Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Jean-Louis Prat

La Décroissance est-elle réactionnaire ?

Texte publié le 10 avril 2008

Note préliminaire : un livre dangereux

Le texte qui va suivre est celui d’une intervention que j’ai faite le 19 avril 2008 lors d’un colloque organisé à l’abbaye de Sant Miquel de Cuixà, autour de notre ami Serge Latouche, qui a lui-même ouvert le colloque avec un exposé sur « La décroissance comme relocalisation de l’utopie ». La plupart des interventions se rattachaient au thème initialement choisi pour cette rencontre : décroissance et biorégionalisme. La mienne pourrait donc paraître « hors sujet », si la préparation du colloque ne nous avait pas conduits à en faire une « trobada pel decreixement », « rencontre pour la décroissance », où allaient se retrouver, par dessus la frontière - nullement naturelle - qui est censée courir le long des Pyrénées, des personnes et des groupes qui avaient des choses à se dire, en français et en catalan, langue qui, désormais, appartient au patrimoine de la nation.
Je n’ai rien changé à mon texte, où j’avais, autant que possible, étayé mon propos par des références textuelles, mais j’ai sans doute eu tort de citer un vieux texte où Alain de Benoist invoquait “des faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie”, en supposant, trop vite, que « sur ce point il n’a pas changé d’opinion » - hypothèse à laquelle il me faut renoncer, puisqu’elle est démentie par Alain de Benoist, qui connaît mieux que moi ses propres opinions :
« Quant aux “faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie”, contrairement à ce que vous dites, je me sens aujourd’hui bien éloigné de ce que j’ai pu en dire, trop sommairement, il y a trente ans. Ces dernières années, j’ai même multiplié les mises au point là-dessus. Lorsque vous dites que l’homme “transgresse sa nature animale”, car il est “un être sociable façonné par son existence sociale”, j’approuve bien entendu des deux mains ».
Comme je ne sais rien de ses pensées secrètes, et ne pratique pas ce que Dali nommait la « méthode paranoïaque-critique », je m’en tiens aux pensées formulées dans des textes, seul moyen d’établir si l’ouvrage dont je cherchais à rendre compte n’était qu’une entreprise de « récupération » - terme qui, bien souvent, n’exprime qu’un fantasme, décrit par Castoriadis, il y a quarante ans : « Celui qui a peur de la récupération est déjà récupéré. Récupéré dans son attitude, car bloqué. Récupéré dans sa mentalité la plus profonde, car cherchant des garanties contre la récupération et par là déjà pris dans le piège idéologique réactionnaire : la recherche d’un talisman, d’un fétiche anti-récupérateur. » (Mai 68, la Brèche).
Les malheureux que dévore cette hantise ne se demandent plus si un livre peut leur apporter quelque chose, si ses thèses sont justes et bien argumentées, mais s’il est « dangereux », dès lors que son auteur serait infréquentable, « trouble » ou « ambigu ». Aussi bien, quand ils lisent un livre dangereux, c’est pour y repérer les traces, ou les stigmates, d’une perversité qu’ils pourront signaler à leurs propres lecteurs.
Ce qui, sans être trouble, peut paraître troublant chez Alain de Benoist, c’est qu’il juge « obsolètes » les clivages habituels du monde politique, et se dise, à la fois, « de droite et de gauche ». Ce qui lui a permis, pendant la guerre du Golfe, de signer « l’appel des quarante » lancé par Gisèle Halimi et 38 autres signataires, qui ne l’ont pas, alors, jugé infréquentable. Sans doute est-il « de droite », lui qui ne cesse pas de s’en prendre aux Lumières, même s’il met à part la pensée de Rousseau [Cf. « Relire Rousseau », dans La ligne de mire]. Mais ce lecteur de Nietzsche pourrait se souvenir de l’hommage à Voltaire, dans « Humain trop humain ». Puis, encore un effort, il pourrait reconnaître que Diderot n’a pas prétendu que les hommes naissent porteurs de droits naturels, et les mêmes partout : « Aucun homme, dit-il, n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres », négation décapante, où ne s’est pas encore cristallisé un dogme. Nous voici, en tout cas, loin des horreurs qu’évoque le terme « extrême-droite » : pour situer Alain de Benoist, faut-il, à tout jamais, revenir aux écrits de « Fabrice Laroche », qui remontent aussi loin que l’époque lointaine où MM. Kouchner et Glucksmann militaient à l’extrême-gauche ? Ses idées, aujourd’hui, sont moins réactionnaires que celles d’anciens gauchistes ralliés à Sarkozy, qui ont même soutenu l’invasion de l’Irak, et auxquels, malgré tout, personne ne reproche, ni ce qu’ils ont été, ni ce qu’ils sont devenus.
Mais pour revenir à « Demain la décroissance », les idées de ce livre doivent être discutées, comme si nous ne savions pas qui les a émises. Si elles sont « réactionnaires », elles le seront toujours, quel que soit le passé de ceux qui les soutiennent. Comme on pourra le voir, à tort ou à raison, l’écologie « profonde » m’apparaît tout d’abord comme une diversion, parce qu’il importe peu de savoir si on défend la Terre, ou la « nature », en vue de préserver sa « valeur intrinsèque », ou parce qu’on se soucie de l’environnement que nous allons laisser aux générations à venir, ce qui, dans tous les cas, nous confronte au même embarras : les générations à venir, pas plus que la « nature », ne peuvent pas voter sur ce qui les attend, cet avenir dépend des hommes d’aujourd’hui, qu’il s’agit de convaincre, au lieu de spéculer sur l’écologisme « authentique ».


La Décroissance est-elle réactionnaire ?

