Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Michel Terestchenko

Amartya Sen, Martha Nussbaum et l’idée de justice

Texte publié le 14 octobre 2010

On sait à quel point l’essentiel des débats éthiques, politiques et juridiques du dernier quart du XXe siècle aura été centré autour de la Théorie de la Justice de John Rawls. Peu à peu, l’emprise paradigmatique du rawlsisme se desserre pour faire place à d’autres préoccupations, les capacités (ou capabilities), le souci de la vie bonne, la vulnérabilité les sentiments etc. Très proches mais pourtant bien distincts, Amartya Sen et Martha Nussbaum apparaissent comme les deux auteurs principaux représentatifs de cet après-rawlsisme. Michel Terestchenko donne ici une présentation particulièrement éclairante de leur démarche. A.C.

Les deux ouvrages publiés à peu d’années de distance, l’un par Martha Nussbaum [1], Frontiers of Justice, [2] en 2007, l’autre, plus récemment, par Amartya Sen, L’idée de justice, [3] méritent à plus d’un titre d’être lus ensemble. Bien des aspects théoriques leur sont communs, et tout d’abord la critique de la doctrine de John Rawls (à la mémoire duquel chacun a dédié son ouvrage). Une critique fort bienveillante au demeurant et qui reconnaît l’importance primordiale de cette oeuvre dans la refonte de la philosophie politique depuis une quarantaine d’années. De fait, en comparaison de la Théorie de la justice et de l’imposante architecture édifiée par Rawls, ces deux récentes contributions à un débat, déjà fort riche, sont loin d’avoir l’ampleur et l’ambition d’un travail à proprement parler fondateur. Et ce n’est certainement pas faire injustice à nos deux auteurs que de reconnaître la distance qui sépare l’invention d’une perspective nouvelle (incluant ses variations ultérieures) des commentaires et critiques qu’elle suscite en raison même de sa richesse et de sa fécondité. Cela n’ôte rien à l’importance de ces deux livres dans la réflexion contemporaine sur la justice, car sous bien des aspects tous deux proposent une approche nouvelle qui envisage une vision de l’homme selon le double registre de la vulnérabilité et des capacités, en rupture avec la prééminence accordée à la finalité de l’autonomie et qui s’attache aux conditions de vie effectives des individus plutôt qu’à l’élaboration d’un système théorique presque parfait.

