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Jacques Dewitte

Découpage et convenance. En lisant Girard et Castoriadis

Texte publié le 14 juin 2024

Jacques Dewitte est philosophe et ami du MAUSS, où il a publié depuis de nombreux articles.
Dernier ouvrage : « La Texture des choses. Contre l’indifférenciation », postface de Fabrice Hadjadj, Salvator, « Philanthropos », 208 p., 20 €, numérique 13 €

Il existe un terme courant, dans les sciences sociales et en philosophie, qui exige une remise en question critique : celui de découpage. C’est, en anthropologie, une idée admise sans réfléchir : que chaque société, chaque langue ou chaque culture « découpe » différemment la réalité ou le donné naturel. Cette opération de découpage, parfaitement arbitraire, car en rien déterminée par les qualités du substrat ou de la strate naturelle sur laquelle elle porte (ou s’« étaie » [1]), est également constitutive et caractéristique de la culture en question. Or, ce mot — que l’on ne cherche pas à critiquer ni à vraiment expliciter, tant il semble aller de soi — implique de manière inaperçue mais inhérente un dualisme métaphysique ou ontologique que je m’emploie précisément à dépasser. Ce n’est donc ni le fait, évident et irrécusable, de la diversité des cultures, ni l’impossibilité de les faire dériver d’un substrat naturel qui doivent être remises en question, mais bien la manière dont on conçoit cette diversité et dont on pense la contingence [2]des différentes créations culturelles lorsqu’on tient un tel langage.

Je ne connais pas de meilleure analyse critique de cette notion, avec toutes ses implications ontologiques, que celle qui est livrée par René Girard dans quelques pages lumineuses de son article « Différenciation et réciprocité chez Lévi-Strauss et dans la théorie contemporaine » [3], où il commente le « Finale » de L’homme nu par lequel Lévi-Strauss concluait la série de ses Mythologiques. Cette analyse, d’une justesse et d’une lucidité remarquables, bien qu’elle ne soit qu’une simple esquisse, je me propose de la restituer et de l’approfondir philosophiquement, mais tout en « recadrant » aussi en partie le propos de Girard.

Je procéderai à une double mise entre parenthèses. D’une part, en omettant d’aborder les développements plus spécifiquement anthropologiques du débat critique de Girard avec Lévi-Strauss concernant le rôle respectif à attribuer au mythe et au rituel, pour porter l’accent sur les enjeux épistémologiques et ontologiques. Et d’autre part, en m’abstenant de parler de l’« hypothèse » avancée par Girard pour sortir de l’impasse qu’il met en évidence, à savoir sa propre théorie « victimaire ». J’ai en effet les plus grandes réserves quant à la pertinence de cette théorie, notamment parce qu’avec l’idée centrale d’un « arbitraire » dans le choix de la victime, elle me paraît tomber elle-même sous le coup de la remarquable analyse critique qu’il propose.

Bergson chez Lévi-Strauss

Girard présente ainsi, de manière ramassée, la teneur de la critique qu’il adresse à Lévi-Strauss :

« Le postulat fondamental de Lévi-Strauss, c’est que les mythes n’ont rien à voir avec les violences qu’ils racontent. Ce qui fait leur intérêt, nous dit notre anthropologue, c’est leur aptitude à symboliser la pensée telle que lui, il la conçoit.

Le réel pour Lévi-Strauss est du » continu’ et, pour le rendre pensable, représentable, manipulable, il faut d’abord en faire du discontinu. Il faut mettre du vide dans les pleins, il faut espacer et différencier le continu. Aux yeux de Lévi-Strauss, les mythes sont des exercices de la pensée différenciatrice, et rien de plus. S’ils nous paraissent énigmatiques, c’est parce qu’ils découpent le réel autrement que nous. Il ne faut pas prendre les découpages déconcertants pour plus “primitifs” que les autres. Ils sont seulement différents. » (Girard, 2002, pp. 18-19)

Lorsque Girard souligne le postulat lévi-straussien selon lequel « les mythes n’ont rien à voir avec les violences qu’ils racontent », on peut reconnaître là, en filigrane, l’un des reproches constants qu’il adresse à une certaine théorie littéraire : le rôle funeste joué par l’idée d’une auto-référentialité des textes, ce à quoi il oppose l’idée classique selon laquelle les œuvres ont un référent (un extérieur ou un Autre) et renvoient à autre chose qu’à elles — mêmes :