J’avais d’abord prévu de vous proposer une étude sur Castoriadis et la décroissance, où j’aurais dû me débrouiller avec le fait que Castoriadis n’emploie jamais le mot décroissance, ce qui, bien entendu, n’exclut aucunement la possibilité de trouver dans son œuvre de nombreux arguments favorables aux thèses défendues, aujourd’hui, par les “objecteurs de croissance”. Par rapport aux enjeux des débats sur la croissance, la pensée de Castoriadis manifeste une étonnante continuité. Ainsi retrouvons-nous, dans un texte paru quelques années avant sa mort, comme un écho de ce que nous aurions pu lire, au début des années 60, dans la revue Socialisme ou Barbarie. Permettez-moi d’abord de citer celle-ci : “L’idée que le socialisme coïncide avec la nationalisation des moyens de production et la planification ; qu’il vise essentiellement - ou que les hommes doivent viser - l’augmentation de la production et de la consommation, ces idées doivent être dénoncées impitoyablement, leur identité avec l’orientation profonde du capitalisme montrée constamment (...) Le programme socialiste doit être présenté pour ce qu’il est : un programme d’humanisation du travail et de la société. Il doit être clamé que le socialisme n’est pas une terrasse de loisirs sur la prison industrielle, ni des transistors pour les prisonniers, mais la destruction de la prison industrielle elle-même” [S ou B, n° 33, p. 82, et n° 35, pp. 29-30 : depuis qu’est épuisée la réédition de ces textes dans la collection 10-18, ils sont pratiquement devenus introuvables. L’anthologie publiée en 2007 par “Acratie”, allez savoir pourquoi, bien qu’elle reprenne l’article “Recommencer la révolution”, coupe précisément le passage cité].
Et maintenant voyons ce que répondait Castoriadis, en 1992, à une enquête du Nouvel Observateur, qui posait la question suivante : “L’écologie est-elle réactionnaire ?”. J’ai deux bonnes raisons pour vous lire un extrait de cette réponse, et la première raison vous apparaîtra tout de suite, c’est que l’écologie constituait, à ses yeux, la contestation la plus radicale qui soit du système capitaliste, excluant par avance tout ce qui a pu être dit, lors du Grenelle de l’environnement, sur une prétendue réconciliation entre l’écologie et l’économie - ce qui veut dire, en clair, entre une écologie qui aurait cessé d’être “idéologique” pour devenir “pragmatique”, et une économie, toujours productiviste mais respectueuse de l’environnement, puisque acquise aux principes du développement durable. Cette conciliation est aussi improbable que la conciliation de la chèvre et du chou, comme toutes les fois où des “pragmatistes” prétendent se donner deux objectifs aussi peu conciliables que l’expansion illimitée de la production, et la préservation des ressources naturelles que nous voudrions transmettre aux générations à venir. En pratique, il faudra choisir entre les besoins, réels ou supposés, de la génération présente, et la possibilité même de maintenir sur terre une vie authentiquement humaine dans un avenir prévisible. Loin d’être réactionnaire, déclare Castoriadis, - je cite : « L’écologie est subversive car elle met en question l’imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central selon lequel notre destin est d’augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l’impact catastrophique de la logique capitaliste sur l’environnement naturel et sur la vie des êtres humains. Cette logique est absurde en elle-même et conduit à une impossibilité physique à l’échelle de la planète puisqu’elle aboutit à détruire ses propres présuppositions. Il n’y a pas seulement la dilapidation irréversible du milieu et des ressources non remplaçables. Il y a aussi la destruction anthropologique des êtres humains transformés en bêtes productrices et consommatrices, en zappeurs abrutis » [« L’écologie contre les marchands », in Une société à la dérive, Seuil, Paris, 2005, p. 237].
J’ai une autre raison pour vous citer ce texte, c’est qu’il fait partie des références invoquées par Alain de Benoist, dans son livre Demain la décroissance ! [Paris, éditions Edite, 2007, cité dorénavant sous le sigle DD] où il reprend, à sa manière, la question des enjeux, politiques et philosophiques, soulevées par l’écologie et par l’objection de croissance : est-elle réactionnaire, révolutionnaire, réformiste ou conservatrice ? C’est ce qui m’a conduit à modifier mon titre, et mon angle d’attaque, pour m’interroger sur le sens de l’enthousiasme écologique manifesté par Alain de Benoist, depuis une quinzaine d’années - car il est, sur ce point, dans la position de l’Apôtre qui adore aujourd’hui ce qu’il condamnait autrefois. Je ne dis pas ceci pour lui en faire grief, je ne suis pas de ceux qui reprochent à quelqu’un d’avoir changé d’avis. S’il a vraiment changé, et s’il l’a fait pour des motifs respectables, ça vaut mieux que l’exemple d’une personnalité politique qui a pu faire semblant, le temps d’une élection, de croire aux promesses énoncées dans son programme, pour révéler ensuite qu’elle n’y avait jamais cru. Faut-il le préciser, je ne suis le gardien d’aucune orthodoxie, et je ne prétends mettre aucun livre à l’index. Je voudrais cependant mieux cerner les motifs d’un revirement qui me semble rappeler l’aventure de Paul de Tarse sur le chemin de Damas. En effet, si on s’en tient au recueil des éditoriaux qu’il a publiés dans la revue Eléments, l’animateur du GRECE [Groupement de Recherches et d’Etudes sur la Civilisation Européenne] a d’abord récusé l’idée que la planète soit devenue une immense poubelle, et dénoncé vivement ce “mot d’ordre suspect, qui a déclenché une vague de catastrophisme sans précédent”. Les écologistes, tels qu’il les décrivait dans un éditorial de 1977, “ne retiennent de la nature que les aspects rêvés correspondant à leurs désirs. Les mêmes qui nous pressent instamment d’en revenir à la ‘nature’ sont aussi ceux qui refusent des faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie - en affirmant que ces notions, propres à tout être vivant, ne sont pas extrapolables au milieu humain” [“Les équivoques de l’écologie”, Eléments, été 1977, repris dans Le grain de sable, Editions du Labyrinthe, 1994, pp. 42-44. Voir aussi, sous le même titre, un article de 1971, repris et amplifié dans son livre Vu de droite]. C’est seulement dans les années 90 qu’il va prendre au sérieux ce qu’il appelle alors “les enjeux de l’écologie” - enjeux qui, évidemment, sont d’abord politiques, ou métapolitiques : “Dans un monde où la pensée critique semble avoir disparu, où le consensus s’étend en ‘neutralisant’ des opinions naguère antagonistes, l’écologie politique est actuellement, il faut bien le dire, la seule mouvance qui se refuse à considérer la société où nous vivons comme le moins mauvais des mondes possibles et propose au moins l’esquisse d’un projet de société rompant, comme l’a dit Cornelius Castoriadis, avec ‘l’imaginaire capitaliste qui domine la planète” [Intervention au colloque annuel du GRECE, en 1993, reprise dans La ligne de mire, tome II, Editions du Labyrinthe, 1996, page 144, et DD, page 103, car toute l’intervention est reproduite dans DD, pp. 89-130, où elle s’intitule Sur l’écologie I]”. Saluons dans cette phrase une anticipation du thème qu’a traité Jean-Claude Michéa dans L’empire du moindre mal, et qui explique pourquoi la gauche libérale rejoint si aisément la droite libérale. L’analyse est fondée, même si elle doit servir des objectifs auxquels nous ne souscrirons pas.
Il s’agit clairement d’une position stratégique, qu’il explicite dans son éditorial de janvier 1994, où il interprète l’inquiétude écologique comme l’annonce paradoxale d’un bouleversement des clivages idéologiques : “l’écologie signe la fin de l’idéologie du progrès” et par là même elle “rend obsolète le vieux clivage droite/gauche : ordonnée au ‘conservatisme des valeurs’ comme à la préservation du milieu naturel, refusant le libéralisme prédateur au même titre que le ‘prométhéisme’ marxiste, elle est en même temps révolutionnaire par sa portée comme par ses intentions” [Le grain de sable, op. cit., pp. 179-180, DD, p. 164 ; tout cet éditorial est repris dans DD, pp. 161-164, où il sert de conclusion au texte intitulé Sur l’écologie II ].
Les enjeux de l’écologie
“Un intellectuel qui conçoit son œuvre sous l’angle de la stratégie est tout simplement nul”, comme Alain de Benoist l’a fort bien dit en d’autres temps, mais cela n’exclut pas qu’un grand intellectuel soit aussi un stratège. Le fondateur du GRECE s’est intéressé à la mouvance écologique à partir du moment où elle lui est apparue comme un milieu perméable aux idées qu’il défend et s’efforce de propager, ces idées qui devraient rendre obsolète le vieux clivage droite/gauche, puisqu’elles associent l’intention révolutionnaire à la préservation du milieu naturel, définissant ainsi l’objet d’une révolution conservatrice, ordonnée, comme il dit, au “conservatisme des valeurs”. Car il faut remarquer qu’il s’intéresse peu aux objectifs pratiques du mouvement écologique, qu’il s’agisse des objectifs immédiats poursuivis par l’écologie “réformiste”, paralysée par ses alliances électorales, ou des objectifs proposés par les objecteurs de croissance : “L’appel à l’économie économe, à la frugalité ou à la simplicité volontaire est très sympathique, mais il ne peut aujourd’hui inspirer que des comportements individuels. A l’échelle de la société globale, il a toutes chances de rester un vœu pieux. Comment faire revenir une population qui n’aspire qu’à consommer à des mœurs frugales, sachant de surcroît que le modèle n’est viable que s’il est généralisé ? (...) Dans l’état actuel des choses, l’impératif de décroissance doit d’abord être un mot d’ordre d’hygiène mentale : l’écologisme commence avec l’écologie de l’esprit” [DD, p. 69].
Sans doute, dira-t-on, la mise en œuvre d’une “décroissance sereine” n’est guère concevable sans une mutation de l’imaginaire social : comme dit Serge Latouche, “il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance (...) La décroissance n’est donc envisageable que dans une ‘société de décroissance’ [Le pari de la décroissance, p. 152]”. Reste à considérer ce qui dépend de nous, et qui ne peut pas être abandonné à la pédagogie des catastrophes, dont l’efficacité est jugée fort douteuse par Alain de Benoist : “L’histoire montre que les catastrophes ont rarement des vertus pédagogiques et qu’elles engendrent le plus souvent des crises sociales, des dictatures et des conflits meurtriers” [DD, p. 70]. Mais dans ces conditions, qu’est-ce qui dépend de nous ? Pour Alain de Benoist, il faut prendre conscience “de l’émergence d’un paysage idéologique complètement nouveau, qui rend les anciens clivages obsolètes” et cela vaut surtout pour les écologistes, “qui continuent le plus souvent de se situer à gauche, et qui ont bien le droit de le faire”, mais doivent bien se rendre compte “que la gauche dont ils se réclament est nécessairement très différente de celle qu’a engendrée la pensée des Lumières. (...) Pour le dire en d’autres termes, une gauche socialiste qui aurait su en finir avec le ‘progressisme’ serait aujourd’hui le partenaire absolument naturel d’une droite qui, de son côté, aurait su rompre avec l’autoritarisme, la métaphysique de la subjectivité et la logique du profit [DD, p. 80]”.