Réalisations effectives plutôt que dispositifs institutionnels

Il ne serait guère difficile de faire un tableau en deux colonnes de l’ouvrage de Sen. L’une exposerait les points nodaux de la doctrine rawlsienne de la justice, l’autre les arguments critiques de l’auteur. Une structure binaire qui n’exclut pas un entier accord sur certains points fondamentaux – en particulier, le respect non négociable des principes d’égalité, d’équité et d’impartialité. Pour l’essentiel, Sen rejette ce qu’il appelle « l’institutionnalisme transcendantal » de Rawls, privilégiant au contraire une approche comparative qui se concentre non pas sur les dispositifs idéalement justes mais sur les réalisations.
Pour le dire en bref, l’argument premier de Sen tient à dire qu’il n’est pas de réflexion sur la justice qui ne doive tenir compte, de façon primordiale, de la vie réelle que mènent les gens [4], alors même qu’ils obéissent à des croyances et des conceptions de la bonne vie qui ne sauraient faire l’objet d’un consensus universel. La reconnaissance de la pluralité des conceptions du bien, qui justifie chez Rawls que soit posée la priorité du juste, est partagée aussi bien par Sen et par Nussbaum, et cela, non parce qu’il s’agit seulement d’un état de fait avec lequel il faut bien compter – ce qui est le cas, du moins dans nos sociétés démocratiques occidentales -, mais parce que la liberté laissée à chacun de mener sa vie comme il l’entend est un bien en soi. Tous deux se réfèrent sur ce point à John Stuart Mill qui, dans De la liberté, formule avec grande clarté ce principe normatif, constitutif de la tradition libérale. : « Le libéralisme politique est fondé, écrit Martha Nussbaum, sur le principe du respect des personnes, ce qui implique que soient respectées leurs diverses conceptions de ce qui est bon et de ce qui a de la valeur dans l’existence » [5].
Toutefois, envisager la question de la justice d’un point de vue comparatif, la centrer sur les fonctionnements et les réalisations qui se rapportent à des capacités individuelles appelées à être garanties et à s’épanouir – ce thème central est commun à Sen et à Nussbaum -, c’est de toute évidence une approche fort différente que de définir les principes de base de la justice sur lesquels se mettraient d’accord les partenaires d’un jeu constitutionnel, placés sous le « voile d’ignorance ». Il y a dans le contractualisme de Rawls, puisque c’est à cette tradition classique qu’il se rattache, comme une rigidité théorique, une sorte de fermeture qui est le prix à payer à sa nature organisationnelle et à sa cohérence : une fois les principes de base et leurs priorités posés dans une combinaison unique – un postulat que Sen conteste fermement [6] - les applications politiques, constitutionnelles, sociales et économiques en procèdent avec la dignité rassurante d’une quasi déduction logique [7]. Mais ce faisant, il y a tant de choses dans la vie concrète des êtres humains qui sont laissées de côté et qui pourtant se rapportent à l’idée qu’ils se font de la justice et de l’injustice que la splendeur de la construction finit par laisser sérieusement à désirer. De surcroît, l’unicité du système fait comme si il n’y avait pas d’autres possibilités rationnellement envisageables et acceptables, un présupposé qui, selon Amartya Sen, n’est ni fondé ni justifié.
L’approche de Sen, en comparaison de la démarche de Rawls, entend être plus flexible, plus ouverte à la discussion et à la délibération, plus à distance pourrait-on dire. Cela se voit à l’importance et au rôle proprement central qu’il attribue au point de vue et à l’évaluation, empruntés à Adam Smith, du « spectateur impartial » - un spectateur qui peut être d’ici comme d’ailleurs, proche ou lointain - plutôt qu’à celui de l’acteur rationnel d’une société close (l’Etat-nation) qui jouerait prudentiellement à se prémunir contre l’hypothèse du pire.
Selon Rawls, les acteurs constitutionnels, ne connaissant pas à l’avance (du fait qu’ils sont placés sous le voile d’ignorance) leur position et leur statut dans la société, ainsi que les capacités ou talents que le sort leur a réservés - « les hasards des dons naturels et les contingences sociales » [8] - ont tout intérêt à formuler des principes de justice qui seraient à l’avantage des plus défavorisés, et cela non en raison d’une quelconque bienveillance ou sens de la compassion – les hommes étant, sinon égoïstes, du moins indifférents les uns aux autres [9] - mais tout simplement parce que telle pourrait être leur propre situation. C’est sur la base de cette expérience de pensée que Rawls rejette la validité de la conception utilitariste de la justice. Parce que celle-ci vise au plus grand bonheur du plus grand nombre, le calcul des utilités conduit inévitablement à sacrifier les intérêts de quelques-uns (ou de minorités) dont rien ne nous garantit à l’avance que nous ne puissions faire partie. De telle sorte qu’il serait rationnellement imprudent de choisir une telle règle de choix en situation de grande incertitude.
Quoiqu’il en soit du débat mené par Rawls avec l’utilitarisme, Sen souligne tout d’abord qu’il concerne seulement les citoyens d’une société donnée, en sorte que ceux qui n’en font pas partie n’ont tout simplement pas voix au chapitre. Une telle conception procédurale et rationnelle de la justice se révèle particulièrement étroite et fermée.
Sen défend au contraire une perspective ouverte de l’impartialité, ce « regard éloigné » qui devrait être adopté par toute personne désireuse de discuter raisonnablement des revendications de justice acceptables par les autres, mais qui peuvent être en rivalité entre elles sans que cette rivalité théorique puisse toujours être tranchée de façon indiscutable et définitive [10]. A défaut de pouvoir, en toute circonstance, parvenir à un consensus entre les différentes conceptions normatives en présence, il importe au premier chef de s’attacher à ce qui serait considéré comme intrinsèquement et manifestement injuste - par exemple l’esclavage, la famine, l’exploitation des enfants, l’assujettissement des femmes, l’absence d’accès aux soins ou à l’éducation de populations entières ou encore la pratique de la torture - par des personnes raisonnables appartenant à des sociétés et à des nations différentes, si elles se trouvaient réunis dans une instance publique de délibération.
Une telle approche ouverte de l’impartialité est profondément distincte de « l’impartialité fermée » (du fait qu’elle est limitée aux citoyens d’un Etat donné) que Sen attribue à l’approche rawlsienne [11], qu’il taxe de « localisme » ou de « paroissialisme ». Au reste, faut-il s’en étonner de la part d’un indien, natif d’un petit village du Bengale, prix Nobel d’économie, qui enseigne depuis des décennies dans une prestigieuse université américaine mais qui n’a pas perdu les liens qu’il entretient avec ses racines ni l’inquiétude pour le sort des hommes de sa terre natale ?
Toute interrogation sur la justice doit accepter d’envisager le « point de vue élargi », pour reprendre une formule chère à Hannah Arendt, des citoyens d’autres sociétés et cultures que les nôtres, dont les voix expriment des arguments qui peuvent être sensiblement différents de ceux auxquels notre tradition (politique, philosophique, morale, religieuse, etc.) nous a habitués, et elle doit également prendre en compte les conséquences de nos actions et de nos politiques sur les citoyens d’autres nations qui pourront être affectés par celles-ci, du fait de l’interdépendance croissante des hommes et des intérêts dans un monde globalisé.

Choix social et justice comparative

Une telle perspective, sans doute moins ambitieuse et moins utopiste que celle de Rawls, relève de la théorie du choix social, cette discipline d’évaluation, héritée de Condorcet, qui « se soucie du fondement rationnel des jugements sociaux et des décisions publiques » et « qui doivent trancher entre diverses options » [12] sans pouvoir jamais proposer de solution ultime et définitive (à l’inverse de la tentation qui guette les théoriciens du contrat, de Hobbes à Rawls). Approche comparative et non pas transcendantale de la justice qui s’assume comme étant par nature incomplète, imparfaite, lacunaire – elle ne prétend pas apporter de recette spécifique à l’action publique [13] ni répondre à toutes les difficultés qui se rencontrent – et, par conséquent, « non totalisante ». Mais ce qui est défaut d’un point de vue théorique, abstrait et spéculatif, gagne en valeur dans l’ordre pratique. « Une théorie de la justice doit avoir quelque chose à dire sur les choix qui s’offrent réellement à nous, et pas seulement nous retenir dans un monde imaginaire et peu plausible d’une insurpassable splendeur. » [14] L’argument suivant suffira à mesurer l’ampleur de la différence.
Les défavorisés chez Sen sont des personnes réelles aux prises avec des situations humaines de famine, de misère et de d’oppression qui n’ont rien d’une pure et simple hypothèse (comme dans le « voile d’ignorance », tel que Rawls l’envisage). Il en est de même chez Nussbaum lorsqu’elle voit comme une limite invitant à reformuler une nouvelle approche de la justice le fait que dans le système de Rawls les handicapés physiques et mentaux se trouveraient exclus du contrat initial, tout simplement parce que leur fait défaut cette forme de rationalité qui doit être partagée par les acteurs de la vie sociale, celle-ci étant définie comme un système de coopération équitable en vu de l’avantage mutuel. Mais ni Sen ni Nussbaum ne sont prêts à admettre que les individus sont mus principalement par leur intérêt et leur avantage personnel dans l’indifférence aux intérêts d’autrui, ainsi que l’écrit Rawls [15]. Pour tous deux, au contraire, la bienveillance et la compassion, la responsabilité et l’engagement sont des motivations premières, de nature « désintéressée », qui existent bel et bien et dont il n’y a nul lieu de faire l’économie [16] -, et ils ne considèrent pas davantage les handicapés, en particulier mentaux, comme ne pouvant prétendre être des citoyens à part entière. Bien que, selon Rawls, les partenaires du contrat social perçoivent la signification et la nécessité de respecter des règles de justice pout elles-mêmes, il y a au départ de son système une part de pessimisme anthropologique [17] (commun à bien des penseurs classiques du contrat social) que ni Sen [18] ni Nussbaum ne partagent. Ainsi leurs travaux respectifs ne prennent-ils guère en compte le problème majeur (depuis Hobbes et Rousseau) que constitue, selon Rawls, l’existence des sentiments de méfiance, de ressentiment et d’envie qui menacent de ronger « les liens de la civilité » [19] et que la structure de base de la justice comme équité a pour fin de contenir. Ignorant cette question, leur critique se concentre dès lors sur un autre point. Les présupposés de l’intégration sociale – le ticket à payer pour être admis à participer au jeu constitutionnel : être capable d’exercer ses facultés intellectuelles et d’agir comme des « personnes libres et rationnelles » [20] – constitue, en particulier selon Martha Nussbaum, une limitation dont le premier effet est d’exclure ceux qui sont considérés comme mentalement inaptes ou fortement dépendants des autres.

