Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Richard Bucaille

Société segmentaire, société étatique
Quelques remarques sur une césure majeure

Texte publié le 5 juillet 2025

Le deuxième volume des Œuvres de Marcel Mauss compilées par Victor Karady [1], s’ouvre par le célèbre De quelques formes primitives de classification, d’Emile Durkheim et Mauss [2]. Ce grand texte d’esprit typiquement durkheimien, marqué par un fort « sociocentrisme » (mot de Durkheim même [3] : la société comprend et régit l’alpha et l’oméga des phénomènes humains) s’avère intellectualiste, positiviste et très évolutionniste. Des nombreux exemples australiens, amérindiens, chinois et même grecs antiques — tous variés et compliqués —, on tire la conclusion essentielle que les « fonctions ou notions fondamentales de l’entendement » [4], loin d’être uniquement a priori, tiennent leur morphologie exacte de celle de la société même : ainsi, des formes de classification, objet de la démonstration. Bien que convaincante, celle-ci semble quelque peu affadie par le nombre et la complexité mêmes des exemples, sans doute longuement choisis par Mauss dont on connaît l’immense érudition ethnographique ; peut-être des illustrations moins nombreuses et plus contrastées permettraient-elles d’appuyer la proposition.

En effet, la plupart des systèmes classificatoires cités (avec rôle majeur des points cardinaux y compris zénith et nadir, et des couleurs correspondantes) appartiennent à diverses populations australiennes, aux Zuñis et à des gens [5] de langue siouane (Omahas, Osages, Kansas, Poncas), i.e. à des sociétés que l’on qualifie — depuis Durkheim — segmentaires : divisées en plusieurs niveaux sociaux, chaque niveau composé de nombreux groupes opposés entre eux mais rassemblés au niveau supérieur ; soit des sociétés sans organisation centralisée, dites aussi « acéphales » : expression intrinsèquement négative, induisant que ces sociétés seraient en quelque façon inférieures, parce que typologiquement antérieures, à celles qualifiées « stratifiées » ou étatiques [6]. En revanche, la démonstration se poursuit par l’esquisse du fameux système classificatoire dit « du Fung-shui », commun aux Mongols, Chinois, Tibétains, Thaïlandais, Cambodgiens, etc. : système d’une complexité sans bornes, nuancé ad libitum, et que Durkheim et Mauss n’hésitent pas à comparer, via celui brahmanique, à celui de la Grèce antique ; car ces trois systèmes de classification (segmentaire, stratifié, étatique) conduiraient, par une sorte de concentration progressive, d’un polythéisme asiatique au monothéisme chrétien [7]. Essentiel point-d’orgue de la démonstration : aussi sophistiqués soient-ils, les systèmes classificatoires « du Fung-shui » et assimilés occidentaux reposent « sur les mêmes principes » [8] que ceux australiens, zuñis et autres amérindiens ; et si ces systèmes classificatoires, très divers mais à substrat commun, varient d’une société à l’autre, c’est que chaque société « (…) n’a pas été simplement un modèle d’après lequel la pensée classificatrice aurait travaillé ; ce sont ses propres cadres qui ont servi de cadres au système. Les premières catégories logiques ont été des catégories sociales ; les premières classes de choses ont été des classes d’hommes dans lesquelles ces choses ont été intégrées. C’est parce que les hommes étaient groupés et se pensaient sous forme de groupes qu’ils ont groupé idéalement les autres êtres, et les deux modes de groupement ont commencé par se confondre au point d’être indistincts » [9].

Laissant évidemment de côté le fort substrat évolutionniste des Formes primitives de classification, posons que l’actuelle fidélité à Durkheim consiste, avant tout, à reconnaître l’écrasante primauté causale de la société. Et précisément : a-t-on jamais assez remarqué que le premier groupe de sociétés ci-dessus (australiennes, zuñi, amérindiennes des Plaines) sont toutes segmentaires, alors que le second groupe (sociétés chinoise et périphériques, sociétés de l’Inde voire de la Grèce antique) ne comprend que des univers sociétaux très stratifiés voire des États (toujours avec majuscule, comme on écrit Dieu...) ? Or souvent Durkheim et Mauss, appuyés sur Walter Spencer et Francis Gillen [10], soulignent la forte tendance à la dispersion des sociétés segmentaires, phénomène de dissipation dont les Australiens semblent les champions : ainsi chez les Arrenrtes (anciennement Aruntas) dont les clans, négligeant à la longue leurs deux phratries originelles, se répandent librement dans toute la société ; « devenus ainsi étrangers à l’organisation sociale régulière, tombés presque au rang d’associations privées, ils ont pu se multiplier, s’émietter presque à l’infini.[A la ligne] Cet émiettement dure même encore » [11] : au point que l’on ne sait même plus lequel est clan et lequel sous-clan — quand ils ne s’inversent pas volontairement. De même chez les Nuers du Haut Nil, archétype des sociétés segmentaires, « often it is by no means easy to decide whether a group should be regarded as a tribe or as a segment of a tribe, for political structure has a dynamic quality » [12] ; dynamique, c’est peu dire, puisque « (…) what we designate a tribe to-day may be two tribes to-morrow (...) » [13] : donc la segmentation se signale d’abord par l’instabilité — voire par la franche labilité du segment...