Faut-il être surpris par cette apparition de la métaphysique dans un “paysage idéologique complétement nouveau”, où Heidegger devient le coryphée du choeur qui s’apprête à nous chanter le chant des Sirènes ? Car ce discours a bien pour objet de séduire tous ceux qui continuent de se situer à gauche, et qui en ont bien le droit, pourvu qu’ils rompent avec la pensée des Lumières. Quelle est donc cette droite avec laquelle ils pourraient entamer un dialogue, une droite qui aurait su rompre avec l’autoritarisme et la logique du profit, comment peut-elle encore se situer à droite ? Mais surtout, pourquoi devrions-nous, sous prétexte de rompre avec un “progressisme” que certains d’entre nous n’ont jamais professé, rejeter avec lui toute la culture moderne ? C’est, dans un premier temps, ce qu’il nous faut comprendre, s’il nous faut, comme Ulysse, échapper au naufrage qui guette les marins captivés par des voix aussi enchanteresses.
La crise du progrès : le progressisme et les Lumières
Nous l’accorderons volontiers, la notion de progrès devient problématique, dès lors que l’avenir, ainsi que le souligne Alain de Benoist, apparaît “plus porteur d’inquiétudes que de promesses” [DD, p. 164]. Remarquons en passant que, dès 1977, Alain de Benoist s’était aperçu que « la gauche, opérant en son propre sein une perpétuelle mise en cause, arrive elle-même aux résultats sur lesquels une réflexion droitière aurait dû déboucher. C’est désormais la gauche, non la droite, qui critique le mythe d’un ’progrès’ absolu, lié à l’idée absurde d’un sens de l’histoire » [Vu de droite, p. 18]. S’ensuit-il, pour autant, que l’idée même de progrès n’ait plus aucun sens, ni aucune pertinence dans le champ politique ?
Certes, il n’est plus possible de redire avec Condorcet que “chaque siècle ajoutera de nouvelles lumières à celles du siècle qui l’aura précédé ; et ces progrès, que rien ne peut désormais arrêter ni suspendre, n’auront d’autres bornes que celles de la durée de l’univers” [cité dans DD, p. 90]. S’il y a des progrès, techniques et scientifiques, nous pouvons en juger par rapport à un but, qui demeure identique, quels que soient les progrès qu’il sert à mesurer : si un véhicule doit se déplacer le plus rapidement possible, dans les meilleures conditions de confort et de sécurité, nous pouvons dire si tel modèle d’avion, de voiture ou de train marque ou non un progrès sur les moyens de locomotion antérieurs. La question se complique, si on doit considérer les effets secondaires qui affectent l’atmosphère, le paysage urbain aussi bien que rural, et l’état de santé des voyageurs eux-mêmes. Ce qui, à certains égards, constitue un progrès pourra être jugé comme une régression, dès lors qu’on le rapporte à d’autres paramètres. Certains progrès pourront alors être décrits en termes médicaux, au sens où nous parlons des progrès d’une maladie. Mais l’idée de progrès reste intelligible, au sens même qu’implique son étymologie, et qui suppose une distance à parcourir, un trajet sur lequel on avance ou recule ; et c’est bien pour cela qu’il est plus difficile de parler de progrès dans l’histoire des arts, des formes littéraires, ou des traditions religieuses. Alors les changements ne sont plus mesurables, et les innovations ne sont pas réductibles à des transformations obtenues à partir des formes antérieures, “comme cercle, ellipse, hyperbole, parabole, proviennent l’un de l’autre, et donc sont les mêmes points dans des positions différentes”. C’est pourquoi Castoriadis parle d’altérité, et non de différence, quand “aucune loi ou groupe de lois identitaires ne suffit pour produire B à partir de A. Si l’on préfère [ajoute-t-il] : j’appelle autres des figures dans ce cas, et dans ce cas seulement ; dans le cas contraire, je les appelle différentes. Et je dis que le cercle est différent de l’ellipse ; mais que la Divine Comédie est autre que l’Odyssée, et la société capitaliste autre que la société féodale” [L’institution imaginaire de la société, p. 291 dans la collection Points].
Au sens propre du mot, il n’y a donc de progrès que dans la succession de formes différentes, mais toujours homogènes, et sujettes à la même unité de mesure. Quand nous parlons de “progrès politique” ou de “progrès social”, c’est une métaphore, et il vaudrait mieux dire que telle ou telle loi, et tel ou tel régime, nous paraît meilleur que tel autre, et pas forcément parce qu’il lui a succédé. Il n’y a donc pas lieu, même si on est de gauche, de préférer toujours tout ce qui est moderne à tout ce qui est ancien, et chacun sait que Marx a célébré le “charme éternel” de l’art grec. Nous avons toujours eu d’autres points de repère, qui viennent aussi des Grecs, comme l’autonomie, ou la démocratie, c’est-à-dire un régime où les hommes obéissent aux lois qu’ils instituent, et non à celles qu’ils pourraient avoir reçues, ou croire avoir reçues, de la part d’une autorité supérieure, celle d’un Dieu transcendant, ou même celle d’une Nature immanente. C’est d’ailleurs sur ce point que l’héritage grec nous paraît préférable à celui des Lumières, car celles-ci ont cru à des lois naturelles, parmi lesquelles figurent celles qui fondent l’économie libérale. Parmi les Grecs, il suffit de nommer Démocrite ou Empédocle pour savoir qu’ils n’ont pas tous dit la même chose, et même si Aristote est, comme l’a dit Marx, “le plus grand penseur de l’Antiquité”, il serait abusif de réduire la pensée grecque à ce qu’en a tiré la théologie scolastique, c’est-à-dire la vision d’un cosmos hiérarchisé, où les hommes et les choses sont fixés par nature à une place qu’ils ne doivent plus quitter. Vision qui est, aussi bien, celle d’Alain de Benoist, lui qui invoque toujours, car sur ce point il n’a pas changé d’opinion, “des faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie” - et qui, à l’occasion, cite Aristote sans le nommer, en attribuant à la Religio medici du médecin anglais Robert Browne une phrase célèbre, mais traduite en latin, où Aristote énonce une idée que rejette la pensée des Lumières, car elle personnifie la nature et lui attribue des intentions : “Natura nihil agit frustra, la nature ne fait nulle chose en vain” [DD, p. 89].
Et c’est pourquoi nous restons fidèles aux Lumières, parce qu’elles représentent tout autre chose que la croyance naïve en un progrès global et continu, qui s’accomplirait de lui-même, sans faire appel à l’initiative des hommes. Comme Alain de Benoist le sait fort bien, mais sans doute y voit-il la funeste influence de la métaphysique de la subjectivité, la pensée des Lumières exprime un effort d’émancipation à l’égard des croyances reçues sans examen, celles qui, à la lettre, constituent des préjugés : c’est ce que Kant exprime quand il définit les Lumières “comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute”. Loin de se fier à un progrès automatique, le penseur des Lumières propose à tous les hommes de lutter pour leur auto-émancipation, tâche toujours actuelle, qui s’exprime dans un projet d’autonomie, ce qui veut dire, aussi, auto-limitation. Vouloir l’autonomie, c’est vouloir un nomos, une loi, mais une loi que l’on se prescrit à soi-même, et que personne d’autre ne nous a imposée, bien qu’elle s’impose à tous, puisque personne n’est au-dessus de la loi, ce qui s’exprime, en grec, dans le terme “isonomie”, que les auteurs anciens semblent avoir préféré au mot “démocratie”. Telle était, d’après Hobbes, Spinoza et Voltaire, la loi qui interdit de faire à son semblable ce qu’on ne voudrait pas que lui-même nous fasse. C’était même, à leurs yeux, une loi naturelle, puisqu’elle se retrouve dans la Bible et dans les Entretiens de Confucius, chez des peuples aussi éloignés que les anciens Hébreux et les anciens Chinois, mais il ne s’ensuit pas que cette loi nous soit dictée par la nature. Comme l’a bien vu Kant, il y a là un paradoxe, impliqué dans l’idée même d’autonomie, où le législateur, qui impose la loi, n’est pas distinct du sujet qui doit lui obéir : la loi est, dans ce cas, conçue comme une norme, une règle à laquelle il nous faut obéir. Mais les lois naturelles, telles que Montesquieu les a bien définies, sont “des rapports nécessaires qui dérivent constamment de la nature des choses” - comme les lois de Newton, qui n’ont aucun caractère normatif, et n’impliquent pas l’existence d’un ordre naturel, auquel les hommes n’auraient plus qu’à se soumettre : les lois physiques s’imposent par elles-mêmes, elles n’ont aucun besoin de l’assistance d’un pouvoir exécutif.
C’est pourquoi les Lumières restent une bonne source d’inspiration pour ceux qui cherchent, aujourd’hui, à déterminer les limites d’une consommation stimulée par les mass-media, dont le rôle est de faire ressentir des besoins que les consommateurs ignoraient jusqu’alors. Ces besoins, sans nul doute, n’ont rien de naturel, ils ont été créés par la publicité, par le simple fait qu’il suffise de voir que quelqu’un d’autre désire tel objet pour découvrir alors qu’il était désirable. Sont-ils, dans tous les cas, de “faux besoins” auxquels, comme Diogène, nous devrions renoncer dès lors qu’ils ne sont pas dictés par la nature ? Cela supposerait que les besoins humains puissent être réduits aux besoins biologiques, ceux qui répondent à notre nature animale. L’homme est un animal, nous ne le nierons pas, mais c’est parce qu’il transgresse sa nature animale qu’il devient ce qu’il est, un être sociable façonné par son existence sociale. Comme dit Castoriadis : “Il n’y a pas de besoins naturels. Toute société crée un ensemble de besoins pour ses membres et leur apprend que la vie ne vaut la peine d’être vécue, et même ne peut être matériellement vécue que si ces besoins-là sont ‘satisfaits’ tant bien que mal. Quelle est la spécificité du capitalisme à cet égard ? En premier lieu, c’est que le capitalisme n’a pu surgir, se maintenir, se développer, se stabiliser (malgré et avec les intenses luttes ouvrières qui ont déchiré son histoire) qu’en mettant au centre de tout les besoins ‘économiques’. Un musulman, ou un hindou, mettra de côté de l’argent toute sa vie durant, pour faire le pèlerinage de La Mecque ou de tel temple ; c’est là pour lui un ‘besoin’. Cela n’en est pas un pour un individu fabriqué par la culture capitaliste : ce pèlerinage, c’est une superstition ou une lubie. Mais pour ce même individu, ce n’est pas superstition ou lubie, mais ‘besoin’ absolu, que d’avoir une voiture ou de changer de voiture tous les trois ans, ou d’avoir une télévision-couleur dès que cette télévision existe” [De l’écologie à l’autonomie, pp. 32-33]. Ainsi donc, s’il y a lieu de renoncer à des besoins artificiels, ce ne peut être parce qu’ils sont artificiels, mais parce que nous jugeons que leur satisfaction peut porter préjudice aux besoins légitimes des générations à venir, ou même faire obstacle à la préservation d’une vie proprement humaine, ce qu’il faut décider en toute transparence, dans un débat réellement démocratique, si nous ne voulons pas faire de l’écologie un programme d’austérité imposé aux plus pauvres, pendant que les plus riches exerceraient toujours un droit de polluer.

