Paru au lendemain du mouvement des Gilets Jaunes, Le Roman noir de l’Histoire retrace, sous les détours de la fiction et du récit de vies, près d’un siècle d’histoire de la dissidence politique, depuis le soulèvement de la Commune, et jusqu’à l’élection présidentielle de 2017. Au-delà même, puisqu’il se conclut sur deux récits d’anticipation. Toutefois, ce roman n’en est pas un. En réalité, c’est un recueil de soixante-dix-sept nouvelles, écrites sur une quarantaine d’années. Daeninckx rassemble puis organise des textes dispersés, le plus souvent écrits pour des journaux. Tous ces fragments rendent compte d’un moment de rupture dans l’existence d’une personne ou d’un groupe relativement restreint. Chaque personnage principal de chaque nouvelle est amené, pour un temps plus ou moins limité et plus ou moins volontairement, à se tenir éloigné d’une organisation, d’un parti, d’un syndicat, d’une mobilisation générale ou d’une identité réductrice. Tour à tour se succèdent les contrebandiers faisant circuler en sous-main les Châtiments de Victor Hugo, un mutin de 1917, une veuve dont le mari est mort au front, la troupe d’ouvriers comédiens Octobre, un résistant au régime franquiste, des gitans belges fuyant l’arrivée de la Wehrmacht, un membre du groupe Manouchian, deux camarades qui fuient la guerre en Algérie, un colon sénégalais enrôlé de force dans l’armée française, des militants antifascistes ou communistes, des banlieusards expulsés de leur HLM, un jeune homme qui bascule dans la criminalité par vengeance, Roger Salengro, Édith Piaf, Banksy, Daeninckx lui-même, un migrant syrien, et beaucoup, beaucoup d’autres. Toutes ces individualités sont liées par la force de la chronologie, par le temps qui s’écoule, linéaire et inexorable. De l’ensemble se dégage la sensation que nous vivons, depuis plus d’un siècle, dans un rapport inchangé à l’ingouvernable. Telles que Daeninckx les présente, ces instabilités successives des institutions et des mœurs depuis la fin du dix-neuvième siècle, ces refus isolés, ces protestations soudaines, semblent annoncer les indignations qui nous sont contemporaines. À la lecture de cette actualité se reflète la nôtre, et les bavures policières, l’épuisement des mouvements comme Nuit debout ou Occupy Wall Street, la désertion des civils russes, le mépris des grévistes, les exactions des groupuscules d’extrêmes droites, la censure, entre autres dégâts, apparaissent comme de sinistres répétitions de l’histoire.
Seulement, rien n’est plus trompeur que la chronologie. En générant l’illusion que l’histoire à un sens, elle ordonne à son tour, assigne, exerce un pouvoir dont il semble impossible de se déprendre. Pour ne pas se laisser piéger, Daeninckx prétend qu’il ne sait pas faire de recueils et que cet ordre chronologique lui a été soufflé : première échappée d’un livre qui en contient bien d’autres. Dès lors, ne voir dans cet ouvrage qu’une litanie d’événements mineurs qui ont accompagné un mouvement historique plus large, ce serait passer à côté de la manière dont l’auteur bouscule la temporalité à l’intérieur de chaque nouvelle. Souvent, le schéma se répète : un personnage se retrouve confronté à un événement qui le conduit à se renseigner sur un fait antérieur. Ses découvertes apportent un éclairage nouveau sur le présent et permettent parfois d’anticiper l’avenir. La nouvelle « Initiales B.B. », dans laquelle un narrateur érudit flâne le long des quais de la Seine et se plonge dans la mémoire des rues, montre bien comment l’architecture d’une ville, en l’occurrence Boulogne-Billancourt, rend palpable l’histoire d’un lieu, y compris celle qu’on voudrait enfouir. Passant devant le cimetière de Billancourt, le narrateur se souvient :
De multiples croix orthodoxes témoignent de l’importance de la communauté russe dans la ville, après la révolution bolchévique d’octobre 1917. Dépeuplées par la saignée des tranchées, les nombreuses familles de Boulogne et de Billancourt avaient besoin de bras, et les soldats des armées défaites de Wrangel, de Dénikine demeurées fidèles au tsar de toutes les Russies étaient dispersées dans les Dardanelles, en Tunisie, à Sofia, à Belgrade. […] Ironie de l’histoire, ces soldats de la Garde blanche, ces Cosaques du Don et du Kouban, l’armée des Volontaires, purent croiser dans les allées de l’île Séguin un vaincu magnifique, le guérillero anarchiste Nestor Ivanovitch Makhno dont Lénine en personne avait demandé la liquidation.