« Le principe d’une textualité parfaitement autonome excluant l’idée d’une origine et d’un référent extra-textuels est devenu un dogme indiscutable. (…) Tout ce qui conteste “la” foi dans l’essentielle auto-référentialité de tous les textes sera automatiquement taxé de régression vers la vieille confusion empirique entre le signe et le référent. » (Ibid., p. 49)

Ce mépris pour le contenu de ce que les mythes racontent (le plus souvent des histoires de violence), pour leur visée référentielle, s’explique chez Lévi-Strauss par la signification qu’il donne à la notion de pensée — « pensée sauvage » ou pouvoir de l’esprit humain en général — qu’il conçoit comme une activité qui crée de la différenciation, du discontinu là où, originairement, il est censé n’y avoir que de l’indifférencié, du continu. D’où une conception où « les mythes sont des exercices de la pensée différenciatrice, et rien de plus » : les contenus manifestes et explicites sont inessentiels, n’étant rien d’autre en somme qu’un prétexte ou une occasion pour l’exercice même de la « pensée » ou du langage, lesquels, à proprement parler, n’ouvrent sur rien de réel et ne dévoilent aucune réalité. Cette insistance exorbitante sur le pouvoir même de la pensée va donc de pair avec une étrange dévalorisation de celle-ci : la pensée ne pense rien puisqu’elle ne fait au fond que se poser elle-même comme pensée.

Que le mythe soit pour Lévi-Strauss un simple prétexte à l’exercice même de la pensée différenciatrice, c’est ce qui ressort bien d’un passage où Girard commente la lecture d’un certain mythe particulier dans Le cru et le cuit.

« Ce mythe et d’autres ne sont pas simplement lus par Lévi-Strauss comme différenciés, au même titre que n’importe quel texte, mais comme la manifestation de cette différenciation. Le mythe n’est pas seulement structuré, il est structuraliste. Ce n’est pas un simple produit de la pensée symbolique, c’est le processus de symbolisation rendu visible en tant que processus. » (Ibid., p. 68)

En portant l’accent sur le « processus de symbolisation rendu visible en tant que processus », c’est-à-dire sur l’opération même de la différenciation ou de la symbolisation à l’état pur, on en est donc venu à perdre de vue ce que les mythes ont à dire, et le fait même qu’ils pourraient dire quelque chose — et c’est là que le bât blesse. L’intérêt de l’analyse critique de Girard tient à ce que, parallèlement à une discussion des thèses anthropologiques de Lévi-Strauss, elle se situe d’emblée à un niveau non seulement épistémologique, mais ontologique et conteste l’idée d’une « pensée » à l’état pur, s’exerçant en somme sur n’importe quoi et qui aurait pour signification essentielle de révéler le pouvoir même de l’esprit humain, lequel consisterait à créer du discontinu là où, dans le donné naturel, il n’y avait que du continu.

Or, ceci permet à Girard d’élargir considérablement la perspective et de dresser progressivement, en plusieurs étapes, un tableau général de la pensée française du XXe siècle. Dans un premier temps, il montre, de manière déconcertante, une proximité entre Lévi-Strauss et Bergson (pp. 71-76), ce qui peut surprendre dans la mesure, notamment, où l’anthropologue a souvent proclamé avoir rompu les ponts avec la philosophie. Girard relève dans le vocabulaire lévi-straussien des expressions typiquement bergsoniennes comme « discontinuité », « découpage », « schématisme de la pensée » (p. 71), puis commente un passage du « Finale » de L’Homme nu :

« Une seule phrase du texte de Lévi-Strauss en dit plus qu’une longue exégèse : » la fluidité du vécu tend constamment à s’échapper à travers les mailles du filet que la pensée mythique a lancé sur lui pour n’en retenir que les aspects les plus contrastés’ (p. 603). Aurions-nous à deviner l’auteur de cette phrase, nous nommerions à coup sûr Bergson. Non seulement elle rend un son bergsonien mais encore elle nous offre un condensé de toute sa métaphysique. » (p. 72)