Les deux écologies

L’opinion, semble-t-il, devrait être assez mûre pour qu’un tel débat soit non seulement possible, mais capable d’aboutir à des conclusions : Alain de Benoist note que l’attitude générale “a peu à peu évolué à partir d’une interrogation sur un éventuel épuisement des stocks naturels, ainsi que sur le coût d’une croissance illimitée et sur l’impact qu’un certain nombre de mesures publiques et privées pouvaient avoir sur le rythme de cette croissance” [DD, p. 133. Les citations qui suivent ont la même origine]. Mais pourquoi faut-il donc qu’il déplace aussitôt l’enjeu de ce débat, pour se fixer sur un débat métaphysique, ou métapolitique, pour parler son langage ? La question qui l’occupe n’est pas celle de savoir quelles mesures prendre, c’est celle de choisir entre deux théories, celle d’une écologie qu’il juge “réformiste”, parce qu’elle “continue de véhiculer une conception instrumentaliste ou utilitariste de la nature”, et celle qui est, à ses yeux, “celle de l’écologisme au sens propre, qui se propose à la faveur de la crise actuelle de modifier de façon radicale les rapports de l’homme et de la nature” .
Nous pouvions nous y attendre, “la première de ces démarches correspond à ce que l’écologiste norvégien Arne Naess a appelé l’« écologie superficielle » (shallow ecology), par opposition à l’« écologie profonde » (deep ecology). Elle se ramène à une simple gestion de l’environnement, et vise à concilier préoccupation écologique et productivité sans remettre en cause les fondements mêmes du système de production et de consommation dominant” [DD, pp. 133-134].
Cette opposition risque de nous faire oublier que la profondeur peut se révéler aussi vide que la surface, mais elle sert surtout à fausser la perspective, car elle renvoie l’examen des problèmes pratiques - “décroissance” versus “développement durable” - à la discussion de préalables théoriques - “hypothèse Gaia” ou “anthropocentrisme”. Notons, à ce propos, que les adeptes de l’écologie profonde se donnent, à peu de frais, l’illusion d’accomplir une révolution copernicienne, car il n’y a rien de commun entre leurs théories et la “révolution astronomique” qui opposait, vraiment, deux “systèmes du monde”. Copernic, Bruno, Kepler et Galilée, dans leur opposition à la cosmologie scolastique, apportaient des idées nouvelles : alors que les scolastiques croyaient vraiment que la Terre reste immobile au centre de l’univers, ils ont fait éclater la notion de cosmos, et introduit l’idée qu’il n’existe aucun centre - cette idée que Pascal a résumé en des termes inoubliables : “une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part”. Mais lorsqu’ils incriminent l’anthropocentrisme de l’écologie superficielle, les adeptes de l’écologie profonde redécouvrent un peu tard des vérités qu’ils avaient peut-être oubliées, bien qu’ils les aient apprises sur les bancs de l’école : que l’homme est apparu un petit peu plus tard que le sixième jour de l’histoire biblique, et que les dinosaures, ou les protozoaires, sont mieux placés pour réclamer un droit d’aînesse... C’est le seul fait dont ils puissent se prévaloir, quant aux spéculations sur l’idée que la Terre est un organisme animé, elles nous ramènent à des conceptions panthéistes, ou à l’âme du monde dans la philosophie stoïcienne, ou à tout autre système qui conçoit la nature comme ordre naturel, et donc finalement cosmos hiérarchisé.
Pour les gens ordinaires, qui emploient le mot nature au sens plus ordinaire de “milieu naturel”, il n’existe aucune différence réelle entre la volonté de défendre la nature pour elle-même, et celle de préserver notre environnement, c’est-à-dire l’oikos, l’habitat qui est le nôtre et qui doit être celui de nos descendants. Ce qui est le sens propre du mot “écologie”, qui a pour objet l’habitat des espèces vivantes, sans privilégier l’homme, mais sans le négliger, car c’est lui, après tout, qui met en danger l’équilibre écologique, et qui est donc responsable de sa préservation. C’est en ce sens qu’il convient de le mettre au centre, si on redonne au mot “centre” son sens originel, celui du grec “kentron”, qui désigne d’abord l’aiguillon du bouvier, et puis, par extension, la pointe du compas. Or, il me semble bien que le compas doit nous servir à épingler la sphère de l’habitat humain, qui définit l’objet d’une action écologique et qui implique, au-delà des besoins des hommes d’aujourd’hui, le souci des générations qui doivent suivre.
La parole est à vous, mais je voudrais d’abord vous citer un passage d’une conférence de Castoriadis, Développement et rationalité :
“Dans le pays d’où je viens, la génération de mes grands-pères n’avait jamais entendu parler de planification à long terme, d’externalités, de dérive des continents ou d’expansion de l’univers. Mais, encore pendant leur vieillesse, ils continuaient à planter des oliviers et des cyprès, sans se poser de questions sur les coûts et les rendements. Ils savaient qu’ils auraient à mourir, et qu’il fallait laisser la terre en bon état pour ceux qui viendraient après eux, peut-être rien que pour la terre elle-même. Ils savaient que, quelle que fût la puissance dont ils pouvaient disposer, elle ne pouvait avoir de résultats bénéfiques que s’ils obéissaient aux saisons, faisaient attention aux vents, et respectaient l’imprévisible Méditerranée, s’ils taillaient les arbres au moment voulu et laissaient au moût de l’année le temps qu’il lui fallait pour le faire. Ils ne pensaient pas en termes d’infini - peut-être n’auraient-ils pas compris le sens du mot ; mais ils agissaient, vivaient et mouraient dans un temps véritablement sans fin. Evidemment, le pays ne s’était pas encore développé » [Domaines de l’homme, pp. 151-152].