Dans ses Chroniques de Billancourt, Nina Berberova évoque ces immigrés oubliés. [1] Cet extrait donne une idée de la densité et de la richesse du matériau historique utilisé dans ces nouvelles, mais aussi de la façon dont les époques se croisent. Comme le défend Patrick Boucheron dans sa préface, « l’ordre du temps n’est ni celui de la mémoire, ni celui de l’histoire [2] », et il ajoute : la nouvelle est « la forme littéraire de ce qui déborde du présent pour que surgisse l’actualité – c’est-à-dire la forme à venir de notre destin collectif [3] ». L’exercice auquel se livre assidûment Daeninckx, consiste à déployer une mémoire collective dans le présent et dans l’avenir. Dans ces rebonds temporels la distinction entre une grande histoire, celle des traités, des batailles et des grands noms, et une petite, celle des anecdotes, des désertions et des invisibles, n’a pas de sens, tant l’une et l’autre s’entremêlent. Ce tissage des noms et des événements entre eux, qu’ils soient déjà connus ou révélés par la nouvelle elle-même, apparaît comme le vrai enjeu du recueil, loin du souhait d’imposer une vision historique qui surplomberait l’ensemble. Cette deuxième échappée s’apparente à celle que se permet le roman noir vis-à-vis du roman policier : l’atmosphère compte davantage que la résolution du crime, et les états d’âme de l’enquêteur priment sur la traque du coupable.
Bien qu’on connaisse la proximité de Daeninckx avec le milieu communiste, il est aussi proche des mouvements antimilitaristes, libertaires et anarchistes. Dès lors, aucune idéologie particulière, faisant système, ne se dégage de ce recueil qui, sur le plan autobiographique, récapitule des décennies d’engagement personnel. Au contraire, Le Roman noir de l’Histoire chronique plutôt la fragilité des idéologies. Plus précisément, cette somme met en évidence la permanence de modalités de luttes sociales qui échappent à la pensée marxiste dominante jusqu’à la chute du mur de Berlin (même si ce moment est tout de même vécu comme une rupture pour Daeninckx [4], comme le Printemps de Prague en août 1968 incarne une désillusion), et qui subsistent dans les années 1990-2000, au moment où certains, comme Francis Fukuyama, prophétisent la fin de l’histoire. Par exemple, Daeninckx ne méprise pas l’absence d’engagement partisan d’un vagabond faisant la manche au milieu des cortèges de mai 68, et présente la protestation contre la société du spectacle devant son téléviseur comme une révolte humble mais honnête. Ainsi, ces nouvelles pointent du doigt la manière dont le désir d’une organisation nouvelle de la démocratie s’accroît tout autant en-dehors des outils de contestation classiques qu’à l’intérieur. Le résultat est comparable à celui de la série documentaire Histoire de l’anarchisme de Tancrède Ramonet qui explique efficacement comment se multiplient et s’accélèrent les initiatives d’inspiration anarchiste, alors même que la conceptualisation du terme se renouvelle mollement, depuis Proudhon jusqu’à nos jours. En guise de troisième échappée, la mise bout à bout de ces récits de luttes permet donc de réfuter l’opposition binaire entre un moment strictement marxiste et un moment strictement anarchiste de la résistance face au capitalisme et au néo-libéralisme.