Ce qui est typiquement bergsonien, c’est l’opposition entre la « fluidité du vécu » et les « mailles du filet » jeté par la pensée, entre le continuum de la vie et les opérations abstraites d’un principe de différenciation (qui, comme Bergson l’a écrit dans un autre contexte, est « plaqué sur du vivant »). Mais alors que Bergson portait l’accent sur le premier pôle afin de contester ou de relativiser la validité du second, soulignant à la fois la richesse du vivant et la pauvreté de la pensée, Lévi-Strauss fait exactement l’inverse : le principe structural est un principe de différenciation qui vient « découper » une matière supposée informe et indifférenciée. L’anthropologue structural a donc repris l’essentiel de la métaphysique bergsonienne, mais tout en en inversant les termes : « Tout ce à quoi adhère Bergson, Lévi-Strauss le rejette — et inversement » (p. 72). C’est un « bergsonisme à l’envers » (p. 95).

En faisant ainsi ressortir une présence insoupçonnée de Bergson dans les formulations de Lévi-Strauss, Girard ne propose évidemment aucun « retour à Bergson » ; il ne reprend pas à son compte sa mise en avant de la richesse du vécu contre la rigidité des découpages de la pensée systématique. Il renvoie bien plutôt Lévi-Strauss et Bergson dos à dos, s’employant à dégager le cadre métaphysique général commun aux deux penseurs : un « dualisme métaphysique » à l’intérieur duquel il peut y avoir successivement valorisation d’un pôle, puis du pôle opposé, sans que « cela change grand-chose à l’affaire » (p. 74). En effet, si l’on veut effectuer une critique cohérente de l’idée de « découpage », on ne peut s’en tenir à l’examen de l’un de ses termes — le principe différenciateur — on doit également envisager l’autre terme — l’indifférencié — et comprendre que l’on a affaire à deux abstractions ou, comme le dit Girard, à deux « principes métaphysiques » qui vont de pair et font système l’un avec l’autre. Ce qui est contestable, ce n’est pas seulement l’idée de la pensée comme pur principe différenciateur, mais tout autant la représentation corrélative du statut ontologique de la réalité, conçue comme un pur indifférencié. Il ne suffit pas de réagir à la prépondérance d’un des deux pôles en portant l’accent sur l’autre, car alors on ne sort pas d’une situation de périodiques « retours de balancier » ; il faut envisager ces deux pôles ensemble afin de chercher à dépasser globalement l’alternative dont ils constituent les deux termes. Tout comme il y a un bergsonien qui sommeille chez le structuraliste qui effectue ses découpages arbitraires, il y a un structuraliste (ou disons plutôt : un constructiviste) qui est tapi chez Bergson et les bergsoniens. Pour un bergsonien, les distinctions quelles qu’elles soient sont des opérations parfaitement arbitraires et artificielles, effectuées sur la réalité première d’un flux indifférencié, et le structuraliste ne dit pas autre chose. Les deux camps ont donc en commun l’idée d’un arbitraire ou d’une absence de fondation (que Girard appelle une « indétermination »), et c’est en cela que ces positions apparemment opposées font système et forment une seule et même antinomie.

Élargissement et prolongement

Après cette référence lumineuse à Bergson, qui lui a permis de prendre une certaine distance par rapport à Lévi-Strauss et de situer le problème dans un cadre plus large, celui d’une antinomie entre découpage et indifférencié, Girard, dans un nouveau développement (pp. 95 à 101), prolonge et approfondit encore l’analyse précédente. Élargissant la perspective, il évoque cette fois Sartre, puis Foucault et Deleuze. A nouveau, le rapprochement est inattendu, puisque Lévi-Strauss, dans ses débuts, a souligné l’opposition entre la pensée de la structure et la pensée de l’Histoire.

En effet, la pensée de Sartre, dans L’être et le néant, avec l’opposition tranchée de l’« en-soi » et du « pour-soi », peut être comprise comme une variante du même dualisme métaphysique et l’on pourrait même avancer que, d’une certaine manière, l’en-soi sartrien — accompagné, ajouterais-je, de la catégorie existentielle du « visqueux » [4]— doit être considéré comme un avatar du flux indifférencié du bergsonisme, même s’il est d’emblée éprouvé et caractérisé comme nauséeux. Mais bien sûr, le trait saillant de la pensée sartrienne est qu’elle porte l’accent sur le « projet » humain, de sorte que l’on se trouve, comme chez Lévi-Strauss, dans une situation où prévaut un « pur principe différenciateur » face à un « pur indifférencié » :

