Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Jean-Marie Guyau

L’irreligion de l’avenir

Texte publié le 12 décembre 2007

Ce court texte est extrait de « L’irreligion de l’avenir »(1887), publié par le philosophe français Jean-Marie Guyau (1854-1888).

Fils adoptif d’Alfred Fouillée, admiré par Nietzsche, Kropotkine et bien des socialistes français, comme Malon et Fournière, Guyau a développé sa philosophie dans un dialogue constant - et critique - avec l’utilitarisme de Bentham et l’évolutionnisme de Spencer (voir sa Morale anglaise contemporaine de 1879 et son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de 1885).
L’Irreligion de l’avenir fut saluée en son temps par Durkheim qui y voyait une contribution essentielle à la sociologie des religions (voir http://classiques.uqac.ca). L’extrait choisi résume quelques idées-force de sa morale de la vie et de la sympathie, développée dans le chapitre II de l’ouvrage qui a pour titre L’Association - ce qui subsistera des religions dans la vie sociale.

La Revue du Mauss a consacré plusieurs articles à Guyau, sous la plume de Jean-Paul Lambert, notamment sur cet ouvrage dans le n°22, 2003, « Qu’est-ce que le religieux ? »

Un poète de l’Inde, dit la légende, vit tomber à ses pieds un oiseau blessé, se débattant contre la mort ; le coeur du poète, soulevé en sanglots de pitié, imita les palpitations de la créature mourante : c’est cette plainte mesurée et modulée, c’est ce rythme de la douleur qui fut l’origine des vers ; comme la poésie, la religion a aussi son origine la plus haute et sa plus belle manifestation dans la pitié.

L’amour des hommes les uns pour les autres n’a pas besoin d’être précédé par l’accord complet des esprits ; c’est cet amour même qui arrivera à produire un accord relatif : aimez-vous l’un l’autre, et vous vous comprendrez ; quand vous vous serez bien compris, vous serez déjà plus près de vous entendre. Une lumière jaillit de l’union des coeurs. L’universelle sympathie est le sentiment qui devra se développer le plus dans les sociétés futures […]

S’identifier par la pensée et le coeur avec autrui, c’est spéculer au plus beau sens du mot : c’est risquer le tout pour le tout. Ce grand risque, l’homme voudra toujours le courir. Il y est poussé par les plus vivaces penchants de sa nature. Goethe disait qu’un homme n’est vraiment digne de ce nom que quand il a « fait un enfant, bâti une maison et planté un arbre. » Cette parole, sous une forme un peu triviale, exprime très bien ce sentiment de fécondité inhérent à tout être, ce besoin de donner ou de développer la vie, de fonder quelque chose : l’être qui n’obéit pas à cette force est un déclassé, il souffre un jour ou l’autre, et il meurt tout entier. Heureusement, l’égoïsme absolu est moins fréquent qu’on ne le croit ; vivre uniquement pour soi est plutôt une sorte d’utopie se résumant dans cette formule naïve : « tous pour moi, moi pour personne ». Les plus humbles d’entre nous, dès qu’ils ont entrepris une oeuvre, ne se possèdent plus eux mêmes : ils ne tardent pas à appartenir tout entiers à l’oeuvre commencée, à une idée, et à une idée plus ou moins impersonnelle ; ils sont tirés malgré eux par elle, comme la fourmi roulant sous le brin de paille qu’elle a saisi une fois et qui l’entraîne jusque dans des fondrières sans pouvoir lui faire lâcher prise.