En refusant la linéarité chronologique, les généralités idéologiques et la nostalgie des luttes passées, Daeninckx prouve donc qu’il a toujours cherché à « écrire en contre [5] » comme il l’affirme depuis 1998. La complexité de l’histoire des rebelles, je voudrais montrer qu’il la fait surgir non pas en dressant un panorama mondial des luttes sociales, mais en exhibant une démarche documentaire méticuleuse, attachée aux événements qui se déroulent principalement en banlieue parisienne, autour de Stains et d’Aubervilliers. La question du devoir de mémoire et les codes du polar, lorsqu’ils sont employés au profit d’une écriture de l’intime, font émerger des discours propres aux ingouvernables, plus encore que des revendications.
Le rapport de Daeninckx à l’histoire en fait-il un écrivain engagé ? Pour pouvoir parler de littérature engagée au sujet du Roman noir de l’Histoire, il faudrait y retrouver ce qu’Aurore Peyroles appelle une « thèse lisible [6] », ou encore que l’auteur cherche à « susciter l’adhésion » et à « lever les doutes sur une implication [7] », pour reprendre les termes de Marielle Macé. Et en effet, il est des endroits où Daeninckx cherche à convaincre quand il ne dénonce pas. Par exemple, la nouvelle « Le cow-boy de Petrograd » est une fronde contre Staline, « Un petit air mutin » est un texte qui dévoile le sort des enrôlés canaques pendant la Première Guerre mondiale, et un récit comme « Robin des cités » illustre le désastre que constitue la destruction d’immeubles vétustes dans lesquels ont vécu des centaines de familles.
Cependant, la part d’engagement d’une nouvelle de presse ne réside pas uniquement dans sa capacité à donner un écho à des faits d’actualité, c’est-à-dire qu’elle ne dépend pas uniquement de l’authenticité du cadre spatio-temporel. Dans L’Engagement littéraire, Alexandre Gefen soutient que, dans les années 1980-1990, le renouvellement des « tactiques formelles [8] » de la narration (l’usage d’une « rhétorique de l’exemplarité », le « recours à des dispositifs immersifs », les « récits ouverts [9] », etc.) accompagne l’intensité des combats politiques. Ce phénomène serait particulièrement visible dans le « récit biographique » de cette époque, qui devient « une sorte de “sous-fiction” documentaire [10] » relayant l’intérêt croissant pour les questions du devoir de mémoire et du témoignage historique. Gefen illustre son propos par un commentaire de Dora Bruder, un roman largement autobiographique de Patrick Modiano qui se présente comme une reconstitution de la vie d’une jeune femme juive disparue en 1941 :
[…] ce texte inclassable qu’est Dora Bruder, qui illustre non le devoir de témoignage sur le présent, mais cette nouvelle forme d’engagement qu’est pour l’écrivain l’enquête rédemptrice sur le passé et l’exhumation des oubliés de l’histoire. [11]
De toute évidence, ces expressions « enquête rédemptrice » et « exhumation des oubliés de l’histoire » peuvent très bien servir à décrire aussi Le Roman noir de l’Histoire. Elles concourent à former ce que Dominique Viart appelle à propos de l’œuvre de Daeninckx, mais aussi à propos de celles de Patrick Manchette et d’A. D. G., le « polar engagé [12] » de la fin du siècle dernier.
Une interview de Daeninckx au micro de France Culture le 20 juillet 2016 conforte cette analyse, puisque qu’il explique à la journaliste que le roman noir servirait à explorer le passé, et ainsi à mettre en avant des victimes oubliées tout en dénonçant des coupables. Pour le paraphraser : s’étonner d’une « catastrophe » qui survient dès « la première page » impliquerait d’entreprendre une enquête sur « l’immensité des traces humaines derrière un individu ». Dans Meurtres pour mémoire, paru en 1983, il s’agit de se lancer dans un travail archéologique qui soit un véritable « monument aux victimes » du massacre d’octobre 1961. C’est aussi l’occasion de restaurer leur « apparence » et leur « dignité [13] » par la mise en lumière, par exemple, de leurs noms et de leurs prénoms, souvent niés, et comme le fait encore la nouvelle « Fatima pour mémoire ».