« Avec Sartre comme avec la mythologie lévi-straussienne, l’en-soi est totalement dépourvu de signification jusqu’à ce que le pour-soi lui en donne une. « (p. 97)

« La conception sartrienne n’est en vérité qu’une première rechute, historiquement décisive, dans la métaphysique bergsonienne camouflée sous la terminologie germanique. Peu importe à vrai dire que le “flux” originel se fige en un immobile en-soi. Peu importe que l’agent de la différenciation soit désormais la négativité d’un pour-soi. L’important, c’est que la relation des deux pôles reste indéterminée derrière une apparence de détermination. » (p. 95-96)

Ensuite, Girard évoque le déplacement qui s’est effectué dans la pensée française au cours des années soixante, avec le passage de l’existentialisme au structuralisme comme courant dominant. L’« idéalisme subjectif » de Sartre fut remplacé par un formalisme impersonnel ; au primat du vécu existentiel a succédé une prétention à la scientificité. Tel fut le virage théorique de cette époque, auquel a correspondu également un tournant de la sensibilité. Et pourtant, rien en fait n’a changé fondamentalement, dans la mesure où l’on est demeuré à l’intérieur du même dualisme métaphysique. Car cette fois, c’est la structure qui est devenue sujet (« Il ne peut y avoir d’autre sujet que la structure elle-même », p. 98). Autrement dit, si l’on appelle « subjectivisme » la conception consistant à conférer au sujet le rôle d’un créateur absolu des formes ou du sens, on peut soutenir que, malgré son combat déclaré contre la subjectivité ou l’idée de sujet, le structuralisme n’est nullement sorti du subjectivisme dont il n’est qu’un nouvel avatar. Et ce qui est commun surtout entre le structuralisme et l’existentialisme, c’est ce que Girard appelle indétermination, à savoir le fait que l’opération effectuée par le sujet s’effectue à vide, puisque les deux pôles de la relation sont entièrement disjoints, et que la structure ainsi obtenue flotte en l’air :

« Pour le Michel Foucault des Mots et les Choses, chaque période de la vieille « histoire des idées » est une structure flottant dans le vide, comme la structure lévi-straussienne ou le projet sartrien appelé ici épistemé (p. 99)

Et lorsque Gilles Deleuze, quelques années plus tard, met en avant, dans L’Anti-Œdipe, une « fluxification » des différences, on peut y voir un nouveau retour de balancier, une nouvelle accentuation du pôle de l’indifférencié par rapport au pôle différenciateur :

« Sa “fluxification” de toutes les différences, dans L’Anti-Œdipe, est une imitation parodique et un brouillage du geste structural par excellence : la différenciation du flux. La différenciation elle-même, cette fois, devient indifférenciation et, ensemble, ces deux pôles, plus sacrés que jamais, sont censés annoncer la libération schizophrénique de notre société structuraliste et capitaliste. » (pp. 100-101)

Après ce long parcours où il nous a conduit successivement de Bergson à Lévi-Strauss, puis de Sartre à Deleuze en passant par Foucault, Girard — écrivant en 1978 — peut conclure ainsi son panorama critique :

« La machine différenciatrice à tout faire commence à ressembler à un jouet exténué (…) qu’il faut agiter de plus en plus fort pour éveiller un minimum d’intérêt dans le public, voire chez ses propres usagers. Le dualisme métaphysique, qui se désintègre de l’intérieur, exerce encore son emprise. Toute l’entreprise ne peut qu’aboutir à l’idéalisme solipsiste, si en faveur aujourd’hui, de la structure linguistique. »(p. 101)

Autres prolongements

Ce tableau que brosse René Girard du paysage intellectuel français des dernières décennies est remarquablement éclairant, même si ce n’est qu’une esquisse lacunaire. On peut assez facilement le compléter, en indiquant « en amont » plusieurs éléments manquants, et en le prolongeant « en aval » pour tenir compte d’autres théories contemporaines.

En amont, Girard s’est contenté d’évoquer quelques théories du XXe siècle en France, mais il faudrait remonter très loin en arrière et montrer le rôle de Descartes, et surtout de Kant (sans parler de Nietzsche) dans la constitution d’un dualisme qui, par-delà le cadre français, est l’un des traits caractéristiques de la pensée moderne. Dans la pensée kantienne, le pôle « indifférencié » est particulièrement « indéterminé », comme d’ailleurs la relation elle-même entre les deux termes (avec son célèbre « x » et son non moins célèbre « heureux hasard »).