Le promoteur de toutes les entreprises, petites ou grandes, de presque toutes les oeuvres humaines, c’est l’enthousiasme, qui a joué un rôle si important dans les religions. L’enthousiasme suppose la croyance en la réalisation possible de l’idéal, croyance active, qui se manifeste par l’effort. Le possible n’a le plus souvent qu’une démonstration, son passage au réel ; on ne peut donc le prouver qu’en lui ôtant son caractère distinctif, le pas encore. Aussi les esprits trop positifs, trop amis des preuves de fait, ont-ils cette infirmité de ne pouvoir bien comprendre tout le possible ; les analystes distinguent trop exactement ce qui est de ce qui n’est pas pour pouvoir pressentir et aider la transformation constante de l’un dans l’autre. Il y a sans doute un point de jonction entre le présent et l’avenir, mais ce point de jonction est difficilement saisissable pour l’intelligence pure : il est partout et nulle part ; ou, pour mieux dire, ce n’est pas un point inerte, mais un point en mouvement, une direction, conséquemment une volonté poursuivant un but. Le monde est aux enthousiastes, qui mêlent de propos délibéré le pas encore et le déjà, traitant l’avenir comme s’il était présent ; aux esprits synthétiques qui dans un même embrassement confondent l’idéal et le réel ; aux volontaires qui savent brusquer la réalité, briser ses contours rigides, en faire sortir cet inconnu qu’un esprit froid et hésitant pourrait appeler avec une égale vraisemblance le possible ou l’impossible. Ce sont les prophètes et les messies de la science. L’enthousiasme est nécessaire à l’homme, il est le génie des foules, et, chez les individus, c’est lui qui produit la fécondité même du génie.
L’enthousiasme est fait d’espérance, et pour espérer, il faut avoir un coeur viril, il faut du courage. On a dit : le courage du désespoir ; il faudrait dire : le courage de l’espoir. L’espérance vient se confondre avec la vraie et active charité. Si, au fond de la boite de Pandore, est restée sans s’envoler la patiente Espérance, ce n’est pas qu’elle ait perdu ses ailes et qu’elle ne puisse, abandonnant la terre et les hommes, s’enfuir librement en plein ciel ; c’est qu’elle est avant tout pitié, charité, dévouement ; c’est qu’espérer, c’est aimer, et qu’aimer, c’est savoir attendre auprès de ceux qui souffrent. Sur la boite de Pandore entrouverte où est restée ainsi l’espérance amie, prête à tous les dévouements pour les hommes et pour l’avènement de l’idéal humain, il faut écrire comme sur le coffret du Marchand de Venise qui contenait l’image de la bien-aimée : « Qui me choisit, doit hasarder tout ce qu’il a. »

L’objet de l’enthousiasme varie d’âge en âge : il s’est attaché à la religion, il peut aussi s’attacher aux doctrines et aux découvertes scientifiques, il peut surtout s’attacher aux croyances morales et sociales. De là cette nouvelle conséquence, que l’esprit même de prosélytisme, qui semble si particulier aux religions, ne disparaîtra en aucune manière avec elles : il se transformera seulement. Chez tout homme sincère et enthousiaste, ayant à dépenser une surabondance d’énergie morale, on trouve l’étoffe d’un missionnaire, d’un propagateur d’idées et de croyance. Après la joie de posséder une vérité ou un système qui semble la vérité, ce qui sera toujours le plus doux au coeur humain, c’est de répandre cette vérité, de la faire parler et agir par nous, de l’exhaler comme notre souffle même, de la respirer et de l’inspirer tout ensemble. Il n’y a pas seulement douze apôtres dans l’histoire de l’humanité ; on compte encore aujourd’hui et on comptera dans l’avenir autant d’apôtres que de coeurs restés jeunes, forts et aimants. Il n’existe pas d’idée dans notre cerveau qui n’ait un caractère social, fraternel, une force d’expression et de vibration par delà le moi. L’ardeur à propager les idées aura donc, dans la société future, une importance aussi grande que l’ardeur à les découvrir. Le prosélytisme tout moral prendra pour but de communiquer à autrui l’enthousiasme du bien et du vrai, de relever le niveau des coeurs dans la société entière, principalement chez le peuple.

