Pour faire face à ce sort cruel, je dois reconnaître que je suis heureux d’être ici. Je le suis non seulement parce que je me trouve auprès de personnes que Philippe a aimées, mais également parce que, parmi ces personnes, je m’attends à voir celles qui ont joué un rôle crucial dans son cheminement intellectuel et dans la forme que sa pensée a pu donner à son œuvre. Et cette prise de parole est donc aussi une façon de dire à la fois l’admiration et la gratitude que je voue à ceux auxquels, à travers cet héritage génial que nous laisse Philippe, nous devons tant.
En premier lieu, il y a, bien sûr, Alain Caillé qui a réveillé ce jeune et brillant doctorant de Lucien Sfez de son sommeil dogmatique (l’allusion s’éclairera ensuite). C’était au moment où, pour sa thèse en science politique – à travers la danse de ses lectures virtuoses des théories américains de la justice (Rawls, Sandel, Walzer…), de l’œuvre de Habermas à laquelle il a déjà consacré son mémoire DEA, des philosophies de Weber, d’Arendt ou de Ricœur, des théories du droit (Kelsen, Hart, Luhmann) et des grandes doctrines de la philosophie politique contemporaine (de Schmitt à Lefort, d’Oakeshott à Nozick) –, Philippe essayait de démêler les problèmes de l’articulation des normes effectives de la démocratie avec ce que sa justification doit à la question des communs – question à laquelle il est, au demeurant, resté fidèle et qui constitue, en tant qu’idéal démocratique et socialiste, le véritable le fil rouge de tout son travail. En effet, Alain, qui a été l’un des premiers lecteurs de cette thèse, me rappelait récemment que c’est lui qui a suggéré à Philippe d’aller chercher ce qu’il semblait chercher, non plus du côté des principes constitutifs des institutions politiques, fussent-ils puisés dans les racines d’une éthique de la discussion, mais du côté de l’anthropologie, c’est-à-dire de tout ce que la richesse et la concrétude des mondes sociaux pouvaient lui enseigner de plus fondamental encore. Et nous connaissons la suite. C’est la rencontre avec Mauss. Une rencontre qui, en réalité, s’est faite progressive. Dès Justice, don et association, qui est déjà un grand pas franchi eu égard à la thèse de doctorat, Mauss apparaît bien, certes, mais au milieu de quelques autres que l’on peut ranger dans le spectre des associationnistes, comme l’un de ceux qui pourraient ouvrir une perspective radicale dans cette quête poursuivie de la délicate essence de la démocratie et du socialisme. Mais il faut, il me semble, attendre encore quelques années, et notamment, c’est du moins mon hypothèse, la publication en 2007 de l’Anthropologie du don par Alain, pour que Philippe ne réponde vraiment à l’appel de ce dernier dont il allait devenir l’alter ego, et trouve enfin dans le don maussien ce qu’on pourrait appeler l’ultime condition – anthropologique – de possibilité de la démocratie. D’où l’allusion… C’est en effet comme le moment kantien ou transcendantal de son œuvre. Dans le don, il découvre, non pas l’aperception, mais ce qu’on pourrait appeler la relation transcendantale. D’ailleurs, à partir de ce moment, on remarque que la recherche de la délicate essence de la démocratie puis du socialisme devient plus radicalement – ou transcendantalement – la recherche de la « délicate essence du social » (formule que l’on croise dans son introduction au recueil de 2008, La société vue du don). Et ce moment culmine, me semble-t-il, en 2009, année du grand colloque de Cerisy consacré à Mauss. À partir de là, une citation de la conclusion de l’Essai sur le don revient constamment dans les écrits de Philippe, comme un leitmotiv : « l’instant fugitif où la société prend ». C’est d’ailleurs cette citation qui donnera son titre à l’un de ses deux articles dans le double numéro de la revue qui a publié les actes du colloque sous le titre Mauss Vivant. « L’instant fugitif où la société prend » : voilà enfin trouvée l’ultime condition de possibilité dont dépend le monde social et, surtout, la connaissance qu’on en a. Il n’est pas si étonnant de voir qu’il isole, à la suite d’Alain, une autre formule de Mauss à laquelle il associera alors cet instant fugitif, c’est celle du « roc ». « Nous touchons le roc »… La recherche de la délicate essence a enfin trouvé appui : le roc transcendantal. C’est d’ailleurs dans ce même élan qu’il exposera pour la première fois son ingénieuse « boussole du don ». Ce qui me ferait dire, si j’osais, qu’il ne s’est alors pas seulement contenté de mettre au jour cette condition de possibilité du social, il a en également proposé les catégories…
Mais récemment sa sociologie d’alors, que je m’amuse à qualifier de transcendantale, a effectué un dernier tournant que l’on peut dater. Il aurait lieu autour de 2018, c’est-à-dire très peu de temps après la publication du recueil d’Henri Raynal, Cosmophilie. À l’occasion d’une contribution à un ouvrage consacré à l’œuvre du poète, sous la direction de Marie-Hélène Boblet et Belinda Cannone, Philippe rédige un texte qu’il reprendra pour le Mauss quelque temps après. D’après moi, il ouvre alors un nouveau chemin sur lequel il a notamment semé son magnifique Nos Généreuses réciprocités – dont je lui faisais remarqué que le titre inversait, comme dans un chiasme, une autre formule de la dernière conclusion de l’Essai sur le don où l’on peut lire que le bonheur est dans la « générosité réciproque », ce dont il ne s’était pas aperçu et qui me paraît ainsi constituer un déplacement d’autant plus significatif (et je ne dis pas cela parce que nous nous réunissons au siège de la S.F.P.A….).