Un important chaînon manquant, que l’on peut reconstituer sans peine, est évidemment le rôle décisif de Ferdinand de Saussure dans l’émergence de ce modèle du découpage, avec sa théorie de l’« arbitraire du signe ». Lorsqu’on lit le Cours de Linguistique Générale (paru en 1916), on se rend compte d’une exacerbation de l’indétermination, qui consiste notamment en ce que le statut indifférencié est censé prévaloir aussi bien du côté du pôle de la pensée que de celui de la réalité. En effet, peut-on lire, « la langue constitue ses unités en se constituant entre deux masses amorphes » ; d’une part, il y a la « masse amorphe et indistincte » de notre pensée et, d’autre part, la « matière plastique » de la substance phonique. Le découpage est totalement arbitraire et ne peut s’étayer ni sur une structuration de la matière, ni même de la pensée puisqu’elles forment l’une comme l’autre deux masses « confuses et amorphes » [5]. Ce qui donne à toute la théorie saussurienne son caractère abrupt et angoissé.

Parmi les contemporains, il faut songer à l’américain Thomas Kuhn (1962), dont il est clair que la théorie épistémologique, également apparue dans les années soixante et appelée souvent « épistémologie structurale », avec son concept central de « paradigme » est une sœur jumelle de la théorie foucaldienne des « épistemé ». On peut lui appliquer très exactement ce que Girard écrit à propos des Mots et les Choses  : le paradigme kuhnien est « une structure flottant dans le vide », qui surgit sans aucune raison et disparaît de la même façon.

Marc Richir

On pourrait multiplier les exemples. Ainsi, le cadre général dans lequel le philosophe Marc Richir a inscrit toute sa réflexion depuis 1985, à savoir l’opposition du « symbolique » et du « phénoménologique » [6], répète de manière frappante ce que René Girard a mis en évidence. Le « symbolique » (l’institution du langage et de la culture) c’est, conformément à la théorie structuraliste, une opération de découpage et de codage arbitraire qui, tout en étant nécessaire pour l’établissement de la culture et la survie humaine, engendre des produits quasiment mortifères. Le « phénoménologique », au contraire, c’est toute la richesse du « sensible », d’un fonds pour ainsi dire anarchique et amorphe (souvent appelé par Richir « sauvage » ou « barbare »). On peut y reconnaître le flux indifférencié qui, d’une manière fort proche de Bergson, ne se laisse pas capter et enfermer dans les formes symboliques instituées, la vocation de l’artiste comme du philosophe étant de faire droit à cette dimension occultée par le formatage symbolique.

La pensée de Richir oscille entre ces deux pôles de la pure indifférenciation et d’un pur principe différenciateur sans vraiment en proposer d’articulation satisfaisante, et en exacerbant les deux termes comme à plaisir. Sur le plan existentiel, ceci s’accompagne chez lui d’une oscillation entre une horreur indicible éprouvée face à l’action des schèmes symboliques (ce qu’il appelle le « Gestell » symbolique), analogue aux actes de domination et de castration d’un Père dominateur, et un émerveillement outrancier, démesuré, pour tout ce qui est au-delà des formes (d’où aussi l’importance disproportionnée donnée à la catégorie du « sublime » par opposition à celle du « beau »), un pur sensible analogue au corps nu et désiré de la Mère. Ceci rejoint mutatis mutandis ce que Girard avait très bien décelé dans la littérature contemporaine : une alternance entre un sentiment de toute-puissance et d’impuissance ; ici, c’est l’alternance entre une rage impuissante devant le « Gestell symbolique » (non dépourvue d’une fascination éprouvée par celui qui souffre et rage) et une jubilation débridée.

Bilan de l’analyse critique

René Girard peut donc prendre du recul par rapport à la longue période historique qu’il a survolée et énoncer cette constatation générale :

« Le dualisme lui-même, sous des formes variables, est le dénominateur commun de toutes ces combinaisons de philosophie, d’idéologie, de critique littéraire et de sciences sociales qui, sous divers labels, ont dominé et dominent encore la science française depuis de nombreuses années. » (2002, p. 95)

On peut s’étonner de la nuance péjorative qui accompagne cette évocation. Car en somme, des ouvrages comme Mensonge romantique et vérité romanesque ou La Violence et le sacré appartiennent eux-mêmes à cette catégorie hybride, puisqu’ils relèvent à la fois de la philosophie, de la critique littéraire et des sciences sociales, ce dont je ne vois aucune raison de faire grief à Girard. S’il y a beaucoup de reproches à adresser à la « French Theory », ils doivent porter, non pas sur le style bigarré qu’elle a pratiqué, qui est son originalité et sa richesse, mais sur le caractère contestable et erroné des présupposés intellectuels et philosophiques de la plupart de ses représentants.

