparer et pour réparer ses effets les plus néfastes, le désir de sécurité tente d’annihiler les risques, en écrasant partout ses manifestations, qui n’arrêtent pas de se démultiplier pour autant [p. 23]. Dans la mesure où il vise l’impossible, dans la mesure surtout où il produit in fine le contraire de ce qu’il veut produire, ce désir est très clairement pathologique :
« Chaque verrou supplémentaire en réponse aux rumeurs successives faisant état de criminels à la mine d’étrangers et armés jusqu’aux dents, chaque modification de notre alimentation en réponse aux diverses “paniques alimentaires”, tout cela fait paraître le monde plus redoutable et plus traître, et suscite plus d’actions défensives encore, lesquelles donnent, hélas, plus de vigueur encore à la faculté qu’a la peur de se propager. » [p. 21]
L’un des objets privilégiés des peurs contemporaines et sans conteste l’étranger, l’immigré. C’est hélas assez logique, dans la mesure où toute peur est peur de ce qui est inconnu ou invisible.
« Les réfugiés et les immigrés, venus de “loin” mais désireux de s’installer dans notre voisinage, sont exceptionnellement adaptés au rôle d’effigie grâce à laquelle on peut brûler le spectre des “forces mondiales”, craintes et haïes parce qu’elles agissent sans consulter ceux qu’elles affectent forcément. Après tout, les demandeurs d’asile et les “migrants économiques” sont les répliques collectives (alter ego ? compagnons de voyage ? images en miroir ? caricatures ?) de cette nouvelle élite au pouvoir à l’heure de la mondialisation, généralement (et à juste titre) soupçonnée d’être le vrai méchant de l’histoire. » [p. 66]
Par ailleurs, ce type de peur ne risque pas de prendre fin de si tôt si l’on considère la situation globale. Quelle est-elle ? Faisons simple : 1° La planète est pleine, ce qui signifie qu’une partie grandissante de l’humanité n’y aura plus sa place ; 2° Les injustices entre régions du globe, loin d’avoir cessé, se sont renforcées ces dernières décennies. Une partie de l’humanité est-elle destinée à devenir la « part maudite de l’humanité » [1] ? Pour Bauman, le pire est à craindre :
« Alors que l’on se préoccupe depuis quelques temps déjà (mais sans prendre les mesures nécessaires) des conséquences sinistres des déchets industriels et domestiques en matière d’équilibre écologique et de la capacité autoreproductrice de la vie sur la planète, nous n’avons pas encore pris conscience des effets à long terme de la masse croissante du déchet humain sur l’équilibre politique et social de la coexistence humaine planétaire. » [p. 43]
Les mots sont durs, la comparaison sinistre, mais Bauman a raison. Surtout, il a raison de nous inciter à penser à cette échelle. Comment penser sinon notre situation et notre avenir ? En effet, comme il a déjà été noté, « les forces qui influent réellement sur nos conditions de vie circulent aujourd’hui dans un espace mondial alors que nos institutions sont encore attachées au sol et restent donc locales. » [p. 108]
Malgré la globalisation progressive des échanges, c’est encore sur un plan géographique que les évolutions sociales majeures sont les plus manifestes. C’est en ce sens que Bauman analyse le devenir des villes, où toutes les peurs contemporaines ont tendance à se concentrer.
« La politique locale, surtout urbaine, est devenue désespérément surchargée, bien au-delà de ses capacités. On compte désormais sur elle pour atténuer les effets d’une mondialisation incontrôlable avec des ressources que cette même mondialisation a rendues dérisoires. D’où l’incertitude perpétuelle dans laquelle doivent agir tous les agents politiques, incertitude que les hommes politiques admettent parfois, mais qu’ils tentent généralement de dissimuler par des discours bravaches, d’autant plus vociférants que leurs auteurs se retrouvent démunis et impuissants. » [p. 111]
Au niveau urbain, les inégalités sont particulièrement frappantes, chaque grande ville devenant tendanciellement le lieu d’une scission entre deux ghettos, le « ghetto volontaire » et surprotégé des puissants et le « ghetto involontaire » [p. 102] des démunis. Les premiers possèdent du pouvoir, mais le plus souvent un pouvoir aveugle qui se joue sur une autre scène, internationale, tandis que les seconds sont proprement « démunis » de toute capacité d’agir sur leur sort.
En dehors même du fait de l’inégalité, c’est la séparation de la ville en territoires étrangers les uns aux autres, la « ghettoïsation », qui est dangereuse du point de vue politique. « Plus les individus restent dans un environnement uniforme, en compagnie d’autres “comme eux”, qu’ils peuvent côtoyer sans courir le risque de malentendus et sans devoir assurer la traduction entre des univers de significations distincts, plus ils risquent de “désapprendre” l’art de négocier les significations partagées et un agréable modus convivendi. » [p. 116] Aux démunis comme aux puissant, il manque alors cette capacité de se saisir de la ville comme d’un lieu public, comme une véritable « cité » où, pour rappeler Aristote, on le but n’est pas seulement de vivre ensemble mais de bien vivre ensemble.
Sur toutes ces questions, Z. Bauman apporte la qualité de ses analyses. Il ne fait pas cette erreur qui consiste à arrêter l’intelligence des faits à des oppositions toutes faites. Le livre court, inspiré, fait sans conteste partie de ces ouvrages qui incitent à la réflexion et qui l’alimentent sans jamais la rassasier. Trop court peut-être ? Conseillons au lecteur que cet ouvrage aura laissé sur sa faim de se tourner vers les écrits précédents de Z. Bauman, dont Le présent liquide reprend une bonne part des analyses, notamment La société assiégée (2005) et La vie liquide (2006) [2].
[1] Suivant l’expression de Michel Agier, Aux bords du monde, les réfugiés, Flammarion, 2002.
[2] Tous deux aux éditions du Rouergue / Chambon