Qu’y a-t-il de nouveau dans ce texte consacré à Cosmophilie d’Henri Raynal ? On peut déjà dire que l’on retrouve son leitmotiv, à savoir toujours la même citation, « l’instant fugitif où la société prend ». En revanche, on ne retrouve pas la métaphore du roc, elle disparaît (elle sera remplacée, j’y viens). Il semble en effet que ce qui intéresse Philippe c’est moins ce roc, qualifié ici presque par plaisanterie de transcendantal, que ce qui se laisse saisir dans cet instant fugitif en tant que tel. Autrement dit, son attention se dirige moins sur le principe sur lequel tout repose que sur l’événement lui-même, que sur l’avènement du social comme expérience. D’ailleurs, autre remarque d’ordre philologique qui mérite à mes yeux notre attention, en 2009, lorsqu’il reprend la citation « l’instant fugitif où la société prend », il indique que Mauss est comme un photographe : « Tel un photographe, Mauss a saisi ce moment sous cette belle formule : « l’instant fugitif où la société prend ». Or, dans l’article de 2018, il complétera l’analogie : « Dans son essai fameux, l’Essai sur le don, Marcel Mauss, tel un peintre ou un photographe, proposait de saisir les grandes fêtes du don des sociétés traditionnelles (…) sous cette belle formule : « L’instant fugitif où la société prend. » » Le peintre, ce n’est plus seulement le photographe : la peinture reproduit le mouvement, ce que peut pas faire la photographie…Si bien qu’à partir de ce moment qui correspond à ce que Philippe appelle d’ailleurs une « échappée belle », une belle échappée, pour parler de son rapport à la littérature, grâce à laquelle, selon lui, il l’a échappé belle, dans la mesure où elle lui a ouvert la fenêtre du « côté lumineux du social », la « sociophilie », et l’a ainsi gardé de la sociophobie dont souffre une partie de nos contemporains (et, en particulier, certains sociologues…) – et, voyez-vous, là encore, je lis dans cette expression de « l’échappée belle » un autre indice qu’il se passe bien quelque chose dans sa pensée et son travail… Bref, à partir de moment, la sociologie de Philippe se métamorphose et devient phénoménologique, dans la veine du premier Husserl, celui des Recherches Logiques et de la « Lebenswelt », de Heidegger, de Patočka ou de Merleau-Ponty, le dernier Merleau-Ponty celui qui tendra vers une cosmologie, c’est-à-dire dans une poursuite de la connaissance de l’expérience la plus totale du monde et de l’existence. C’est notamment parce que l’on saura prendre la mesure des déplacements qui s’opèrent dans ce moment où sa sociologie devient phénoménologique, ou, pour être plus exact, où sa sociologie devient une phénoménologie sociologique, que l’on pourra peut-être cerner son approche beaucoup plus fine de la notion de relation ; puisque, après tout, qu’est-ce que la relation sinon d’abord et fondamentalement le « rapport Je/Tu » avant d’être un « Nous », « ce tiers » qu’elle forme ? En d’autres termes ce qui se joue originellement dans la relation, c’est bien l’expérience immédiate de l’intersubjectivité – et, dans cette perspective, on comprend également mieux pourquoi, parallèlement à son intérêt renouvelé pour Buber (et peut-être plus largement pour une certaine tradition anarchiste), il fait également retour à d’autres références qui ont beaucoup compté dans ses travaux plus anciens, notamment parmi le courant du pragmatisme.
Qu’est-ce qui, selon moi, remplace désormais le roc ? Une nouvelle notion, un nouveau concept qu’il invente et dépose là, à cette même place, mais sans trop insister, et que l’on le retrouve dans la plupart de ses derniers articles ainsi que dans Nos Généreuses Réciprocités, mais sans aucune explicitation ni développement : soit « l’éphiphanie du social », la « sociophanie » ; concept pour lequel la lecture de Cosmophilie d’Henri Raynal aura sans doute encore été déterminante – notons, en passant, que, dans la nouvelle intitulée « Phanies », Henri comprend cette notion à travers la peinture à laquelle Philippe associera désormais le geste de Mauss dans l’Essai…
Je tenais donc à brosser à gros traits le parcours de l’œuvre et, à travers elle, de la pensée de Philippe Chanial pour nous rappeler qu’elle est si vivante que rien, pas même la disparition physique de notre ami, ne pourra jamais la flétrir. C’est une pensée infiniment vivante et infiniment vivace ; une pensée infiniment vivace parce qu’infiniment vivante. Ce concept fécond de « sociophanie » en est, à mes yeux, la plus belle illustration. Philippe le lègue avec une invitation à en déployer toutes les virtualités, comme s’il le donnait pour que, à travers ce don, il soit encore possible de continuer de donner, dans la poursuite initiale de l’idéal démocratique et socialiste et au-delà. Aussi, la promesse silencieuse que je sais lui avoir faite aura dessiné l’essentiel de mon travail pour les temps qui viennent.