Dans ce passage comme dans tout l’article, Girard peut apparaître comme un spectateur ironique ou désabusé ayant observé depuis des décennies la succession des modes intellectuelles, avec leurs incessants retours de balancier et qui conclurait, comme l’Ecclésiaste, avec un mélange d’amusement et d’amertume, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Comme un observateur extérieur qui, avec un sentiment de supériorité intellectuelle, aurait conscience d’avoir trouvé le cadre général à l’intérieur duquel les différents labels ou marques de fabrique des théories ne sont que des manifestations particulières d’une structure toujours identique. Une telle appréciation serait injuste pour Girard dont l’analyse n’est nullement inspirée par une telle attitude de recul, mais par l’exigence de dépasser cette situation bloquée et de rendre à nouveau possible la connaissance du réel.

Le dualisme métaphysique — que l’on peut considérer comme le cadre théorique général et même comme le bocal où s’agitent depuis des décennies les différents courants de la pensée française (mais qui dépasse évidemment le cadre français, puisqu’il s’agit, d’une manière générale, de l’ontologie de la modernité) — s’accompagne de ce que Girard caractérise comme une forme de « solipsisme » et comme un « nihilisme épistémologique ». Mais en quoi ce dualisme entraîne-t-il un nihilisme, et que faut-il d’ailleurs entendre au juste par ce dernier terme ? Cette expression très forte comporte plusieurs sens, et elle dépasse ou déborde peut-être le sens initial qu’elle a dans le débat critique avec Lévi-Strauss.

On peut parler ici de « nihilisme » au moins pour trois raisons :

1. Tout d’abord parce que le découpage — la différenciation — s’opère « à vide » et de manière quasi-mécanique, c’est-à-dire quel que soit son objet ou son vis-à-vis, ce qui revient à dire qu’il est confronté à un néant ou au chaos d’une matière indéterminée (comme le « x » indéterminé de Kant).

2. Ensuite, parce que, opérant à vide, tous les produits de ses opérations sont interchangeables : tout est également arbitraire et tout se vaut, de sorte que la différence même entre le vrai et le faux tend à disparaître (tout critère de différenciation est écarté). C’est le nihilisme du relativisme absolu.

3. Enfin — et c’est sans doute la raison première pour laquelle Girard a pu parler de « nihilisme épistémologique » — il en va de la possibilité même de la connaissance (ou de la science), car dans de telles conditions, elle tend à devenir impossible. On ne peut plus rien dire du réel, dont l’accès même est pour ainsi dire barré. La pensée scie la branche sur laquelle elle est assise, le chercheur sape les conditions mêmes de la recherche. On s’en aperçoit dès l’instant où l’on pratique l’exigence d’auto-application en soumettant le chercheur lui-même au relativisme énoncé dans sa théorie (même si le chercheur s’est pour ainsi dire dédoublé et si son double, en position de spectateur, jubile de la destruction de la possibilité même de la recherche qui l’affecte comme acteur) :

« Que l’analyse s’applique à l’époque du chercheur, à sa propre épistémé structuraliste, et l’entreprise scientifique vacille sur son piédestal pour le plaisir manifeste, cette fois, de ce singulier chercheur qui semble avant tout résolu à enterrer, selon les règles de la recherche, la recherche elle-même. » (Ibid., p. 99)

Ce dernier point fait apparaître un aspect important. À propos du dualisme métaphysique et du nihilisme ainsi mis en évidence, il convient sans doute de distinguer deux dimensions : une dimension en quelque sorte statique — ce dualisme envisagé de l’extérieur comme une structure ontologique — et une dimension dynamique — qui correspond à la portée proprement épistémologique. Il ne suffirait pas de faire le simple constat du dualisme consistant en une opposition tranchée entre deux principes ; il faut comprendre qu’en pareille situation, la connaissance, dans sa dimension dynamique et proprement érotique, ne peut avoir lieu.