Par ailleurs, revenons au fait que la plupart des termes caractérisant les sociétés segmentaires ont une coloration dépréciative : sociétés sans tête, sans ceci ou cela, fragmentées (donc brisées), émiéttées (donc brisées en miettes), voire nommées bandes lorsque nomades ou semi-nomades, et concernant les Nuers du très pénétrant Evans-Pritchard, an ordered anarchy  ; même un segment n’est qu’un morceau, incomplet, d’une entité plus grande. Où l’on voit que l’esprit occidental récalcitre, fâcheusement, à penser la société autrement que comme un corset d’institutions stables, et hiérarchisées voire centralisées, aux limites précises : Etat républicain, monarchique, français ou pas, dedans ou dehors, etc. ; malgré quoi l’ethnographie a montré que d’innombrables groupes humains [14] n’ont aucun souci d’unité sociétale, et moins encore ne se pensent comme nation : Gregory Bateson se demandait s’il avait bien fait de nommer Iatmuls les populations étirées sur des dizaines de kilomètres au long des rives du fleuve Sepik, ayant créé de ce fait un « peuple » dont l’homogénéité, mal assurée, n’est qu’à peu près linguistique. Inversement Nuers et Dinkas se donnent comme deux nations, alors que lesdits Nuers (plusieurs « tribus », chacune divisée et subdivisée en divers segments et sous-segments [15]) ne cessaient d’enlever enfants et femmes « dinkas », d’adopter ceux-là et d’épouser celles-ci, et de razzier leur gros bétail : Nuers et Dinkas ensemble formaient plutôt, sans doute avec d’autres groupes limitrophes, une même population partagée en dominants et dominés. Au total, il faudrait donc reconnaître qu’une bonne part de l’humanité reste indifférente à « faire nation » au-delà du gros village, du groupe de quelques dizaines — au mieux centaines — d’individus, ou alors seulement à des moments particuliers et provisoires : migrations et famines, agressions guerrières, amples mélanges démographiques de hasard ou concertés, etc. Comme déjà noté ailleurs, le péché originel de l’utile synthèse de Pierre Clastres, La société contre l’Etat [16], nous semble résider en ce « contre » : car pour s’opposer à l’émergence de l’Etat, encore faut-il d’abord imaginer la forme de cette institution vaste et complexe, et en concevoir le projet, ne serait-ce que pour le rejeter ; or, rien dans l’organisation sociétale, les mythes et l’idéologie, ou même l’évolution historique des Guaranis, Achés, Yanomamis et nations voisines, n’autorise à supposer qu’ils aient jamais songé à se donner une telle institution [17]. Paradoxalement chez cet auteur si ouvert, il reste quelque occidentocentrisme en cette exigence implicite que toute société prenne position concernant l’Etat, cette norme occidentale depuis une Antiquité indéfinie : ne doit-on pas plutôt admettre que les sociétés dites segmentaires ne se sentent pas moins sociologiquement cohérentes et équilibrées que celles dites stratifiées ou étatiques ?

Si, comme le postulent Durkheim et Mauss, les êtres humains ont groupé et classé « idéalement » tout ce qui les entourait parce qu’eux-mêmes « se pensaient sous forme de groupes » et se classaient entre eux — alors il faut admettre que ces groupes et classes sociétaux, avec tous leurs effets en miroir (ou mieux, en reflet) de groupes et classes culturels, se divisent en deux items bien distincts selon une opposition dissipation/concentration [18]. Les petites sociétés segmentaires concevraient le monde comme normalement voué à une souple division à l’infini (bien sûr nous éviterons « fractionnement » et autres termes péjoratifs) ponctuée d’éventuels regroupements, alors que les vastes sociétés stratifiées-étatiques penseraient l’univers comme naturellement promis à un développement historique (autre obsession occidentale) en permanente concentration-construction, les « bandes » paléolithiques se regroupant en groupes féodaux néolithiques de plus en plus grands et sans cesse moins nombreux, ceux-ci devenant des Etats à classes sociales provisoirement affrontées se groupant eux-mêmes en fédérations d’Etats ultérieurement groupées en quelque SDN ou ONU, annonçant l’Etat mondial du Meilleur des mondes. Or il est frappant qu’une telle concentration, diachronique et hiérarchisante, décrit un schéma symétrique et inverse de celui des sociétés segmentaires, celui-ci achronique et à bien moindre échelle ; au total, il s’agirait donc surtout d’une représentation durkheimienne de l’évolution sociétale en général.