Mais s’il s’appuie sur le travail des historiens pour écrire, Daeninckx enquête aussi par lui-même. Par exemple, dans la longue nouvelle « La rumeur d’Aubervilliers », il exhume des documents d’archives pour dénoncer le soutien de la liste communiste aux élections municipales de 2008 à un ami négationniste de Robert Faurisson, pour prouver que son grand-père maternel, maire de Stains, n’a jamais rejoint le rassemblement de Jacques Doriot, et enfin pour dévoiler que le grand-père du chanteur Renaud, présenté comme un joyeux marxiste dans une de ses chansons, était en fait un rouge-brun, rallié au parti fasciste à la fin des années 1930. Il paraît donc clair que le rapport de Daeninckx à l’engagement politique privilégie la reconstitution historique précise, plutôt que l’illustration concrète d’hypothèses politiques abstraites.
C’est pourquoi, au lieu d’affirmer que les nouvelles du Roman noir de l’Histoire sont engagées, je dirais plutôt, en suivant la définition proposée par Bruno Blanckeman, qu’elles sont impliquées. Tandis que l’engagement peut être perçu comme une forme de plaidoyer pour tel ou tel combat, l’implication est à entendre comme une manière, sur le plan diégétique, de « restituer l’événement à son opacité, à sa lisibilité problématique » et, sur le plan narratif, d’« affronter ce qui en lui nous échappe, nous met en défaut, nous dessaisit de l’illusion de maîtrise [14] ». En même temps qu’il affiche sa connaissance du fait historique, Daeninckx ne plie pas sous l’autorité de la démarche scientifique, et s’amuse à mettre bout à bout des « vies minuscules [15] ». Ce qui lui importe, c’est de « faire passer une époque dans les veines d’un personnage [16] » et de souligner l’imprévisible des destinées, à l’image de la nouvelle « Le carton jaune » qui rapporte comment le footballeur tunisien Jacques Benzara devint une star mondaine avant d’être déporté lors de la rafle du Vel d’Hiv’, ou de la nouvelle « Le dernier guérillero » qui retrace l’existence de Francisco Asensi, petit espagnol sans histoire devenu un fervent internationaliste et combattant émigré en France. Daeninckx recourt aussi à la politique fiction dans « Jean Luc et le fantôme de Louise », puisqu’il imagine un homme prendre en otage Jean-Luc Mélenchon pour lui expliquer à quel point il a déçu ses électeurs et ses électrices.
Par conséquent, l’histoire ne sert qu’à mettre en évidence la « découpe politique du temps [17] » par l’auteur, comme le commente Patrick Boucheron, ou encore son « partage du sensible [18] », pour reprendre une fameuse notion de Jacques Rancière [19]. Cette entreprise sonne comme un rappel du fait, établi par le même Rancière, que « la biographie ne va pas sans une certaine indiscernabilité du réel et du fictif [20] ». La dynamique anarchisante de ces nouvelles réside peut-être là : dans la façon dont elles rappellent l’indiscernable de l’événement, c’est-à-dire dans la manière dont elles le renvoient sans cesse au domaine de la fiction et à ce qui le rend proprement ingouvernable par la langue.