Je résume le résultat de l’analyse critique de Girard : l’idée de « découpage » (qui va de pair avec celle d’« arbitraire ») suppose une opération qui fonctionne à vide : il y a imposition extérieure de certaines formes qui « informent » un substrat naturel supposé indifférencié, sans que ne soit jamais pensée la question de l’accord ou de la convenance entre la forme et le donné naturel, c’est-à-dire leur relation même. « Indétermination » est une notion centrale dans cette réflexion (qui est présupposée et supposée connue sans avoir été vraiment définie [7]). Girard constate que, chez les différents auteurs abordés, la relation entre les deux pôles opposés — celui de l’indifférencié et de la pensée différenciatrice (ou « différenciante ») — est marquée ainsi : « La relation entre les deux pôles reste indéterminée derrière une apparence de détermination. Sartre est le seul à avoir reconnu explicitement cette indétermination. Il l’appelle liberté. Il a quasiment vendu la mèche. » (p. 96)

« Indétermination » peut, à mon sens, être remplacé par : « non-fondation » ou « caractère non fondé de la relation ». Les deux pôles ont beau avoir été rattachés l’un à l’autre par la décision instituante, ce lien reste purement artificiel ou extérieur : il est « arbitraire », pas seulement au sens (saussurien) de conventionnel et de fortuit, mais au sens (juridique et judiciaire) de quelque chose de violent et de forcé (comme l’est une décision arbitraire).

Mais alors, si l’on fait le constat de ce fonctionnement à vide et d’une « indétermination » dans le rapport qui s’établit entre les deux termes, faudrait-il, pour trouver une issue, rechercher un fondement qui résiderait par exemple en quelque assise naturelle ou corporelle ? Cette direction, qui revient à retourner à une forme de naturalisme, ne correspond pas à l’intention de Girard (ni à la mienne). Car s’il y a lieu en effet de dépasser une certaine « crise des fondements », son dépassement ne peut consister à mettre en avant, en position de fondement premier, l’un des deux termes du dualisme et cette fois, en inversant les termes, à privilégier non pas le principe différenciateur, mais quelque substrat réel, comme si l’acte de la pensée ou du langage ne devait plus consister qu’en un simple enregistrement d’une donnée naturelle positive.

Étant donnée cette analyse critique qui a mis en évidence une situation bloquée où l’on n’en finit pas d’osciller entre les deux pôles de la pure différenciation et du pur indifférencié, où, en espérant à chaque fois trouver une issue, l’on n’arrête pas de se cogner contre l’un, puis contre l’autre mur de la prison, la question qui se pose est de savoir comment sortir de cette impasse. Girard est sans nul doute persuadé qu’avec son « hypothèse », c’est-à-dire avec sa théorie victimaire, il offre une telle issue (et c’est tout le sens de son différend avec Lévi-Strauss : mythe ou rituel). Mais sur ce point, je m’écarte de lui dans la mesure où il m’apparaît avec évidence qu’il tombe lui-même sous le coup de sa propre critique : on demeure dans le régime anthropologique de l’« arbitraire du signe », puisque, comme le souligne explicitement Girard, la victime est désignée de manière arbitraire. Je considère donc que cette théorie ne nous offre pas une issue à l’impasse constatée et qu’il faut la rechercher dans une autre direction.

Tentative de dépassement

Comment donc sortir de cette situation bloquée en se gardant de la mauvaise solution consistant à placer l’un des deux termes en position de fondement, que ce soit en un naturalisme ou en un idéalisme ? Comment faire pour sortir de la situation d’« indétermination », celle où « la relation des pôles reste indéterminée, dans une apparence de détermination » (p. 96) ? Autrement dit, comment concevoir à nouveau la pensée comme une relation à quelque chose, et non comme un acte de différenciation et d’auto-affirmation  ? La réponse peut être esquissée de la manière suivante : en revenant à une conception où la pensée ne se réduit pas à un simple exercice à vide et où elle pense quelque chose, porte sur un objet réel, sur un « extérieur », sur un contenu. Où la pensée se sait précédée par un réel qu’elle n’a pas simplement façonné, dont elle doit tenir compte tout en manifestant une forme de liberté.