Libertés et capacités

Chez Rawls, l’idée que la société juste est une mutualisation rationnelle des avantages repose sur un principe de symétrie ou de réciprocité [21] (inhérent à l’idée même de contrat) auquel ne peuvent satisfaire ceux qui en demandent beaucoup à la société et qui ne peuvent rien rendre en bénéfices équivalents (les personnes âgées, les malades de longue durée, les handicapés, etc.). De ce fait, ils se trouvent placés dans un état de dépendance, c’est-à-dire d’asymétrie et de non-réciprocité. Mais il y a plus : les handicapés mentaux n’entreraient pas même dans la catégorie des plus défavorisés ; cette situation qu’à titre d’hypothèse le sujet rationnel doit, selon Rawls, prudentiellement envisager pour la rendre d’avance la moins mauvaise possible et en minimiser les désavantages. Parce qu’ils sont dénués d’une intelligence proprement rationnelle, les handicapés mentaux ne peuvent prendre part au jeu constitutionnel fondé sur le principe de l’avantage. « L’incapacité à traiter de façon adéquate les besoins des citoyens qui ont des infirmités ou des handicaps constitue un sérieux défaut dans les théories modernes qui conçoivent les principes politiques de base comme le résultat d’un contrat en vu de l’avantage mutuel » écrit Martha Nussbaum [22]. Par conséquent, la conception rawlsienne ne saurait faire simplement l’objet de corrections qui introduiraient le besoin de soin dans les biens premiers [23] des citoyens, contrairement aux suggestions de la philosophe Eva Kittay [24]. Car, ainsi que le fait encore remarquer Nussbaum : « La liste des biens premiers est une liste de besoins de citoyens caractérisés par les deux facultés morales. A soi seul, cela laisse de côté les personnes qui ont de sévères infirmités mentales et toute personne qui durant de longues périodes de son existence se trouve en situation semblable. » [25] De sorte que c’est l’approche contractualiste et ses présupposés, tels que Rawls les formule, qui doivent être entièrement révisés et non pas simplement amendés à la marge.
Pour contrecarrer cette conséquence qui n’est pas sans revêtir un aspect sacrificiel vis-à-vis de diverses catégories d’individus et en particulier à l’égard des handicapés ou des personnes fortement dépendantes – le paradoxe est que Rawls présente pourtant sa conception de la justice comme une alternative à l’utilitarisme dont le trait premier, et inacceptable, est précisément d’être de nature sacrificielle [26] – les individus, selon Sen et Nussbaum, doivent être envisagés à partir de leurs « capacités » à mener une existence digne de ce nom ; capacités qui ne sont pas soumises à la condition d’être des sujets actifs et efficients de la coopération sociale.
Ce présupposé revêt une importance décisive dans leur critique de la conception de Rawls (et, en arrière plan, de la vision kantienne de l’homme, comme sujet autonome et rationnel, à laquelle celle-ci se rapporte explicitement). La capacité (capability) ou capabilité, selon l’anglicisme retenu en français (mais non dans les traductions espagnole et italienne), désigne « notre aptitude à réaliser diverses combinaisons de fonctionnements que nous pouvons comparer et juger les unes par rapport aux autres au regard de ce que nous avons des raisons de valoriser » [27]. La capacité doit être distinguée autant de l’utilité que de l’avantage mutuel (i.e l’avantage de chacun en situation d’incertitude et de dépendance). Il convient cependant de noter que sur ce point les choses ne sont pas toujours très claires, car Sen introduit dans le même temps le critère de la comparaison publique des avantages [28] ou des préférences. Un point sans doute technique mais décisif auquel sont consacrées de longues analyses, principalement en vu de surmonter le défi posé par le paradoxe d’Arrow (autrement appelé « l’impossibilité du libéral parétien » [29]).
La notion de liberté de choix tient chez Sen une place importante et elle inclut l’idée que le choix ne doit résulter d’aucune contrainte, serait-elle liée à la situation à laquelle les individus s’adaptent ou se résignent (ce que Jon Elster dans un ouvrage consacré à la critique de la théorie des choix rationnels, Le laboureur et ses enfants, [30] appelle « les préférences adaptatives »). Autrement dit, les processus du choix comptent autant que le choix lui-même : l’idée de capacité « attribue un rôle crucial à l’aptitude réelle d’une personne à effectuer les diverses activités qu’elle valorise » [31] et la possibilité d’exercer ces activités doit être aussi libre et effective que possible. De là la distinction que Sen établit entre « résultats finaux » et « résultats globaux ». Ces-derniers intègrent les conditions dans lesquelles les choix ont été faits que les premiers laissent de côté.
Ainsi la notion de « capacité » ne saurait être séparée de celle de liberté. Tout d’abord, parce que les individus doivent avoir la possibilité réelle – et pas seulement en termes de droits formels (ou abstraits) – de vivre conformément à l’idée qu’ils se font d’une bonne vie ; ensuite, parce que cette liberté inclut l’ensemble des moyens nécessaires à la poursuite et à la réalisation de cette fin, moyens qui doivent leur être librement et ouvertement offerts. Le second principe de stricte égalité des chances, formulé par Rawls, se rapporte à cette condition, mais celle-ci est chez Amartya Sen plus large et exigeante que la seule formulation de droits et de devoirs, voire de biens premiers. Il s’ensuit également que la notion de « bonne vie » ne saurait être réduite à une mesure purement quantitative de biens matériels : elle inclut des aspects qualitatifs, variant selon les personnes et les situations (tel, l’âge de la vie), que n’intègrent ni le PNB ni le PIB. Le système de Rawls, parce qu’il accorde une importance particulière aux critères de ressource et de revenu, pèche par cette limitation même.
Nussbaum fait ainsi la liste, dans Frontiers of Justice, de dix capacités fondamentales, hétérogènes, plurielles et diverses, qui sont inhérentes à la possibilité de mener une « bonne vie », selon la conception que chacun s’en fait [32] : capacité de vivre une existence qui soit d’une durée « normale », d’avoir une bonne santé (incluant l’accès à la nourriture et à un logement), de pouvoir se déplacer librement et de faire usage de ses facultés (sensibles, imaginatives et intellectuelles), d’entretenir des attachements humains, de se forger une conception du bien (dont résulte la protection de la liberté de conscience et des pratiques religieuses), d’entrer dans des relations avec les autres (de là l’importance du respect de soi et le rejet de toute forme d’humiliation), d’avoir le souci des autres espèces (en particulier animales), de pratiquer des activités ludiques (tels le rire et le jeu), enfin la capacité d’exercer un contrôle sur son environnement [33]. L’absence ou la déficience majeure de l’une de ces capacités ne peut être compensée par l’accroissement de quelque autre ; chacune constitue à soi seule une exigence minimale de justice qui, en-deçà d’un certain seuil, n’est pas négociable [34].