Ici on nous fera peut-être plus d’une objection ; on nous signalera la difficulté de rendre populaire, indépendamment des religions, un enseignement de la morale conforme aux idées scientifiques de notre temps. Un professeur de la Sorbonne me soutenait un jour que, dans ce temps de crise des doctrines, tout enseignement un peu systématique de la morale, au lieu de la consolider, risque d’en altérer les fondements chez les jeunes esprits. Pas de théories, car elles aboutissent au scepticisme ; pas de préceptes absolus, car ils sont faux ; il ne reste à enseigner que des faits, de l’histoire : on ne trompe pas et on ne se trompe pas soi-même en alléguant un fait. En somme, plus d’enseignement proprement dit de la morale.

Nous croyons au contraire que, de toutes les théories si diverses sur les principes de la morale, on peut déjà tirer un certain fonds d’idées commun, en faire un objet d’enseignement et de propagation populaire. Toutes les théories morales, même les plus sceptiques ou les plus égoïstes à leur point de départ, ont abouti à constater ce fait que l’individu ne peut pas vivre uniquement de soi et pour soi, que l’égoïsme est un rétrécissement de la sphère de notre activité, qui finit par appauvrir et altérer cette activité même. On ne vit pleinement qu’en vivant pour beaucoup d’autres. Nos actions sont comme une ombre que nous projetons sur l’univers ; pour raccourcir cette ombre et la ramener vers nous, il faut diminuer notre taille ; aussi le meilleur moyen pour se faire grand, c’est de se faire généreux, tandis que tout égoïsme a pour conséquence ou pour principe une petitesse intérieure. L’idée et le sentiment qui est au fond de toute morale humaine, c’est toujours le sentiment de la générosité ; généreux et philanthropiques deviennent eux-mêmes, pour qui les regarde sous un certain angle, les systèmes d’Epicure et de Bentham. C’est cet esprit de générosité inhérent à toute morale qu’un moraliste peut et doit toujours s’efforcer de dégager, de faire pénétrer dans l’esprit de ses auditeurs. Que reste-t-il des longues années d’enseignement auxquelles a été vouée notre jeunesse ? Des formes abstraites ? Des idées plus ou moins scolastiques inculquées à grand peine ? Non, tout cela se fond, se disperse ; ce qui subsiste, ce sont des sentiments. De l’enseignement de l’histoire se dégage un certain culte du passé et de nos traditions nationales, qui est utile, mais qui peut devenir dangereux s’il est poussé trop loin ; de l’enseignement de la philosophie, une certaine ouverture d’esprit, une curiosité pour la recherche des causes, un amour de l’hypothèse, une tolérance à l’égard des doctrines opposées à la nôtre ; et que doit-il rester d’un enseignement bien suivi de la morale ? Avant tout une générosité du coeur qui fait que — sans nous oublier nous-mêmes — du moins nous ne nous soucions plus uniquement de nous. Tous les autres enseignements élargissent l’esprit, celui-ci doit élargir le coeur. Il ne faut donc pas avoir peur de la diversité des systèmes moraux, parce qu’en somme ils n’ont pas trouvé de vérité psychologique et physiologique plus certaine, de fait plus vérifiable que l’amour, principe de tout altruisme, et qu’ils en viennent nécessairement à placer l’être humain dans cette alternative : se dessécher ou s’ouvrir.