La nouvelle anarchiste
Ces nouvelles s’inscrivent-elles dans une tradition littéraire particulière ? Dans Nouvelles anarchistes : la création littéraire dans la presse militante, Vittorio Frigerio fait état de centaines de nouvelles qui permettraient de photographier l’état de la pensée anarchiste entre 1890 et 1946. Le genre se caractérise par un style naturaliste, une revendication d’une dimension militante, des réflexions sur la nécessité de la violence et de la révolte, la valorisation des thèmes de l’antimilitarisme ou de l’émancipation féminine, des dénonciations d’injustices plutôt que par des mises en scène de revanches sociales, un désir de « susciter l’indignation [21] », et enfin par un goût de l’efficacité :
Le discours littéraire anarchiste est d’abord et avant tout discours sur le social, et non discours intra-littéraire sur la littérature elle-même. Il doit donc être direct, compréhensible, et éviter toute complication inutile. [22]
Le Roman noir de l’Histoire partage la plupart de ces critères, et Daeninckx peut être considéré comme un héritier de cette littérature. En effet, il se présente comme un grand lecteur de récits non pas naturalistes mais réalistes. Il connaît bien l’œuvre de Balzac et d’Hugo et affirme avoir dévoré Les Thibault de Roger Martin du Gard ou encore le cycle du « Monde réel » d’Aragon. Il affiche aussi un grand intérêt pour Charles-Louis Philippe, Steinbeck ou Hemingway [23] entre autres auteurs d’une littérature dite « blanche », à laquelle il est possible d’ajouter Desnos et les surréalistes desquels il dit tenir son goût pour le fait divers, qu’il qualifie de « sous titrage de la vie quotidienne [24] ».
Il est également vrai que ces nouvelles sont anarchistes dans la mesure où elles proposent une remise en cause des rapports de domination. Le plus souvent, le point de vue adopté est celui de la victime d’un pouvoir excessif. Cette focalisation crée un lectorat potentiel constitué des victimes elles-mêmes, de leurs héritiers, ou des responsables des drames en question. Cela peut avoir pour conséquence d’exclure un lecteur qui ne se sentirait pas concerné par cette littérature adressée. En effet, il peut être difficile de cerner les enjeux soulevés par la dénonciation des activités obscures de personnalités politiques locales, comme il est parfois ardu de suivre avec assiduité le défilé des acteurs d’un fait divers oublié depuis longtemps. Ces obstacles ponctuels peuvent être compris comme des effets de la création de ce que Daeninckx nomme des « nouvelles d’intervention », produit d’une « écriture libérée » de la longue structuration obsessionnelle du roman, et qu’il essaie d’insérer dans un « réel en mouvement ». À vouloir décrire rapidement le contexte dans lequel naît la révolte d’un personnage, les informations sont parfois délivrées dans l’urgence, et l’idée que « la fiction c’est une aventure d’écriture mais c’est aussi une aventure de connaissance » se confirme. Seul le collage des histoires entre elles permet de prendre la hauteur nécessaire pour apercevoir « quelque chose de subtile qui circule [25] » au détriment de l’auteur, et qui fabrique ce qu’il est possible de nommer un roman noir anarchiste.
Car Le Roman noir de l’Histoire s’inscrit aussi dans le courant de la littérature prolétarienne représentée notamment par Henri Poulaille ou Michel Ragon. La touffeur des épisodes évoqués et leur ancrage dans la classe populaire ne va pas sans rappeler les romans fleuves que sont Les Damnés de la terre ou La Mémoire des vaincus. Par ailleurs, dans le soucis flagrant de restituer les paroles et les initiatives de ceux qui n’ont pas le pouvoir, le recueil résulte d’une démarche comparable à celle de La Nuit des prolétaires, l’essai dans lequel Rancière retrace l’histoire du mouvement ouvrier. Dans « Un parfum de bonheur », Daeninckx restitue le témoignage de Ginette Tiercelin, ouvrière qui participa, avec d’autres, à la fondation de la Fédération Sportive et Gymnique du Travail à partir de 1934. Par sa voix, il donne à entendre les chansons des ouvriers et la vibration du souvenir d’une époque où les travailleurs se politisaient à travers le sport, y compris les femmes :