Un individualisme écologique

Sans doute dira-t-on qu’il n’y a pas d’opposition substantielle entre la formulation rawlsienne des « biens premiers » et l’approche plus large des capacités. Ainsi que l’écrit Rawls, « les droits et les libertés de base ainsi que leur priorité garantissent de manière égale à tous les citoyens les conditions sociales essentielles au développement adéquat et à l’exercice plein et conscient de leurs facultés morales : le sens de la justice et la conception du bien. » [35] Mais le développement humain, tel que l’entendent Sen et surtout Nussbaum, a une signification beaucoup plus étendue et profonde que chez Rawls. Elle se rapporte, en particulier chez Martha Nussbaum, à la vision aristotélicienne de l’accomplissement de soi dans les multiples et riches aspects (affectifs et intellectuels, imaginatifs aussi) de l’existence humaine [36]. De plus, elle repose sur l’idée d’une incommensurabilité des biens qui, étant hétérogènes et pluriels, ne peuvent être évalués à l’aune de critères communs purement quantitatifs. Enfin, et plus subtilement, la différence entre les droits, les libertés de base et les capacités tient à ceci que dans un cas l’individu est envisagé comme étant d’abord isolé des autres, alors que dans l’autre les relations (sociales, amicales, etc.) tiennent une place originaire dans l’épanouissement du sujet humain. Bien que les capacités puissent être rapportées à des « droits-créances », elles ne se fondent pas sur le présupposé, qui vient de Hobbes, que l’homme est naturellement un individu égoïste et réclamateur. Les capacités ne sont pas, au sens strict, des droits inviolables de l’individu, pris comme un être asocial et apolitique, mais les conditions nécessaires à l’exercice d’une vie humaine digne d’être vécue. En rapport à cette fin peut être défini ce que Sen appelait dans un précédent ouvrage « le système de droits-buts », équivalent à un « système de droits à des capabilités » [37]. Bien qu’il n’y ait pas d’opposition entre ces deux approches, qui sous bien des aspects sont proches, elles reposent sur une conception anthropologique d’une tonalité très différente.
L’individualisme de Nussbaum et de Sen pourrait être qualifié d’ écologique », pour la raison qu’il situe l’individu dans son rapport à l’environnement, pris au sens large (familial, social, économique, politique, avec la nature et les autres espèces vivantes également), en même temps qu’il prend en compte la particularité des situations dans lesquelles les décisions et les choix doivent être pris.
Autre différence importante : le principe rawlsien selon lequel les droits de base doivent bénéficier d’une priorité absolue peut être soumis à discussion lorsque d’autres priorités (par exemple l’accès à la nourriture) s’imposent avec une urgence particulière : « La liberté individuelle est d’une extrême importance, mais pourquoi faudrait-il invariablement juger que la moindre violation de cette liberté est plus cruciale pour une personne – et pour une société – que la pire famine, la disette ou quelque autre calamité ? » se demande Sen [38]. Et il ajoute, de façon plus précise : « Il convient de distinguer entre le choix d’accorder une certaine priorité à la liberté personnelle (…) et l’exigence « extrémiste » de lui accorder une priorité lexicographique, en voyant dans le moindre gain de liberté – si infime soit-il – une raison suffisante pour faire des sacrifices – si énormes soient-ils – dans d’autres aspects appréciables du bien vivre. » [39] On comprendra mieux cette affirmation qui relativise, en un certain sens, la priorité absolue accordée par Rawls aux libertés individuelles en soulignant que, selon Amartya Sen, celles-ci sont inséparables des capacités, plus qu’elles ne constituent, à proprement parler, des fins en soi qui devraient être promulguées et accrues, quelqu’en soit le prix et les conséquences [40]. Le même refus du « fétichisme » de la liberté est soutenu par Nussbaum [41]
Dans cette perspective, la métrique rawlsienne des biens premiers ne suffit pas non plus. Un exemple pris par nos deux auteurs, et que nous avons déjà évoqué, en montre la limite : l’existence d’un handicap physique ou, plus encore, d’un handicap mental change si profondément les conditions d’existence d’un individu qu’on ne peut en rendre compte sur la base simplement des revenus disponibles. Aurait-il des ressources pécuniaires suffisantes, sa vie resterait profondément modifiée selon que les politiques publiques prennent ou non en compte les difficultés (par exemple de déplacement et de transport pour une personne en chaise roulante [42]) qui accompagnent son quotidien. Tel est le type de situation concrète que la conception rawlsienne de la justice et l’insistance sur les ressources laisse totalement de côté. L’approche des capacités, proche en cela des doctrines du care [43], entend pallier ces lacunes.
La différence entre Rawls et nos critiques ne tient pas tant au fond qu’à une certaine manière de s’y prendre. Nous ne sommes pas en présence de deux systèmes de pensée radicalement opposés et incompatibles [44]. Nos trois auteurs partagent les principes fondamentaux d’une société libérale, respectueuse de la pluralité des conceptions du bien et des droits fondamentaux des individus ; de même qu’ils sont profondément critiques à l’endroit de l’idée que le calcul utilitariste (pris au sens large) devrait présider aux politiques publiques. Il en est simplement que Rawls pense, comme en surplomb, les principes de base de nature à structurer une société idéalement juste et bien ordonnée, indépendamment des conditions concrètes dans lesquelles les individus se trouvent placés (telle est la vertu supposée du voile d’ignorance). A l’inverse, Sen et Nussbaum partent plus modestement de l’existence effective qu’ils mènent, et interrogent la liberté qu’ont les êtres humains de réaliser les capacités qui sont inhérentes à l’accomplissement d’une vie digne d’être vécue. De là, ils remontent aux institutions et aux politiques publiques en vu de les évaluer et, éventuellement, de les réformer.