J’avais d’abord prévu de vous proposer une étude sur Castoriadis et la décroissance, où j’aurais dû me débrouiller avec le fait que Castoriadis n’emploie jamais le mot décroissance, ce qui, bien entendu, n’exclut aucunement la possibilité de trouver dans son œuvre de nombreux arguments favorables aux thèses défendues, aujourd’hui, par les “objecteurs de croissance”. Par rapport aux enjeux des débats sur la croissance, la pensée de Castoriadis manifeste une étonnante continuité. Ainsi retrouvons-nous, dans un texte paru quelques années avant sa mort, comme un écho de ce que nous aurions pu lire, au début des années 60, dans la revue Socialisme ou Barbarie. Permettez-moi d’abord de citer celle-ci : “L’idée que le socialisme coïncide avec la nationalisation des moyens de production et la planification ; qu’il vise essentiellement - ou que les hommes doivent viser - l’augmentation de la production et de la consommation, ces idées doivent être dénoncées impitoyablement, leur identité avec l’orientation profonde du capitalisme montrée constamment (...) Le programme socialiste doit être présenté pour ce qu’il est : un programme d’humanisation du travail et de la société. Il doit être clamé que le socialisme n’est pas une terrasse de loisirs sur la prison industrielle, ni des transistors pour les prisonniers, mais la destruction de la prison industrielle elle-même” [S ou B, n° 33, p. 82, et n° 35, pp. 29-30 : depuis qu’est épuisée la réédition de ces textes dans la collection 10-18, ils sont pratiquement devenus introuvables. L’anthologie publiée en 2007 par “Acratie”, allez savoir pourquoi, bien qu’elle reprenne l’article “Recommencer la révolution”, coupe précisément le passage cité].

Et maintenant voyons ce que répondait Castoriadis, en 1992, à une enquête du Nouvel Observateur, qui posait la question suivante : “L’écologie est-elle réactionnaire ?”. J’ai deux bonnes raisons pour vous lire un extrait de cette réponse, et la première raison vous apparaîtra tout de suite, c’est que l’écologie constituait, à ses yeux, la contestation la plus radicale qui soit du système capitaliste, excluant par avance tout ce qui a pu être dit, lors du Grenelle de l’environnement, sur une prétendue réconciliation entre l’écologie et l’économie - ce qui veut dire, en clair, entre une écologie qui aurait cessé d’être “idéologique” pour devenir “pragmatique”, et une économie, toujours productiviste mais respectueuse de l’environnement, puisque acquise aux principes du développement durable. Cette conciliation est aussi improbable que la conciliation de la chèvre et du chou, comme toutes les fois où des “pragmatistes” prétendent se donner deux objectifs aussi peu conciliables que l’expansion illimitée de la production, et la préservation des ressources naturelles que nous voudrions transmettre aux générations à venir. En pratique, il faudra choisir entre les besoins, réels ou supposés, de la génération présente, et la possibilité même de maintenir sur terre une vie authentiquement humaine dans un avenir prévisible. Loin d’être réactionnaire, déclare Castoriadis, - je cite : « L’écologie est subversive car elle met en question l’imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central selon lequel notre destin est d’augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l’impact catastrophique de la logique capitaliste sur l’environnement naturel et sur la vie des êtres humains. Cette logique est absurde en elle-même et conduit à une impossibilité physique à l’échelle de la planète puisqu’elle aboutit à détruire ses propres présuppositions. Il n’y a pas seulement la dilapidation irréversible du milieu et des ressources non remplaçables. Il y a aussi la destruction anthropologique des êtres humains transformés en bêtes productrices et consommatrices, en zappeurs abrutis » [« L’écologie contre les marchands », in Une société à la dérive, Seuil, Paris, 2005, p. 237].

J’ai une autre raison pour vous citer ce texte, c’est qu’il fait partie des références invoquées par Alain de Benoist, dans son livre Demain la décroissance ! [Paris, éditions Edite, 2007, cité dorénavant sous le sigle DD] où il reprend, à sa manière, la question des enjeux, politiques et philosophiques, soulevées par l’écologie et par l’objection de croissance : est-elle réactionnaire, révolutionnaire, réformiste ou conservatrice ? C’est ce qui m’a conduit à modifier mon titre, et mon angle d’attaque, pour m’interroger sur le sens de l’enthousiasme écologique manifesté par Alain de Benoist, depuis une quinzaine d’années - car il est, sur ce point, dans la position de l’Apôtre qui adore aujourd’hui ce qu’il condamnait autrefois. Je ne dis pas ceci pour lui en faire grief, je ne suis pas de ceux qui reprochent à quelqu’un d’avoir changé d’avis. S’il a vraiment changé, et s’il l’a fait pour des motifs respectables, ça vaut mieux que l’exemple d’une personnalité politique qui a pu faire semblant, le temps d’une élection, de croire aux promesses énoncées dans son programme, pour révéler ensuite qu’elle n’y avait jamais cru. Faut-il le préciser, je ne suis le gardien d’aucune orthodoxie, et je ne prétends mettre aucun livre à l’index. Je voudrais cependant mieux cerner les motifs d’un revirement qui me semble rappeler l’aventure de Paul de Tarse sur le chemin de Damas. En effet, si on s’en tient au recueil des éditoriaux qu’il a publiés dans la revue Eléments, l’animateur du GRECE [Groupement de Recherches et d’Etudes sur la Civilisation Européenne] a d’abord récusé l’idée que la planète soit devenue une immense poubelle, et dénoncé vivement ce “mot d’ordre suspect, qui a déclenché une vague de catastrophisme sans précédent”. Les écologistes, tels qu’il les décrivait dans un éditorial de 1977, “ne retiennent de la nature que les aspects rêvés correspondant à leurs désirs. Les mêmes qui nous pressent instamment d’en revenir à la ‘nature’ sont aussi ceux qui refusent des faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie - en affirmant que ces notions, propres à tout être vivant, ne sont pas extrapolables au milieu humain” [“Les équivoques de l’écologie”, Eléments, été 1977, repris dans Le grain de sable, Editions du Labyrinthe, 1994, pp. 42-44. Voir aussi, sous le même titre, un article de 1971, repris et amplifié dans son livre Vu de droite]. C’est seulement dans les années 90 qu’il va prendre au sérieux ce qu’il appelle alors “les enjeux de l’écologie” - enjeux qui, évidemment, sont d’abord politiques, ou métapolitiques : “Dans un monde où la pensée critique semble avoir disparu, où le consensus s’étend en ‘neutralisant’ des opinions naguère antagonistes, l’écologie politique est actuellement, il faut bien le dire, la seule mouvance qui se refuse à considérer la société où nous vivons comme le moins mauvais des mondes possibles et propose au moins l’esquisse d’un projet de société rompant, comme l’a dit Cornelius Castoriadis, avec ‘l’imaginaire capitaliste qui domine la planète” [Intervention au colloque annuel du GRECE, en 1993, reprise dans La ligne de mire, tome II, Editions du Labyrinthe, 1996, page 144, et DD, page 103, car toute l’intervention est reproduite dans DD, pp. 89-130, où elle s’intitule Sur l’écologie I]”. Saluons dans cette phrase une anticipation du thème qu’a traité Jean-Claude Michéa dans L’empire du moindre mal, et qui explique pourquoi la gauche libérale rejoint si aisément la droite libérale. L’analyse est fondée, même si elle doit servir des objectifs auxquels nous ne souscrirons pas.