C’est pour eux, comme pour des dizaines de milliers de femmes employées dans les filatures, même si elles n’avaient pas le droit de vote, que la victoire du Front populaire, au début de mai 1936, a été la plus marquante. Elles relevaient enfin la tête, elles prenaient conscience que ce n’était pas naturel de devenir une chose, d’être chronométrées comme une machine pour rationaliser le moindre mouvement… Il y a eu tout ce à quoi on n’osait à peine rêver, les augmentations de salaire, les congés payés, bien sûr, mais le fait de montrer qu’on existait, gagner le respect, c’était peut-être encore plus important. [26]
Ce discours d’une travailleuse qui prend du recul sur son sort, et notamment au sujet de la répartition de son temps de travail, entre en résonnance avec la parole ouvrière qui s’est libérée dans les mensuels du milieu du dix-neuvième siècle et que Rancière donne à lire. Ainsi peut-on lire dans le journal Le Tocsin des travailleurs en 1848 :
Ce travailleur, abandonné aux activités contre nature de notre civilisation, se lève à cinq heures du matin pour se trouver à six heures sonnant à l’atelier. […] cet ouvrier s’impatiente et se chagrine devant les dix heures de travail qui s’avancent pour dévorer son âme en jetant à sa bouche leur gain parcimonieux. [27] […] Alors ces conjurés font serment de se cabrer contre le frein qui les étouffe. [28]
Mais pour Daeninckx il n’est pas question de porter uniquement la voix de celles et ceux qui se tiennent volontairement en-dehors de la société, selon une définition univoque du rebelle qui voudrait que le terme désigne celui qui opère sciemment une sécession dans le commun. Dès lors, il est important d’insister sur la conception qu’il se fait du roman noir :
Le roman noir ne parle pas des faits exclus, des hommes rejetés. Rien ni personne ne se situe en dehors de la société. […] Disons que le roman noir s’intéresse davantage à la queue du peloton, aux distancés et qu’il hasarde son regard dans la voiture-balai pour dire que, lorsque la marge est affectée le centre se trouve à découvert. [29]
Ces lignes suggèrent que faire l’histoire des rebelles revient à indiquer comment ils sont accaparés par ce que Daeninckx appelle, en évoquant le climat politique qui régnait dans sa famille durant son enfance, un « anarchisme du quotidien », « non idéologique », « à l’écoute des autres », et qui les tient à distance de la norme tout en formant une sorte de « ligne de vie [30] ». Les dissidents du Roman noir de l’Histoire ne sont pas de ceux qui cherchent à remplacer la structure que représente la société, le parti, le syndicat, l’armée, l’état, etc., par une autre car leur révolte est le constat que quelque chose les tient à l’écart d’un monde commun, qu’ils soient migrants, colonisés ou résistants. Ainsi, les modes d’ingouvernabilité déclinés dans le recueil, qu’ils aient pour noms désertion, errance, désobéissance civile, abandon de poste, manifestation, etc., ne tendent qu’à mettre en évidence le processus par lequel un individu prend conscience de ce qu’il y a de non gouvernable en lui, quelle que soit la « forme spécifique de communauté [31] » dans laquelle il est pris.
Une sauvagerie qui se meut
En guise de conclusion, je voudrais reprendre la notion de « non-gouvernable [32] » que défend Catherine Malabou dans Au voleur ! Anarchisme et philosophie. Elle doit être distinguée du terme « ingouvernable » qui désigne un élément qui refuse d’obtempérer et qui, par conséquent, est dépendant de la notion de gouvernement. Au contraire :
La non-gouvernabilité quant à elle ne renvoie ni à l’indiscipline, ni à l’errance. Elle n’est pas non plus la désobéissance mais ce qui, dans les individus comme dans les communautés, demeure radicalement étranger au commandement et à l’obéissance. [33]
Ainsi, s’il existe des « régions de l’être et de la psyché qu’aucun gouvernement ne peut atteindre ni administrer [34] », s’il est possible de retourner à « une origine intouchée par le pouvoir [35] », si l’imaginaire d’un habitat non encore « dévasté par les enjeux de pouvoir [36] » est permis, alors la tentation de Daeninckx, qui consiste à identifier l’horizon d’un « non-gouvernable » au-delà de la « cartographie des résistances [37] », est pleinement justifiée.