Les actions exclusivement égoïstes sont des fruits pourrissant sur l’arbre plutôt que de nourrir. L’égoïsme, c’est l’éternelle illusion de l’avarice, prise de peur à la pensée d’ouvrir la main, ne se rendant pas compte de la fécondité du crédit mutuel, de l’augmentation des richesses par leur circulation. En morale comme en économie politique, il est nécessaire que quelque chose de nous circule dans la société, que nous mêlions un peu de notre être propre et de notre vie à celle de l’humanité entière. Les moralistes ont eu tort peut-être de trop parler de sacrifice : on peut contester que la vertu soit, en son fond le plus secret, un sacrifice au sens rigoureux du mot ; mais on ne peut nier qu’elle soit fécondité morale, élargissement du moi, générosité. Et ce sentiment de générosité par lequel, quand on va au fond de soi, on y retrouve l’humanité et l’univers, c’est ce sentiment-là qui fait la base solide de toutes les grandes religions, comme il fait celle de tous les systèmes de morale ; c’est pour cela qu’on peut sans danger, en se plaçant à ce centre de perspective, montrer la diversité des croyances humaines sur le bien moral et sur l’idéal divin : une idée maîtresse domine toujours cette variété, l’idée de l’amour. Etre généreux de pensée et d’action, c’est avoir le sens de toutes les grandes conceptions humaines sur la morale et la religion.

D’ailleurs, est-il besoin du secours d’idées mythiques et mystiques pour comprendre la société humaine et ses nécessités, parmi lesquelles se trouve la nécessité même du désintéressement ? Plus l’être humain deviendra conscient, plus il aura conscience de la nécessité, de la rationalité inhérente à la fonction qu’il accomplit dans la société humaine, plus il se verra et se comprendra lui-même dans son rôle d’être social. Un fonctionnaire sans reproche est toujours prêt à risquer sa vie pour accomplir la fonction qui lui est dévolue, fût-ce la simple fonction de garde champêtre, de douanier, de cantonnier, d’employé de chemin de fer ou de télégraphe ; celui-là serait inférieur à ces très humbles employés qui ne se sentirait pas capable de braver lui aussi la mort à un moment donné. On peut se juger soi-même et juger son idéal en se posant cette question : pour quelle idée, pour quelle personne serais-je prêt à risquer ma vie ? — Celui qui ne peut pas répondre à une telle interrogation a le coeur vulgaire et vide ; il est incapable de rien sentir et de rien faire de grand dans la vie, puisqu’il est incapable de dépasser son individualité ; il est impuissant et stérile, traînant son moi égoïste comme la tortue sa carapace. Au contraire, celui qui a présente à l’esprit la pensée de la mort en vue de son idéal, cherche à maintenir cet idéal à la hauteur de ce sacrifice possible ; il puise dans ce risque suprême une tension constante, une infatigable énergie de la volonté.

Le seul moyen d’être grand dans la vie, c’est d’avoir la conscience qu’on ne reculera pas devant la mort. Et ce courage devant la mort n’est pas le privilège des religions : il est en germe dans toute volonté intelligente et aimante, il est en germe dans ce sentiment même de l’universel que nous donnent la science et la philosophie ; il commence à se montrer dans ces élans spontanés du coeur, dans ces inspirations de l’être moral semblables à celles du poète, que l’art et la morale cherchent à faire naître plus fréquemment eu nous. Indépendamment de toute conception religieuse, la moralité a ce privilège d’être une des poésies les plus hautes de ce monde, dont elle est une des plus vivantes réalités. Cette poésie, au lieu d’être purement contemplative, est en action et en mouvement ; mais le sentiment du beau n’en demeure pas moins un des éléments les plus durables du sentiment moral : la vie vertueuse, les Grecs le disaient déjà, c’est la vie belle et bonne tout ensemble. La vertu est le plus profond des arts, celui dans lequel l’artiste se façonne lui-même. Dans les vieilles stalles en chêne des choeurs d’église, amoureusement sculptées aux âges de foi, le même huis représente souvent sur une de ses faces la vie d’un saint, sur l’autre une suite de rosaces et de fleurs, de telle sorte que chaque geste du saint figuré d’un côté devient de l’autre un pétale ou une corolle : ses dévouements ou son martyre se transforment en un lys ou une rose. Agir et fleurir tout ensemble, souffrir en s’épanouissant, unir en soi la réalité du bien et la beauté de l’idéal, tel est le double but de la vie ; et nous aussi, comme les vieux saints de bois, nous devons nous sculpter nous-mêmes sur deux faces.

NOTES