Il s’agit clairement d’une position stratégique, qu’il explicite dans son éditorial de janvier 1994, où il interprète l’inquiétude écologique comme l’annonce paradoxale d’un bouleversement des clivages idéologiques : “l’écologie signe la fin de l’idéologie du progrès” et par là même elle “rend obsolète le vieux clivage droite/gauche : ordonnée au ‘conservatisme des valeurs’ comme à la préservation du milieu naturel, refusant le libéralisme prédateur au même titre que le ‘prométhéisme’ marxiste, elle est en même temps révolutionnaire par sa portée comme par ses intentions” [Le grain de sable, op. cit., pp. 179-180, DD, p. 164 ; tout cet éditorial est repris dans DD, pp. 161-164, où il sert de conclusion au texte intitulé Sur l’écologie II ].

Les enjeux de l’écologie

“Un intellectuel qui conçoit son œuvre sous l’angle de la stratégie est tout simplement nul”, comme Alain de Benoist l’a fort bien dit en d’autres temps, mais cela n’exclut pas qu’un grand intellectuel soit aussi un stratège. Le fondateur du GRECE s’est intéressé à la mouvance écologique à partir du moment où elle lui est apparue comme un milieu perméable aux idées qu’il défend et s’efforce de propager, ces idées qui devraient rendre obsolète le vieux clivage droite/gauche, puisqu’elles associent l’intention révolutionnaire à la préservation du milieu naturel, définissant ainsi l’objet d’une révolution conservatrice, ordonnée, comme il dit, au “conservatisme des valeurs”. Car il faut remarquer qu’il s’intéresse peu aux objectifs pratiques du mouvement écologique, qu’il s’agisse des objectifs immédiats poursuivis par l’écologie “réformiste”, paralysée par ses alliances électorales, ou des objectifs proposés par les objecteurs de croissance : “L’appel à l’économie économe, à la frugalité ou à la simplicité volontaire est très sympathique, mais il ne peut aujourd’hui inspirer que des comportements individuels. A l’échelle de la société globale, il a toutes chances de rester un vœu pieux. Comment faire revenir une population qui n’aspire qu’à consommer à des mœurs frugales, sachant de surcroît que le modèle n’est viable que s’il est généralisé ? (...) Dans l’état actuel des choses, l’impératif de décroissance doit d’abord être un mot d’ordre d’hygiène mentale : l’écologisme commence avec l’écologie de l’esprit” [DD, p. 69].

Sans doute, dira-t-on, la mise en œuvre d’une “décroissance sereine” n’est guère concevable sans une mutation de l’imaginaire social : comme dit Serge Latouche, “il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance (...) La décroissance n’est donc envisageable que dans une ‘société de décroissance’ [Le pari de la décroissance, p. 152]”. Reste à considérer ce qui dépend de nous, et qui ne peut pas être abandonné à la pédagogie des catastrophes, dont l’efficacité est jugée fort douteuse par Alain de Benoist : “L’histoire montre que les catastrophes ont rarement des vertus pédagogiques et qu’elles engendrent le plus souvent des crises sociales, des dictatures et des conflits meurtriers” [DD, p. 70]. Mais dans ces conditions, qu’est-ce qui dépend de nous ? Pour Alain de Benoist, il faut prendre conscience “de l’émergence d’un paysage idéologique complètement nouveau, qui rend les anciens clivages obsolètes” et cela vaut surtout pour les écologistes, “qui continuent le plus souvent de se situer à gauche, et qui ont bien le droit de le faire”, mais doivent bien se rendre compte “que la gauche dont ils se réclament est nécessairement très différente de celle qu’a engendrée la pensée des Lumières. (...) Pour le dire en d’autres termes, une gauche socialiste qui aurait su en finir avec le ‘progressisme’ serait aujourd’hui le partenaire absolument naturel d’une droite qui, de son côté, aurait su rompre avec l’autoritarisme, la métaphysique de la subjectivité et la logique du profit [DD, p. 80]”.

Faut-il être surpris par cette apparition de la métaphysique dans un “paysage idéologique complétement nouveau”, où Heidegger devient le coryphée du choeur qui s’apprête à nous chanter le chant des Sirènes ? Car ce discours a bien pour objet de séduire tous ceux qui continuent de se situer à gauche, et qui en ont bien le droit, pourvu qu’ils rompent avec la pensée des Lumières. Quelle est donc cette droite avec laquelle ils pourraient entamer un dialogue, une droite qui aurait su rompre avec l’autoritarisme et la logique du profit, comment peut-elle encore se situer à droite ? Mais surtout, pourquoi devrions-nous, sous prétexte de rompre avec un “progressisme” que certains d’entre nous n’ont jamais professé, rejeter avec lui toute la culture moderne ? C’est, dans un premier temps, ce qu’il nous faut comprendre, s’il nous faut, comme Ulysse, échapper au naufrage qui guette les marins captivés par des voix aussi enchanteresses.

La crise du progrès : le progressisme et les Lumières

Nous l’accorderons volontiers, la notion de progrès devient problématique, dès lors que l’avenir, ainsi que le souligne Alain de Benoist, apparaît “plus porteur d’inquiétudes que de promesses” [DD, p. 164]. Remarquons en passant que, dès 1977, Alain de Benoist s’était aperçu que « la gauche, opérant en son propre sein une perpétuelle mise en cause, arrive elle-même aux résultats sur lesquels une réflexion droitière aurait dû déboucher. C’est désormais la gauche, non la droite, qui critique le mythe d’un ’progrès’ absolu, lié à l’idée absurde d’un sens de l’histoire » [Vu de droite, p. 18]. S’ensuit-il, pour autant, que l’idée même de progrès n’ait plus aucun sens, ni aucune pertinence dans le champ politique ?