Preuves en sont les deux dernières nouvelles que le sommaire situe en 2030. Dans l’avant-dernière, intitulée « Poursuite triviale », des robots soumettent à longueur de journée des questions de culture générale à une famille. Quand un des membres donne une mauvaise réponse son activité quotidienne est entravée et il perd des points sur le quota qui permet de définir un temps de repos par personne. Par exemple, vingt-cinq mille trois cent deux points correspond à six heures et douze minutes de sommeil. Le narrateur précise que, pour s’endormir, « une voix vaporeuse d’aéroport exotique » susurre à l’oreille des habitants de la maison : « - Être ou ne pas être, telle est la question. » Et la nouvelle se conclut ainsi : « Simone baissa l’interrupteur et ils s’endormirent, dos contre dos, leurs rêves bouleversés par cette question qui n’en était pas une. [38] » Dans la dernière nouvelle, intitulée « Les boueux de l’espace », le lecteur suit les péripéties d’un commandant de vaisseau spatial résigné à accepter la mission de nettoyage de l’espace qu’on lui propose, qualifié de « pire boulot qui soit [39] ». À travers ces deux récits, Daeninckx s’interroge sur les formes de domination qui seront imposés à notre être et à la nature. Or, si ces deux domaines, disons autrement l’intime et l’écologie, sont ceux sur lesquels les jeux de pouvoir s’exercent avec le plus de brutalité, c’est précisément parce qu’ils ne cessent de leur échapper en même temps qu’ils y sont soumis. À l’échelle du plus secret de l’individu autant qu’à l’échelle de l’humanité tout entière, il existerait donc un « non-gouvernable » qu’il serait impossible de saisir. Cette sorte de sauvagerie qui se meut, voilà ce que pourrait traquer un art résolument anarchiste.
Bibliographie
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NOTES[1] Daeninckx, Didier, Le Roman noir de l’Histoire, Paris, Verdier, 2019, p. 617-618.
[2] Boucheron, Patrick, « L’art de la chute » dans Le Roman noir de l’Histoire, Didier Daeninckx, Paris, Verdier, 2019, p. 10-11.
[3] Ibid., p. 10.
[4] Daeninckx fait se suicider le personnage de l’inspecteur Cadin à la fin des années quatre-vingt parce que, dit-il, il est comptable de la fin d’un monde qu’il a connu et qu’il voit s’écrouler : « Et à la fin des années quatre-vingt on est dans une société où l’air se raréfie, où la sensation de liberté devient comptée. Et donc là on est dans un mouvement régressif de la société. » Daeninckx, Didier, « À voix nue » entretien avec Delphine Japhet, France Culture, mercredi 20 juillet 2016, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-didier-daeninckx
[5] Daeninckx, Didier, Didier Daeninckx, Écrire en contre. Entretiens avec Christiane Cadet, Robert Deleuse et Philippe Videlier, suivis de L’Écriture des abattoirs, Vénissieux, éditions Paroles d’aube, 1998.
[6] Peyroles, Aurore, « Les Communistes d’Aragon ou l’invention d’un roman à thèse lisible » dans Roman et politique. Que peut la littérature ?, Isabelle Durand-Le Guern et Ioana Galleron (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 195.
[7] Macé, Marielle, « L’assertion, ou les formes discursives de l’engagement » dans L’Engagement littéraire, Bouju Emmanuel (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Cahiers du Groupe φ », 2005, p. 62 pour les deux dernières citations.
[8] Gefen, Alexandre, « Responsabilités de la forme. Voies et détours de l’engagement littéraire contemporain » dans L’Engagement littéraire, op. cit., p. 77.
[9] Ibid., p. 76 pour les trois citations de la parenthèse.