La finalité de la bonne vie

Alors que Rawls ignore assez largement la perspective de la « vie bonne », cette finalité est inscrite au coeur de la pensée de Martha Nussbaum et il est tout à fait clair que, pour elle, il n’est aucun être qui soit dénué de la capacité à mener une vie humaine qui soit digne d’être vécue. Il n’est pas de conception de la justice qui ne doive partir de ce présupposé, en sorte que les principes de base de la justice sociale et, plus généralement, d’une société humaine juste et décente, doivent intégrer cette capacité primordiale et l’interdépendance originaire qui en découle entre les hommes, bien plus qu’ils ne doivent être limités à la garantie de droits de base ou de biens premiers sur la base d’un contrat auquel ne pourraient participer que les citoyens dotés d’une intelligence rationnelle et prudentielle, ayant à lutter contre les infortunes du sort et l’envie corrosive de leurs partenaires. Les défavorisés dont il s’agit de se soucier, ce n’est pas moi, en tant que cette condition pourrait être la mienne, mais ceux qui sont dans une position telle que leurs capacités à se développer et à se réaliser dans une vie humaine accomplie sont bridées ou aliénées. La « situation originelle », du fait des contraintes restrictives que Rawls lui impose (en particulier la définition de la société comme un système de coopération en vu de l’avantage mutuel), ne constitue pas, selon Sen et Nussbaum un point de départ pertinent pour la formulation des principes politiques de base d’une société juste [45]. De même qu’il convient de déconnecter le principe de dignité de celui de réciprocité, ne serait-ce que parce que le premier a un caractère d’inconditionnalité qui, par définition, fait défaut au second.
Les différences qui séparent les conceptions contractualistes de la justice de l’approche des capacités sont subtiles et nuancées, et ce peu d’écart sur le fond vient de ce que les unes et les autres partagent les valeurs constitutives du libéralisme politique. Le déplacement principal tient au fait que l’approche des capacités réintroduit la primauté du bien sur le juste ; le bien désignant la capacité réelle à mener une « bonne vie », une vie humaine digne d’être vécue [46] que les individus doivent pouvoir poursuivre selon les choix et les orientations qui sont les leurs. C’est ainsi que pour Amartya Sen, les capacités se rapportent à liberté effective et réelle de poursuivre des fins que les individus ont des raisons de valoriser. Du fait qu’une attention particulière est portée sur les libertés réelles, on ne saurait s’en tenir à une conception purement négative de la liberté, selon le sens qu’Isiah Berlin donne à cette notion. Avec les « « capabilités » ou capacités, c’est bien de libertés positives qu’il faut parler. Il n’est non plus possible selon Nussbaum de s’en tenir à la séparation hermétique entre sphère privée et sphère publique [47], puisque, pour prendre ce seul exemple, la famille constitue une institution sociale et politique « qui fait partie intégrante de la structure de base de la société. » [48] S’il en est bien ainsi, la reconnaissance des tâches domestiques effectuées généralement par les femmes constitue une obligation concrète de justice sociale.
Cependant l’approche des capacités, telle que Sen ou Nussbaum l’entendent, ne se prononce pas sur ce qui constitue en soi une bonne vie ou une vie satisfaisante et – point important – elle ne fait pas de la recherche de notre bien-être ou de notre bonheur personnel, comme dans la formulation utilitariste de l’économie du bien-être, la seule fin que nous ayons à viser. Il y a des causes qui méritent d’être défendues pour elles-mêmes et l’engagement social ou politique qui pousse certains à agir ne saurait être réduit à un simple calcul prudentiel, pas plus qu’il ne relève d’une rationalité purement instrumentale. : « Si un individu a le pouvoir d’entreprendre une action dont il ou elle entrevoit qu’elle contribuera à réduire l’injustice dans le monde, alors cette action se trouve justifiée par un puissant argument raisonné (sans qu’il y ait besoin de traduire ce motif en termes d’avantage imaginaire inspiré par la prudence dans un cadre hypothétique de coopération). » [49] Que les hommes agissent parfois pour de semblables raisons « désintéressées » est un fait qu’il n’y a nul lieu de contester ni d’interpréter dans les schèmes égoïstes, étroits et restrictifs de la théorie des choix rationnels.
Ces traits communs à la pensée de nos deux critiques de Rawls ne sauraient cependant occulter les subtiles différences de ton, d’approche et de sensibilité qui les distinguent.