Certes, il n’est plus possible de redire avec Condorcet que “chaque siècle ajoutera de nouvelles lumières à celles du siècle qui l’aura précédé ; et ces progrès, que rien ne peut désormais arrêter ni suspendre, n’auront d’autres bornes que celles de la durée de l’univers” [cité dans DD, p. 90]. S’il y a des progrès, techniques et scientifiques, nous pouvons en juger par rapport à un but, qui demeure identique, quels que soient les progrès qu’il sert à mesurer : si un véhicule doit se déplacer le plus rapidement possible, dans les meilleures conditions de confort et de sécurité, nous pouvons dire si tel modèle d’avion, de voiture ou de train marque ou non un progrès sur les moyens de locomotion antérieurs. La question se complique, si on doit considérer les effets secondaires qui affectent l’atmosphère, le paysage urbain aussi bien que rural, et l’état de santé des voyageurs eux-mêmes. Ce qui, à certains égards, constitue un progrès pourra être jugé comme une régression, dès lors qu’on le rapporte à d’autres paramètres. Certains progrès pourront alors être décrits en termes médicaux, au sens où nous parlons des progrès d’une maladie. Mais l’idée de progrès reste intelligible, au sens même qu’implique son étymologie, et qui suppose une distance à parcourir, un trajet sur lequel on avance ou recule ; et c’est bien pour cela qu’il est plus difficile de parler de progrès dans l’histoire des arts, des formes littéraires, ou des traditions religieuses. Alors les changements ne sont plus mesurables, et les innovations ne sont pas réductibles à des transformations obtenues à partir des formes antérieures, “comme cercle, ellipse, hyperbole, parabole, proviennent l’un de l’autre, et donc sont les mêmes points dans des positions différentes”. C’est pourquoi Castoriadis parle d’altérité, et non de différence, quand “aucune loi ou groupe de lois identitaires ne suffit pour produire B à partir de A. Si l’on préfère [ajoute-t-il] : j’appelle autres des figures dans ce cas, et dans ce cas seulement ; dans le cas contraire, je les appelle différentes. Et je dis que le cercle est différent de l’ellipse ; mais que la Divine Comédie est autre que l’Odyssée, et la société capitaliste autre que la société féodale” [L’institution imaginaire de la société, p. 291 dans la collection Points].

Au sens propre du mot, il n’y a donc de progrès que dans la succession de formes différentes, mais toujours homogènes, et sujettes à la même unité de mesure. Quand nous parlons de “progrès politique” ou de “progrès social”, c’est une métaphore, et il vaudrait mieux dire que telle ou telle loi, et tel ou tel régime, nous paraît meilleur que tel autre, et pas forcément parce qu’il lui a succédé. Il n’y a donc pas lieu, même si on est de gauche, de préférer toujours tout ce qui est moderne à tout ce qui est ancien, et chacun sait que Marx a célébré le “charme éternel” de l’art grec. Nous avons toujours eu d’autres points de repère, qui viennent aussi des Grecs, comme l’autonomie, ou la démocratie, c’est-à-dire un régime où les hommes obéissent aux lois qu’ils instituent, et non à celles qu’ils pourraient avoir reçues, ou croire avoir reçues, de la part d’une autorité supérieure, celle d’un Dieu transcendant, ou même celle d’une Nature immanente. C’est d’ailleurs sur ce point que l’héritage grec nous paraît préférable à celui des Lumières, car celles-ci ont cru à des lois naturelles, parmi lesquelles figurent celles qui fondent l’économie libérale. Parmi les Grecs, il suffit de nommer Démocrite ou Empédocle pour savoir qu’ils n’ont pas tous dit la même chose, et même si Aristote est, comme l’a dit Marx, “le plus grand penseur de l’Antiquité”, il serait abusif de réduire la pensée grecque à ce qu’en a tiré la théologie scolastique, c’est-à-dire la vision d’un cosmos hiérarchisé, où les hommes et les choses sont fixés par nature à une place qu’ils ne doivent plus quitter. Vision qui est, aussi bien, celle d’Alain de Benoist, lui qui invoque toujours, car sur ce point il n’a pas changé d’opinion, “des faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie” - et qui, à l’occasion, cite Aristote sans le nommer, en attribuant à la Religio medici du médecin anglais Robert Browne une phrase célèbre, mais traduite en latin, où Aristote énonce une idée que rejette la pensée des Lumières, car elle personnifie la nature et lui attribue des intentions : “Natura nihil agit frustra, la nature ne fait nulle chose en vain” [DD, p. 89].

Et c’est pourquoi nous restons fidèles aux Lumières, parce qu’elles représentent tout autre chose que la croyance naïve en un progrès global et continu, qui s’accomplirait de lui-même, sans faire appel à l’initiative des hommes. Comme Alain de Benoist le sait fort bien, mais sans doute y voit-il la funeste influence de la métaphysique de la subjectivité, la pensée des Lumières exprime un effort d’émancipation à l’égard des croyances reçues sans examen, celles qui, à la lettre, constituent des préjugés : c’est ce que Kant exprime quand il définit les Lumières “comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute”. Loin de se fier à un progrès automatique, le penseur des Lumières propose à tous les hommes de lutter pour leur auto-émancipation, tâche toujours actuelle, qui s’exprime dans un projet d’autonomie, ce qui veut dire, aussi, auto-limitation. Vouloir l’autonomie, c’est vouloir un nomos, une loi, mais une loi que l’on se prescrit à soi-même, et que personne d’autre ne nous a imposée, bien qu’elle s’impose à tous, puisque personne n’est au-dessus de la loi, ce qui s’exprime, en grec, dans le terme “isonomie”, que les auteurs anciens semblent avoir préféré au mot “démocratie”. Telle était, d’après Hobbes, Spinoza et Voltaire, la loi qui interdit de faire à son semblable ce qu’on ne voudrait pas que lui-même nous fasse. C’était même, à leurs yeux, une loi naturelle, puisqu’elle se retrouve dans la Bible et dans les Entretiens de Confucius, chez des peuples aussi éloignés que les anciens Hébreux et les anciens Chinois, mais il ne s’ensuit pas que cette loi nous soit dictée par la nature. Comme l’a bien vu Kant, il y a là un paradoxe, impliqué dans l’idée même d’autonomie, où le législateur, qui impose la loi, n’est pas distinct du sujet qui doit lui obéir : la loi est, dans ce cas, conçue comme une norme, une règle à laquelle il nous faut obéir. Mais les lois naturelles, telles que Montesquieu les a bien définies, sont “des rapports nécessaires qui dérivent constamment de la nature des choses” - comme les lois de Newton, qui n’ont aucun caractère normatif, et n’impliquent pas l’existence d’un ordre naturel, auquel les hommes n’auraient plus qu’à se soumettre : les lois physiques s’imposent par elles-mêmes, elles n’ont aucun besoin de l’assistance d’un pouvoir exécutif.

C’est pourquoi les Lumières restent une bonne source d’inspiration pour ceux qui cherchent, aujourd’hui, à déterminer les limites d’une consommation stimulée par les mass-media, dont le rôle est de faire ressentir des besoins que les consommateurs ignoraient jusqu’alors. Ces besoins, sans nul doute, n’ont rien de naturel, ils ont été créés par la publicité, par le simple fait qu’il suffise de voir que quelqu’un d’autre désire tel objet pour découvrir alors qu’il était désirable. Sont-ils, dans tous les cas, de “faux besoins” auxquels, comme Diogène, nous devrions renoncer dès lors qu’ils ne sont pas dictés par la nature ? Cela supposerait que les besoins humains puissent être réduits aux besoins biologiques, ceux qui répondent à notre nature animale. L’homme est un animal, nous ne le nierons pas, mais c’est parce qu’il transgresse sa nature animale qu’il devient ce qu’il est, un être sociable façonné par son existence sociale. Comme dit Castoriadis : “Il n’y a pas de besoins naturels. Toute société crée un ensemble de besoins pour ses membres et leur apprend que la vie ne vaut la peine d’être vécue, et même ne peut être matériellement vécue que si ces besoins-là sont ‘satisfaits’ tant bien que mal. Quelle est la spécificité du capitalisme à cet égard ? En premier lieu, c’est que le capitalisme n’a pu surgir, se maintenir, se développer, se stabiliser (malgré et avec les intenses luttes ouvrières qui ont déchiré son histoire) qu’en mettant au centre de tout les besoins ‘économiques’. Un musulman, ou un hindou, mettra de côté de l’argent toute sa vie durant, pour faire le pèlerinage de La Mecque ou de tel temple ; c’est là pour lui un ‘besoin’. Cela n’en est pas un pour un individu fabriqué par la culture capitaliste : ce pèlerinage, c’est une superstition ou une lubie. Mais pour ce même individu, ce n’est pas superstition ou lubie, mais ‘besoin’ absolu, que d’avoir une voiture ou de changer de voiture tous les trois ans, ou d’avoir une télévision-couleur dès que cette télévision existe” [De l’écologie à l’autonomie, pp. 32-33]. Ainsi donc, s’il y a lieu de renoncer à des besoins artificiels, ce ne peut être parce qu’ils sont artificiels, mais parce que nous jugeons que leur satisfaction peut porter préjudice aux besoins légitimes des générations à venir, ou même faire obstacle à la préservation d’une vie proprement humaine, ce qu’il faut décider en toute transparence, dans un débat réellement démocratique, si nous ne voulons pas faire de l’écologie un programme d’austérité imposé aux plus pauvres, pendant que les plus riches exerceraient toujours un droit de polluer.