Au long de la concentration-construction évoquée ci-dessus, non moins évolutionniste qu’historique et en laquelle science et techniques seules progressent véritablement et indéfiniment, le développement cérébral et accumulatif d’Homo eût engendré des « révolutions » techniques et un croît démographique incessant, jusqu’à la révolution néolithique vite suivie de celle industrielle, et les Néolithiques regroupés dans leurs villes en expansion continue eussent pu avoir l’impression que la périphérie paléolithique en involution constante allait disparaître, de même que les sociétés industrielles-capitalistes estiment que devraient disparaître à court terme les « derniers » barbares, périphériques et de tout poil, accrochés à leurs dogmes religieux « médiévaux ». Las ! Non seulement les nombreux petits peuples segmentaires hypocritement (et absurdement) qualifiés « premiers » font désormais valoir leurs droits non sans quelque succès, mais encore ladite mondialisation (qui ne date pas d’hier, si elle n’a pas toujours existé) ne diffuse pas moins épidémies, ostracismes et guerres que gazoducs et autres câbles informatiques entre mégalopoles étouffant lentement dans leur propre prolifération ; pis encore, les barbares fous de Dieu — qui s’allient aux grands Etats théocratiques — entendent faire, désormais, jeu au moins égal avec les vastes Etats naguère triomphants et colonisateurs.

Au fond, rien n’assure qu’ait quelque validité le modèle durkheimien faisant dériver les classifications culturelles des sociétés groupant et répartissant les individus en classes ; par contre, le contraste intellectuel qui en résulte, entre sociétés segmentaires et étatiques, peut conserver un certain intérêt anthropologique pour étudier et classer similitudes et différences culturelles.

Note : « LES GENS »

Dans De quelques formes primitives de classification, Durkheim et Mauss emploient, dès 1903, l’expression « des gens » pour traiter de certains Amérindiens — et nous ne doutons guère que le terme ne vienne de Mauss : « (…) les membres de ces clans sont, de naissance, des gens de guerre tandis que les agriculteurs, gens naturellement paisibles (...) » [19] ; ou encore, beaucoup plus loin : « il en résulte la disposition suivante des gens et des choses » [20] ; et concernant un clan australien : « les gens du soleil sont enterrés dans la direction du lever du soleil (...) » [21]. Vingt-deux ans plus tard — il s’agit donc d’une habitude ancrée —, en le fameux article Parenté à plaisanteries, Mauss note que « les peuples improprement dits primitifs, les gens dits primitifs, en réalité un très grand nombre de classes et de gens parmi les nôtres (...) » [22] ; et quelques pages plus loin, il emploie le même terme, « (...) à la différence des gens des îles Banks (…) » [23]. Etc., etc.

Les gens... Pas de mot plus ordinaire, plus banal pour évoquer un groupe de personnes quelconques : « Les gens sont méchants », « il prend les gens pour des imbéciles » [24]. Or, appliquée aux êtres humains lointains, cette banalité même retient l’attention : par là, non seulement Mauss manifeste explicitement — au moins à la fin des années 1920, voire bien plus tôt — sa franche désapprobation du terme « primitifs », mais surtout il désigne les indigènes de l’autre bout du monde comme « des gens », tels ceux qu’il croise chaque jour dans la rue ; d’ailleurs la troisième citation met exactement sur le même plan « les gens parmi les nôtres », soit ses concitoyens, et « les gens dits primitifs ».

Peut-être plus encore que l’évolutionnisme, ce seul « les gens » met en question, discrètement mais fermement, un fâcheux exotisme impliquant que l’Indien(ne) des Plaines, l’Africain(e), voire les êtres humains du Magdalénien, seraient radicalement différents de l’anthropologue lui-même, Mauss en l’espèce (humaine) : on sent bien que pour lui, les anthropophages dobuens ou achés font partie des gens, au même titre que ses voisins de palier. Platitude anthropologique, objectera-t-on : certes, mais on perçoit que chez Mauss, ce point de vue n’est pas tant une construction intellectuelle qu’un donné spontané, une évidence qu’il n’y a jamais eu à démontrer, fondée en toute la tradition humaniste et rousseauiste. Or en notre siècle de haines et d’ostracismes en tous sens, et à titre d’hygiène mentale, l’anthropologue peut en tirer leçon, en n’employant que « les gens » des Plaines, des Grands Lacs africains, de Pincevent (le site magdalénien d’André Leroi-Gourhan), etc., là où auparavant il traitait des « indigènes » (a fortiori des « primitifs ») des îles Andaman, d’Australie, etc.