Là où nos deux auteurs se séparent

Une différence assez notable est, si je ne me trompe pas, que Martha Nussbaum a une idée plus précise, quoiqu’elle reste largement indéterminée et « ouverte », des aspects distinctifs qui constituent le propre d’une bonne vie. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les raisons pour lesquelles, à la différence de John Rawls, elle se réclame ouvertement de l’héritage d’Aristote plutôt que celui de Kant : la sensibilité, incluant les émotions et les sentiments, l’imagination aussi, doivent être cultivées, et non pas la raison seulement - s’agirait-il de la raison pratique -, dans les différentes sphères des activités humaines. Avec ce déplacement, c’est tout un ensemble de préoccupations ignorées par les doctrines contractualistes qui apparaît au jour et que Martha Nussbaum explore dans son oeuvre : la vulnérabilité de l’existence humaine, l’intelligence des émotions, l’apport de la littérature et de l’imagination aux politiques publiques, l’éthique de la contingence et de l’improvisation, la doctrine des capacités, la finalité de la « bonne vie ».
Bien plus qu’Amartya Sen, Martha Nussbaum fait reposer sa critique du contractualisme sur le rejet d’une réduction des acteurs de la justice aux seuls individus capables de faire usage de leur raison, serait-ce dans le cadre d’une impartialité « ouverte ». Aussi ne trouve-t-on pas chez elle, à la différence de Sen, l’idée qu’une place prééminente devrait être accordée au raisonnement et au débat publics comme modalités par excellence d’une réflexion objective sur les principes éthiques. S’il devait en être ainsi, on ne voit pas comment les handicapés mentaux ne se trouveraient pas ici tout autant exclus de l’espace de délibération publique que dans le système de Rawls. Chez Sen, le débat avec Rawls porte en particulier, nous l’avons dit, sur deux conceptions de l’impartialité, l’une réservée aux citoyens d’un espace clos (national, régional ou « civilisationnel » au sens large du terme), l’autre accueillante aux hommes venus de loin et d’ailleurs. Mais quels que soient les contrées et les horizons dont proviennent les partenaires, il est entendu que c’est sur le fondement d’une conception commune de la rationalité et de la délibération ; telle que l’incarne la figure du spectateur impartial, que la réflexion doit s’engager. Je ne vois pas que seraient admis à y participer ceux auxquels Martha Nussbaum attache un si profonde attention [50].
Sans doute pourrait-on s’étonner que la révision, opérée par Martha Nussbaum, de la doctrine contractualiste de la justice, telle que John Rawls la formule, attache une si grande importance à des cas qui ne sont socialement, somme toute, que relativement « marginaux » [51], les personnes en situation de dépendance (même s’il n’est personne qui ne puisse s’y trouver un jour ou l’autre, en particulier lorsqu’il s’agit des personnes âgées) ; situations qui pourraient parfaitement être prises en compte sans qu’il soit nécessaire de partir de là. En fait, en envisageant le problème de la justice à partir de ce point de vue, avec ce qu’il exige à la fois de rationalité, mais aussi de générosité et de compassion - « sans la charité, la raison est froide et cruelle », n’hésite pas à écrire Martha Nussbaum dans Poetic Justice [52]- c’est tout l’ensemble de la perspective qui change et qui se trouve bouleversé. C’est ainsi que la réciprocité se trouve remplacée par notre commune vulnérabilité, la rationalité par une conception plus large des facultés cognitives (incluant l’imagination, les sentiments et les émotions), la coopération avantageuse par le développement des capacités. Aucune de ces distinctions ne sont, en elles-mêmes, fondamentales et décisives, mais, conjuguées les unes aux autres, au bout du compte on se trouve confronté à des conceptions de l’homme et des relations sociales profondément divergentes.
Si cette divergence éloigne fortement la pensée de Nussbaum de la construction idéaliste et théorique de Rawls, il en va également de même, quoique dans une moindre mesure, des rapports qu’elle entretient avec la pensée de Sen. Tous deux se citent mutuellement avec éloge. Mais s’ils partagent une intention et une visée théoriques communes (la critique de la théorie des choix rationnels et de l’utilitarisme, le rejet d’une approche purement constructiviste de la justice), s’ils partagent des approches identiques – en particulier, lorsque Nussbaum explore et développe abondamment la doctrine des capacités, introduite par Sen -, il n’en reste pas moins que leurs travaux respectifs se déploient dans un style de pensée qui, dans la forme et dans le fond, révèlent deux sensibilités intellectuelles très différentes. En témoigne, par exemple, la riche et profonde réflexion que Martha Nussbaum développe sur la signification proprement cognitive des émotions dans Upheaval of Thought [53], ou sur ce que la littérature apporte à la compréhension des situations humaines particulières,, et qui est essentiel jusque dans le domaine des politiques publiques et la pratique ordinaire de la justice [54]. Tous aspects sur lesquels elle revient en permanence et qui sont absents de l’oeuvre d’Amartya Sen, s’ils ne lui sont pas tout à fait étrangers.
Réelles et subtiles, ces différences théoriques témoignent de la richesse, de la fécondité et de la prolixité du débat philosophique dans le monde américain contemporain lorsqu’il s’agit de penser les exigences de l’idée de justice, dans ses aspects aussi bien sociaux, politiques que proprement éthiques. L’inflexion que Martha Nussbaum et Amartya Sen apportent au système de Rawls – mais peut-être est-ce plus qu’une « inflexion » ?- tient à l’importance qu’y revêt ce concept de vulnérabilité humaine qui accompagne celui de capacité et qui envisage l’être humain autant dans ses droits, ses aptitudes et ses besoins fondamentaux – on a vu que la liste est assez étendue - que dans sa fragilité et sa dépendance. L’aspect qui surprendra peut-être le plus le philosophe français est l’insistance attachée, en particulier dans l’oeuvre de Martha Nussbaum, à la notion de « bonne vie » ou de vie « digne d’être vécue » qui, aussi ouverte et indéterminée soit-elle, n’en constitue pas moins une norme régulatrice de la pensée, là où nous croyions que toute interrogation de cet ordre, relevant de la sphère privée, devait être fermement exclue du domaine des préoccupations publiques. Il se pourrait cependant que telle interrogation sur la bonne vie ou une vie humaine tout simplement décente soit plus utile, serait-elle moins utopique, que l’expérience de pensée qui vise à déterminer les principes de base de la justice au sein d’une société bien ordonnée, proche de la perfection démocratique, sur lesquels se mettraient d’accord des sujets moraux raisonnables, presque parfaits.

