Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

François Gauthier

La perte du futur

Texte publié le 17 février 2025

Hommage prononcé lors de la soirée du 28 février 2025

J’ai été totalement incapable d’écrire un texte comme tant d’entre vous, surtout en y intégrant des éléments de la pensée et des écrits de Philippe. Je n’arrive même pas à essayer d’y penser. À vous écouter, et à écouter Florian, je me demande pourquoi.

Je pense que la raison est que ma relation avec Philippe a surtout été personnelle, et liée à la mission du MAUSS. Pour moi, et surtout avec les derniers textes de Philippe, ce dialogue et cette influence se situaient dans le présent mais surtout dans le futur. Elle était à venir.

J’ai appris la nouvelle le mercredi après-midi en recevant un texto d’un ami qui me demandait si je savais pour Philippe. J’avais été déconnecté toute la journée, et j’étais dans le bus vers la maison. Un frisson d’effroi m’a envahi. J’ai répondu « quoi ? ». La réponse est venue confirmer mes pires craintes et valider mon pressentiment. Philippe était mort.

Tremblant, j’ai couru vers la maison et ai ouvert l’ordinateur, découvrant le courriel d’Alain porteur de la nouvelle. Je me suis effondré en pleurs, secoué comme je ne l’ai que rarement, sinon jamais, été. C’est toute l’injustice du monde qui m’est tombée dessus à ce moment, tout le désespoir, tout l’absurde, tout l’innommable, l’insupportable. Et qui m’accable encore. Non ! Pas ça !

Ça m’a rappelé la mort de David Graeber. Je l’avais croisé dans la dernière moitié des années 1990, dans les manifestations contre l’ALENA (accord de libre-échange Nord-Américain), prélude au mouvement altermondialiste que j’étudiais tout en y participant. Graeber, 59 ans, au faîte de sa maîtrise intellectuelle.

Mais avec Philippe, la détonation est atomique. 57 ans, et au faîte de sa maturité intellectuelle. Quels livres, quelles idées, quels articles ces deux-là nous auraient légué dans les prochaines trente années ou plus ? Et pendant ce temps, ce maniaque de Trump qui évite les balles de fusil...

Toute l’injustice du monde.

J’ai rencontré Philippe en septembre 2007, lorsque je suis arrivé pour deux ans de postdoc avec Alain Caillé, à Paris. Il y a eu le colloque de Bayeux avec le MAUSS et les Décroissants, les rencontres des « jeunes maussiens » dans un obscur local du 11e, puis les rencontres chez Alain. C’est Philippe, Fabien Robertson, Pierre Prades, Sylvain Dzimira, Julien Rémy, d’autres. Or c’est surtout Alain que je côtoyais, notamment en jouant au tennis une ou deux fois semaines, entouré de discussions. En ce qui concerne Philippe, ce qui me revient sont surtout ces moments où j’assistais aux rencontres de préparation de la Revue du MAUSS, à la table d’un bistrot, dehors, car Philippe fumait. Il est d’ailleurs responsable que je sois devenu un fumeur occasionnel à ce moment-là, et nos cigarettes sur le minuscule balcon de l’appartement d’Alain rue du Maine sont vite devenus des rituels où on pouvait tous les deux se demander : « alors, et toi ? ».

Lors de ces rencontres du MAUSS, où j’étais comme la troisième roue du carrosse, Alain et Philippe sortaient des feuilles plissées où figuraient les noms de auteurs, les titres approximatifs ou les thèmes, et le nombre de caractère. C’était la revue en train de se faire : l’ordre des textes, la recherche de l’équilibre, de leur dialogue et, en filigrane, le squelette de « l’édito », cette partie si importante du MAUSS : ce que le MAUSS avait à dire, réel but de la revue. Son vrai prétexte. Ou « post-textes ». Et loin de me sentir exclu, spectateur, mon avis était souhaité. Le Je-Tu d’Alain et Philippe devenait un Nous dont je faisais partie. Peu de temps après, j’ai eu le plaisir d’apparaître comme un des coordonnateurs de numéros où j’apportais ma modeste contribution, et ainsi comme un des auteurs de ces fameux éditos dont Alain et écrivait le premier jet, auquel nous faisions des propositions de modifications et des ajouts.

Ce sont ces éditos qui m’avaient amené à demander à Alain de m’accueillir comme postdoctorant. Bien plus que des textes fades, ce sont des synthèses parfois fulgurantes portant des propositions construites sur les désaccords des textes assemblés. Et maintenant, c’est moi qui participais à les écrire ! Quel bonheur !

Philippe m’impressionnait. Alors que j’étais de retour à Montréal, Philippe y est passé. Il était plus réseauté que moi dans mon propre pays ! Et nous devions nous voir. J’étais craintif. J’avais toujours vu Philippe avec Alain. Qu’allais-je faire, seul, avec Philippe ?

Il est passé à l’appartement, et nous sommes allés ensemble boire une bière aux Foufounes électriques, le temple du punk et de tout ce qui est alternatif, puis voir Cat Power au Métropolis, juste à côté. Ou inversement. Deux institutions montréalaises. Je l’emmenais sur mon terrain. Au concert, Power a joué « Wild Horses » (des Stones). [1] Nous nous sommes mis chacun un bras autour des épaules. Je pense que nos deux corps vibraient. Le « moment fugitif… ».