[10] Ibid., p. 79 pour les deux citations de la phrase.
[11] Ibid., p. 8
0.[12] Viart, Dominique, Le Roman français au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2011, p. 163.
[13] Daeninckx, Didier, « À voix nue » entretien avec Delphine Japhet, France Culture, mercredi 20 juillet 2016, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-didier-daeninckx pour les six dernières citations.
[14] Blanckeman, Bruno, « L’écrivain impliqué : écrire (dans) la cité » dans Narrations d’un nouveau siècle : romans et récits français (2001-2010), Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 81 pour les deux citations de la phrase : « Face à l’idéologie de la transparence qui présuppose un accès immédiat à la vérité des situations, donc le recours à des rhétoriques simplistes, du prêt-à-parler des flashes d’actualité au prêt-à-penser des rubans historiques, s’impliquer littérairement, c’est restituer l’événement à son opacité, à sa lisibilité problématique, affronter ce qui en lui nous échappe, nous met en défaut, nous dessaisit de l’illusion de maîtrise, donc nous incite aussi à en chercher une signification, en envisager le sens comme un processus de reformulation permanent (lutter contre l’autosuffisance et la sanction définitive des images). »
[15] Nous reprenons l’expression au titre du roman de Pierre Michon.
[16] Daeninckx, Didier, « À voix nue » entretien avec Delphine Japhet, France Culture, mercredi 20 juillet 2016, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-didier-daeninckx
[17] Boucheron, Patrick, « L’art de la chute » dans Le Roman noir de l’Histoire, op. cit., p. 10.
[18] Rancière, Jacques, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique éditions, 2000.
[19] À en croire Rancière, la littérature est nécessairement politique puisqu’elle propose un « mode d’intervention dans le découpage des objets qui forment un monde commun, des sujets qui le peuplent et des pouvoirs qu’ils ont de le voir, de le nommer et d’agir sur lui ».
Politique de la littérature, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2007, p. 15.[20] Ibid., p. 204.
[21] Frigerio, Vittorio, La Littérature de l’anarchisme. Anarchistes de lettres et lettrés face à l’anarchisme, Grenoble, Éditions littéraires et linguistiques de l’Université de Grenoble (ELLUG), 2014, p. 124.
[22] Ibid., p. 111.
[23] Daeninckx, Didier, « À voix nue » entretien avec Delphine Japhet, France Culture, vendredi 22 juillet 2016, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-didier-daeninckx
[24] Daeninckx, Didier, « À voix nue » entretien avec Delphine Japhet, France Culture, mardi 19 juillet 2016, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-didier-daeninckx
[25] Daeninckx, Didier, « À voix nue » entretien avec Delphine Japhet, France Culture, jeudi 21 juillet 2016, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-didier-daeninckx pour les cinq dernières citations.
[26] Daeninckx, Didier, Le Roman noir de l’Histoire, op. cit., p. 182.
[27] Rancière, Jacques, La Nuit des prolétaires, Paris, Fayard, « Pluriel », 2012, p. 69.
[28] Ibid., p. 75.
[29] Daeninckx, Didier, Écrire en contre, cité par Gianfranco Rubino dans Lire Didier Daeninckx, Paris, Armand Colin, 2009, p. 24.
[30] Daeninckx, Didier, « À voix nue » entretien avec Delphine Japhet, France Culture, lundi 18 juillet 2016, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-didier-daeninckx pour les quatre citations de la phrase.
[31] Rancière, Jacques, Politique de la littérature, op. cit., p. 11.
[32] Malabou, Catherine, Au voleur ! Anarchisme et philosophie, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 2022, p. 51.
[33] Ibid., p. 52.
[34] Ibid.
[35] Ibid., p. 394.
[36] Ibid., p. 396.
[37] Ibid., p. 52.
[38] Daeninckx, Didier, Le Roman noir de l’Histoire, op. cit., p. 802 pour les trois dernières citations.
[39] Ibid., p. 807.