Michel Terestchenko, Université de Reims, IEP Aix-en-Provence.

NOTES

[1Auteur d’une oeuvre abondante, Martha Nussbaum, qui enseigne à la University of Chicago Law School, est une des philosophes les plus influentes aux Etats-Unis. Jouissant d’une notoriété établie dans le monde entier, elle reste aujourd’hui encore trop peu connue en France.

[2Frontiers of Justice, Disability, Nationality and Species Membership, The Belknap Press of Havard University Press, Cambridge, London, 2007. Désormais noté F.J.

[3The Idea of Justice, Penguin Books Ltd, London, 2009 ; édit. frse., L’idée de justice, trad. Paul Chemla, avec la collaboration d’Eloi Laurent, Paris, Flammarion, 2010. Désormais noté I. J.

[4« Nous avons besoin d’une interprétation de la justice fondée sur les accomplissements parce que la justice ne peut rester indifférente aux vies que mènent réellement les gens », I. J., p.. 44.

[5Hiding from Humanity, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2004, p. 60.

[6« Je dois dire que Rawls me laisse tout à fait sceptique quand il affirme le caractère unique du choix, dans la position originelle, de l’ensemble des principes appelés à régir les institutions justes, sur lesquelles une société pleinement juste doit s’appuyer », I. J., p. 87.

[7Voir par exemple T.J., § 20, p. 154, La justice comme équité. Une reformulation de Théorie de justice, La Découverte, 2008, p. 120 : « Nous aimerions que l’argumentation à partir de la position originelle ait, dans la mesure du possible, la forme d’une déduction, même si celle que nous produisons effectivemement ne parvient pas à atteindre cet objectif ».

[8T. J., p. 41.

[9Id., p. 40.

[10Dans L’idée de justice, Sen prend un exemple de compétition entre trois conceptions rivales, toutes justifiées et acceptables, de la justice, fondées sur la recherche de la satisfaction, l’élimination de la pauvreté et le droit de jouir des fruits de son travail, dans la petite parabole « Trois enfants et une flûte » (op. cit., p. 38-41).

[11« Je serai satisfait s’il est possible de formuler une conception raisonnable de la justice adaptée à la structure de base de la société, que nous concevons pour le moment comme un système clos, isolé des autres sociétés », T.J., p. 34.

[12I. J., p. 130.

[13I. J., p. 285.

[14I. J., p. 142-143.

[15T. J., p. 182. Ce n’est que par une stratégie indirecte que, selon Rawls, la bienveillance peut être atteinte : « La combinaison du désintérêt mutuel et du voile d’ignorance arrive à peu près au même but que la bienveillance », id. p. 180. Précisions que la traduction est ici équivoque. « Désintérêt » signifie, en réalité, indifférence. Le résultat final est peut-être le même, mais la motivation en cause étant profondément différente, cela change tout lorsqu’il s’agit de comprendre la nature du lien social.

[16Voir en particulier, A. Sen, « Des idiots rationnels », in Ethique et économie, trad. Sophie Marnat, Paris, PUF, 1991, p. 89-116.

[17Si je dis « au départ », c’est parce que Rawls postule dans Libéralisme politique que, une fois le contrat conclu, les individus se comportent comme des personnes coopératives raisonnables qui « désirent comme une fin en soi le monde dans lequel elles-mêmes, en tant qu’êtres libres et égaux, peuvent coopérer avec les autres dans des termes que tous acceptent ». Autrement dit, la coopération sociale est alors voulue pour elle-même et non comme un moyen (instrumental) en vu de la satisfaction des intérêts égoïstes des individus (Sen, id., p. 111).