Les deux écologies

L’opinion, semble-t-il, devrait être assez mûre pour qu’un tel débat soit non seulement possible, mais capable d’aboutir à des conclusions : Alain de Benoist note que l’attitude générale “a peu à peu évolué à partir d’une interrogation sur un éventuel épuisement des stocks naturels, ainsi que sur le coût d’une croissance illimitée et sur l’impact qu’un certain nombre de mesures publiques et privées pouvaient avoir sur le rythme de cette croissance” [DD, p. 133. Les citations qui suivent ont la même origine]. Mais pourquoi faut-il donc qu’il déplace aussitôt l’enjeu de ce débat, pour se fixer sur un débat métaphysique, ou métapolitique, pour parler son langage ? La question qui l’occupe n’est pas celle de savoir quelles mesures prendre, c’est celle de choisir entre deux théories, celle d’une écologie qu’il juge “réformiste”, parce qu’elle “continue de véhiculer une conception instrumentaliste ou utilitariste de la nature”, et celle qui est, à ses yeux, “celle de l’écologisme au sens propre, qui se propose à la faveur de la crise actuelle de modifier de façon radicale les rapports de l’homme et de la nature” .

Nous pouvions nous y attendre, “la première de ces démarches correspond à ce que l’écologiste norvégien Arne Naess a appelé l’« écologie superficielle » (shallow ecology), par opposition à l’« écologie profonde » (deep ecology). Elle se ramène à une simple gestion de l’environnement, et vise à concilier préoccupation écologique et productivité sans remettre en cause les fondements mêmes du système de production et de consommation dominant” [DD, pp. 133-134].

Cette opposition risque de nous faire oublier que la profondeur peut se révéler aussi vide que la surface, mais elle sert surtout à fausser la perspective, car elle renvoie l’examen des problèmes pratiques - “décroissance” versus “développement durable” - à la discussion de préalables théoriques - “hypothèse Gaia” ou “anthropocentrisme”. Notons, à ce propos, que les adeptes de l’écologie profonde se donnent, à peu de frais, l’illusion d’accomplir une révolution copernicienne, car il n’y a rien de commun entre leurs théories et la “révolution astronomique” qui opposait, vraiment, deux “systèmes du monde”. Copernic, Bruno, Kepler et Galilée, dans leur opposition à la cosmologie scolastique, apportaient des idées nouvelles : alors que les scolastiques croyaient vraiment que la Terre reste immobile au centre de l’univers, ils ont fait éclater la notion de cosmos, et introduit l’idée qu’il n’existe aucun centre - cette idée que Pascal a résumé en des termes inoubliables : “une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part”. Mais lorsqu’ils incriminent l’anthropocentrisme de l’écologie superficielle, les adeptes de l’écologie profonde redécouvrent un peu tard des vérités qu’ils avaient peut-être oubliées, bien qu’ils les aient apprises sur les bancs de l’école : que l’homme est apparu un petit peu plus tard que le sixième jour de l’histoire biblique, et que les dinosaures, ou les protozoaires, sont mieux placés pour réclamer un droit d’aînesse... C’est le seul fait dont ils puissent se prévaloir, quant aux spéculations sur l’idée que la Terre est un organisme animé, elles nous ramènent à des conceptions panthéistes, ou à l’âme du monde dans la philosophie stoïcienne, ou à tout autre système qui conçoit la nature comme ordre naturel, et donc finalement cosmos hiérarchisé.

Pour les gens ordinaires, qui emploient le mot nature au sens plus ordinaire de “milieu naturel”, il n’existe aucune différence réelle entre la volonté de défendre la nature pour elle-même, et celle de préserver notre environnement, c’est-à-dire l’oikos, l’habitat qui est le nôtre et qui doit être celui de nos descendants. Ce qui est le sens propre du mot “écologie”, qui a pour objet l’habitat des espèces vivantes, sans privilégier l’homme, mais sans le négliger, car c’est lui, après tout, qui met en danger l’équilibre écologique, et qui est donc responsable de sa préservation. C’est en ce sens qu’il convient de le mettre au centre, si on redonne au mot “centre” son sens originel, celui du grec “kentron”, qui désigne d’abord l’aiguillon du bouvier, et puis, par extension, la pointe du compas. Or, il me semble bien que le compas doit nous servir à épingler la sphère de l’habitat humain, qui définit l’objet d’une action écologique et qui implique, au-delà des besoins des hommes d’aujourd’hui, le souci des générations qui doivent suivre.

La parole est à vous, mais je voudrais d’abord vous citer un passage d’une conférence de Castoriadis, Développement et rationalité :

« Dans le pays d’où je viens, la génération de mes grands-pères n’avait jamais entendu parler de planification à long terme, d’externalités, de dérive des continents ou d’expansion de l’univers. Mais, encore pendant leur vieillesse, ils continuaient à planter des oliviers et des cyprès, sans se poser de questions sur les coûts et les rendements. Ils savaient qu’ils auraient à mourir, et qu’il fallait laisser la terre en bon état pour ceux qui viendraient après eux, peut-être rien que pour la terre elle-même. Ils savaient que, quelle que fût la puissance dont ils pouvaient disposer, elle ne pouvait avoir de résultats bénéfiques que s’ils obéissaient aux saisons, faisaient attention aux vents, et respectaient l’imprévisible Méditerranée, s’ils taillaient les arbres au moment voulu et laissaient au moût de l’année le temps qu’il lui fallait pour le faire. Ils ne pensaient pas en termes d’infini - peut-être n’auraient-ils pas compris le sens du mot ; mais ils agissaient, vivaient et mouraient dans un temps véritablement sans fin. Evidemment, le pays ne s’était pas encore développé » [Domaines de l’homme, pp. 151-152].

Post-scriptum :

J’ai, autant que possible, étayé mon propos par des références textuelles : mais lorsque je rappelle ce qu’Alain de Benoist avait écrit en 1977, sur “des faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie”, j’ajoute, un peu trop vite, que « sur ce point il n’a pas changé d’opinion » - pure supposition, qui me semblait probable. Elle m’exposait, pourtant, au démenti que m’oppose Alain de Benoist, dans un mail dont il me faut citer cette phrase :

« Quant aux “faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie”, contrairement à ce que vous dites, je me sens aujourd’hui bien éloigné de ce que j’ai pu en dire, trop sommairement, il y a trente ans. Ces dernières années, j’ai même multiplié les mises au point là-dessus. Lorsque vous dites que l’homme “transgresse sa nature animale”, car il est “un être sociable façonné par son existence sociale”, j’approuve bien entendu des deux mains ».

J’accepte volontiers d’être contredit sur ce point, puisque je ne menais pas une polémique, et ne m’associais pas à certains décroissants, qui ont trouvé dans ce livre une occasion de dénoncer une « récupération » des luttes écologiques par un auteur d’extrême-droite.

NOTES