J’ai toujours été surpris par la réaction des gens à la mention du MAUSS. La première est éminemment positive, spontanée, même lorsque les personnes ne connaissent rien au MAUSS et n’ont jamais lu une ligne. C’est remarquable, dans un environnement intellectuel bâti sur le clanisme, l’exclusion et le narcissisme. La seconde réaction est inverse, et coexiste avec la première, parfois, chez les mêmes personnes. Le « MAUSS », oui, on le sait, est une « chapelle » régie par un « dogme ». On y voit du don partout. C’est idéaliste, voire bisounours. Souvent, encore, par des gens qui n’ont jamais lu une ligne du MAUSS. Qui ont « entendu dire ».

Or, pour moi, le MAUSS n’a rien d’une chapelle. Ce qui est intéressant, c’est justement le fait que le MAUSS publie des textes de ses supposés « ennemis » et détracteurs, au nom du débat. Une anti-chapelle. Un de ces appartements espagnols comme où je vivais à Montréal, où la porte est toujours ouverte, où il y a toujours à manger et à boire, et où il y a toujours des gens d’un peu partout qui y passent.

C’est remarquable que la plupart des gens que je considère comme étant « maussiens » ne se déclarent pas Maussiens, qu’ils s’y refusent de manière presque ostentatoire, même, y compris parmi les rédacteurs de ses revues.

Je viens du mouvement punk, justement, de l’anarchisme, de la lutte anti-fasciste. Je suis entré dans les sciences sociales par le biais de Georges Bataille. Je bossais sur les fêtes techno, la contre-culture, tout ce qui était alternatif. Les sans-abris. Philippe venait d’Habermas, Rawls, et des questions de justice et d’institutions. Il s’intéressait au care, à la générosité, à l’amour, au non-agonistique. Je m’intéressais à l’agôn, au politique, au religieux au sens très durkheimien de l’effervescence, du sacrifice sanglant. Nous habitions les pôles d’une future boussole. Et Alain campait le centre, produisant des synthèses de tous ces opposés comme une étoile géante absorbe tout et recrache de l’énergie. J’ai bougé vers le centre, car ce sont les synthèses qui m’intéressaient, de penser le cœur du social par ses marges. Je m’identifiais à Alain, et invitait Philippe à voir l’agôn, le politique, l’obscur.

Pour moi, il n’y a rien de moins évident que de m’identifier à quelque chose, et surtout pas à une chapelle. Or, je me suis vite identifié comme un Maussien, de l’assumer « publiquement ». Ça a été une grande étape pour moi, mais une qui s’est faite relativement facilement, puisque sans contre-argument. Être Maussien, nous nous faisions la réflexion avec Philippe, c’est être constitutivement ouvert au possible. C’est préférer les bonnes questions aux réponses (par ex., intérêt, domination…). C’est chercher quelles perspectives nous ne voyons pas, quelles facettes d’un phénomène inexplorées ?

Ce ne sont pas toutes les théories qui sont généreuses, qui donnent à penser. Au sein du MAUSS, ce que j’ai trouvé ce sont des approches théoriques sensibles, heuristiques, riches, complexes, et des auteurs, des personnes, également sensibles, généreuses et ouvertes. Philippe en est l’exemple ultime. En devenant ami avec sa pensée, on devient aussi ami avec Philippe. Et inversement.

Selon moi, Philippe a vécu une transformation ces dernières années. Cela correspond grosso modo au moment où il a pris la direction de la Revue du MAUSS, sans ces rituels bien huilés avec Alain, et avec son nom à lui en haut de la liste et non en second. C’est comme si, Alain en retrait, il a pris position dans la synthèse de manière plus assurée. L’agôn est apparu de plein droit, comme le politique bien avant cela, et cette attention au côté obscur du don, au potentiel du renversement du cycle du donner-recevoir-rendre en prendre-refuser-garder.

Ses derniers textes sont les plus aboutis, les plus grandioses. Non pas des chapelles, mais des cathédrales, riches, que l’on peut déplier comme des oiseaux en origami. Il commençait à peine…

Pourquoi la mort de Philippe me touche-t-elle autant ? Me fait autant pleurer ? Me fait autant mal, alors que je n’étais pas aussi proche de lui que plusieurs autres de ses amis ?

Comme pour l’influence de sa pensée, la réponse à cette question se situe dans le futur.

Je m’imaginais des années, des décennies à poursuivre l’aventure du MAUSS ensemble, côte à côte. Philippe, ce sont les mémoires que je chérie, certes, c’est aussi le présent, mais c’est surtout le futur. Il n’y a pas de futur imaginable où Philippe n’est pas là. Il n’y a, n’y avait pas de monde possible sans Philippe…

NOTES

[1C’est la chanson qui a joué à l’ouverture des funérailles de Philippe, alors que nous entrions dans la salle du salon mortuaire. J’ai pleuré tout mon saoul.