[18Voir la critique prudente de Sen : « On peut se demander si elle (la position originelle) prête aux êtres humains les motivations qui conviennent : le raisonnement rawlsien ne les réduit-il pas exagérément à des visées « prudentielles au sens large », où les « personnes raisonnables » ont pour seul souci de trouver comment tirer profit d’une « coopération avec les autres » ? », I. J., p. 179. Plus loin, il écrit avec davantage de force : « Il y a un point commun avec la perspective intéressée de la théorie du choix rationnel (…) l’approche rawlsienne de la « justice comme équité » repose sur un soubassement dont la quintessence est l’avantage. » id., p. 252.

[19La théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Le Seuil, 1987, p. 32.

[20Rappelons que Rawls comprend la rationalité, dans le sens étroit en usage dans la théorie économique, comme « la capacité d’employer les moyens les plus efficaces pour atteindre des fins données », id. p. 40.

[21Sur ce point, la pensée de Rawls évoluera sensiblement, le principe de réciprocité étant détaché dans Libéralisme politique, de la poursuite de l’avantage mutuel. Cf. Martha Nussbaum, F. J., p. 59-60.

[22F. J., p. 98.

[23Rawls définit cinq classes de biens premiers qui sont placés dans un ordre lexical : 1. Le droit et les libertés fondamentales. 2. La liberté de mouvement et le libre choix d’une position dans un contexte d’égalité des chances. 3. Les pouvoirs et prérogatives attachés aux différentes fonctions dans les institutions. 4. Les revenus et la richesse. 5. Les bases sociales du respect de soi.

[24Id., p. 140. Cf. également Nussbaum, op. cit., p. 217.

[25Id., p. 141.

[26Id., p. 52.

[27I. J., p. 286.

[28« La capabilité, en fait, n’est rien de plus qu’une perspective par laquelle il est possible d’évaluer rationnellement les avantages et les désavantages d’une personne », I.J., p. 357.

[29Id., p. 371 et suiv.

[30Trad. Abel Gerschenfeld, Paris, Editions de Minuit, 1987.

[31I. J., p. 309 ; également p. 368.

[32Op. cit., p. 76-78.

[33F. J., p. 156-157.

[34d., p. 179-180.

[35T.J., p. 11.

[36Il n’en reste pas moins que, à la différence des Anciens, d’Aristote en particulier, et des penseurs du Moyen-Age, Nussbaum ne se prononce pas, pas plus que ne le font généralement les penseurs libéraux modernes sur ce qui constitue pour l’homme « la bonne vie ». Et cette « neutralité » (qui n’a rien de nécessairement sceptique) résulte du principe fondamental, à la fois éthique et politique, que les personnes doivent être respectées dans leur autonomie et leur individualité. C’est évidemment là une différence essentielle. Ainsi que l’écrit Charles Larmore : « Au fil des quatre derniers siècles, la nature de la vie bonne, dans nombre de ses aspects, est apparue comme l’objet d’un désaccord raisonnable », Modernité et morale, Paris, PUF, 1993, p. 162. Voir P. Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Biblio essais, Le Livre de Poche, 2003.

[37« Les droits et la question de l’agent », in Ethique et économie, op. cit., p. 132. Il resterait à voir ce qui distingue « les droits-buts » ou « droits-capabilités » des droits-créances.

[38I. J., p. 360-361.

[39Ibid.

[40On se gardera d’en conclure que Sen adopterait l’idée selon laquelle les régimes autoritaires sont parfois plus aptes que les sociétés démocratiques à favoriser le développement et le progrès des sociétés. Cet argument fait l’objet d’une réfutation circonstanciée dans la dernière partie de l’ouvrage (en particulier, p. 412-413)

[41F. J., p. 216.

[42F. J., p. 167.

[43Pour une courte mais excellente présentation générale de ces courants de pensée depuis les années quatre-vingt, voir
Marie Garrau et Alice Le Goff, Care, justice et dépendance, coll. Philosophies, Paris, PUF, 2010. Sur les relations entre le care et les capacités, voir Nussbaum, op. cit., p. 211-216.

[44« Partant d’un point de départ différent, l’approche des capacités aboutit à des principes qui sont étonnamment convergents, en bien des manières, avec les deux principes de Rawls », F. J., p. 177.

[45F. J., p. 112-127.

[46Id., p. 160.

[47Sur ce point, la conception du libéralisme, dont se réclame l’approche des capacités, se sépare de celle exposée par Benjamin Constant dans son célèbre discours à l’Athénée royal, prononcée en 1819, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ».

[48F. J., p. 212.

[49Id., p. 329.

[50Il convient toutefois de préciser que, dans le contexte d’autres discussions, Martha Nussbaum fait largement appel à ce que seraient les jugements d’un spectateur impartial et judicieux. Voir en particulier, Hiding from Humanity, op. cit.

[51Il est peut-être significatif que Sen n’évoque, dans son livre, le cas des handicapés qu’au passage (p. 315), alors que Nussbaum fait de leur exclusion un problème central de la justice, et un argument majeur de sa polémique contre Rawls.

[52Poetic Justice. The Literary Imagination and Public Life, Boston, Beacon Press, 1995., p. 43.

[53Upheaval of Thought, The Intelligence of Emotions, Cambridge University Press, 2001. Un thème auquel Sen ne fait que très brièvement allusion dans L’idée de justice, p. 77 : « De fait, il n’y a aucune raison particulière de nier le rôle éminent de la psychologie instinctive, des réactions spontanées ».

[54Voir, en particulier, M. Nussbaum, Poetic Justice, op. cit.