Richard Bucaille,

La Côte-Saint-Didier (Loire), 11 – 28/06/2025.

NOTES

[1) Minuit, 1968.

[2) Ibid., pp. 13-89.

[3) Ibid., p. 87.

[4) Ibid., p. 88. Evidemment proches des catégories kantiennes, non-citées mais en filigrane.

[5) Sur l’emploi de ce terme, v. note in fine.

[6) On sait que Durkheim oppose principalement les sociétés à solidarité « mécanique » (segmentaires) aux sociétés à solidarité « organique » ; toutefois, le passage d’un type de solidarité à l’autre (à mesure des progrès de la division du travail, selon sa thèse majeure) est décrit comme très graduel, la solidarité mécanique s’effaçant lentement au profit de celle organique : en De la division du travail social (1893 ; P.U.F. [1930], 2013), le ch. VI, (pp. 149-176) notamment, donne un tableau très riche d’une telle progressivité (avec habituelle métaphore biologique, pp. 157-158, et intéressante discussion passim des propositions d’Herbert Spencer). Dans l’esprit même de Durkheim, on peut donc regarder sans artifice la société « à État » comme l’ultime aboutissement logique de la société « stratifiée », et par là grouper ces deux dernières face à la société segmentaire ; c’est, du moins ici, notre choix de méthode pour exposer notre présente proposition.

[7) Soit noté au passage, les auteurs contournent un peu vite (par gêne ?) les religions sémitiques : judaïsme et islam — excusez du peu....

[8) Ibid., p. 76.

[9) Ibid., p. 83.

[10) Native Tribes of Central Australia (1899), University of Sydney, 2003 [en ligne].

[11) De quelques formes (…), op. cit., p. 43.

[12) Edward Evans-Pritchard : The Nuer (…), (Oxford) At the Clarendon Press, 1940 [en ligne], p. 148 (« souvent il n’y a pas moyen de trancher si l’on doit considérer tel groupe comme une tribu ou comme un segment de tribu, tant est dynamique l’organisation politique »).

[13) Ibid., p. 149 (« ce que l’on nomme une tribu aujourd’hui pourrait être deux tribus demain »).

[14) Ne songeons pas à les quantifier, et moins encore à chercher quelque proportion entre sociétés segmentaires et sociétés stratifiées-étatiques : les Achés ( = Guayakis, mais cet ethnonyme guarani est insultant ; « achés » signifie platement les « êtres humains » — donc les gens) sont-ils... des Achés, ou des citoyens de la République du Paraguay ? Débat sans fin.

[15) Ibid., pp. 139-142.

[16) Minuit, 1974.

[17) En revanche, dans Le koula un siècle après (…), INGED/MAUSS, 2022, nous avons suggéré passim (pp. 117-119 notamment) que des sociétés autres que celles citées par Clastres avaient peut-être meilleur titre au refus sensible — sinon explicite — d’une institution étatique : à savoir le groupe des sociétés dites « à maisons » (e.g. les sociétés kwakwaka’wakw [anciennement kwakiutl] et massim). En effet, à l’inverse des « vraies » sociétés féodales plutôt pauvres et guerrières comme celles européennes du milieu du Moyen-Age, les riches sociétés à maisons, économiquement brillantes, auraient tendu à remplacer la guerre par potlatch et koula  : un tel niveau d’imagination politico-diplomatique laisse penser que s’ils en avaient eu le souhait, Kwakwaka’wakws et Massims eussent pu se doter d’une forme étatique de leurs sociétés ; mais il n’en fut rien : ils s’en tinrent à la forme de ces « maisons », sortes de grandes familles étendues en permanente association-concurrence entre elles.

[18) L’antonymie n’est qu’approximative : « dissipation », en une acception bien sûr non-péjorative, mais connotant bien plutôt les fameuses « structures dissipatives » d’Ilya Prigogine.

[19) De quelques formes (…), op. cit., p. 16.

[20) Ibid., p. 63.

[21) Ibid., p. 65.

[22) Id., Œuvres, vol. 3, Minuit, 1969, p. 111. Souligné par nous.

[23) Ibid., p. 117.

[24) Notons d’ailleurs que « les gens », ce sont tantôt les autres (dans « les gens sont méchants »), tantôt soi-même (« il prend les gens pour des imbéciles » = « il me prend pour un imbécile »). Cette indécision de « les gens » souligne bien que l’expression désigne en fait toute l’humanité — dont Ego qui s’exprime.