Girard nous livre lui-même une indication précieuse quant à la direction à adopter pour sortir de l’impasse lorsque, à deux reprises, il aborde autrement l’idée de découpage : les théories existantes, écrit-il, ne nous disent pas « selon quelles lignes » (p. 74) il faut l’effectuer ; « La matière (…) ne nous “dit” rien sur la façon dont elle devrait être découpée, et dont devrait opérer le principe différenciateur » (…), (elle) « n’indique en rien selon quelles lignes elle devrait être découpée » (p. 97).

On peut reconnaître là, en filigrane et peut-être à l’insu de Girard, la métaphore célèbre de Platon dans le Phèdre : le bon boucher (appelé aussi cuisinier), à la différence du boucher maladroit, sait découper en suivant les articulations naturelles au lieu de trancher à vif et n’importe comment [8]. Dès lors, il est permis de dire que la matière livre en quelque sorte elle-même des indications sur la manière dont elle doit être découpée, pourvu que l’on soit habile et sache deviner ces articulations naturelles. Ceci suppose donc à la fois une structuration de la matière, antérieure à l’entrée en scène de l’activité de l’esprit, et une capacité de ce dernier à discerner cette structuration et à lui donner forme.

Lorsque Aristote, dans le De anima, fait remarquer que « l’art du charpentier ne peut pas descendre dans les flûtes », il ne dit pas autre chose que Platon. Ce n’est pas seulement un exemple permettant de récuser une certaine idée de la relation de l’âme et du corps ; il illustre tout autant la relation de la forme et de la matière, mais aussi celle de la méthode et de son objet : l’acte de l’artisan est forcément accompagné et même précédé d’une interrogation implicite sur le type d’objet — en l’occurrence le matériau — auquel il a affaire : est-ce un bois de charpente ou un bois dont on fait les flûtes ? Il requiert une question préalable sur l’articulation même des choses, afin de pouvoir les « découper » selon leur texture propre au lieu de trancher arbitrairement et de charcuter. C’est à une telle interrogation préalable sur la méthode que devrait se livrer également le scientifique, en quelque domaine de la science que ce soit.

Le boucher de Platon et le charpentier d’Aristote ne sont évidemment pas de simples artisans triviaux ; ce sont des figures de l’esprit lui-même, autant de représentants éminents de la pensée humaine dans son rapport avec la diversité du monde naturel (ou de la réalité historique). Ils nous proposent des figures exemplaires d’un autre modèle permettant de dépasser les impasses du schéma qui repose sur l’idée d’un découpage arbitraire. Nous comprenons mieux l’erreur fondamentale de Lévi-Strauss : elle tient en somme à une conception erronée de la pensée. Elle n’est pas un moulin où tout, indistinctement, pourrait faire farine, où importerait peu le grain qui est à moudre : la pensée a un extérieur, elle consiste en une confrontation à une altérité. Mais alors, cela ne revient-il pas à donner à la réalité le statut d’un donné positif que l’esprit ou le langage n’auraient plus qu’à accueillir et à enregistrer passivement, de sorte que, pour sortir du solipsisme idéaliste, on retournerait à un positivisme naturaliste ? Nullement, dans la mesure où se dessine ici une relation de la pensée à son objet dans laquelle aucun des deux termes n’acquiert le statut d’un fondement absolument premier.

Mais si l’on conçoit de cette manière, en suivant l’exemple de Platon et d’Aristote, le rapport entre forme et matière (ou âme et corps), récusant l’opposition entre un « pur principe de différenciation » et un « pur indifférencié », si l’on admet que le principe de différenciation peut discerner dans son vis-à-vis (la réalité à laquelle il a affaire) de telles « indications » et donc que cette réalité n’est pas amorphe, mais comporte une structuration inhérente, il est vrai aussi que cela revient à admettre une certaine forme de circularité. On a affaire à un cercle dans la mesure où, d’une part, il y a une relation mutuelle forme-matière sans terme absolument premier, et où, d’autre part, il y a, du côté de l’acte de différenciation (de la pensée), une certaine anticipation : il saute pour ainsi dire une étape en pressentant ce qu’il n’a pas encore rencontré positivement, ce qui, pour la pensée rationnelle, constitue une pétition de principe ou un cercle logique. On fait appel à quelque chose qui ne devait survenir que plus tard (proton hysteron) en une présupposition qui est aussi une auto-présupposition ayant une structure circulaire (l’esprit anticipe ses propres opérations). Pourtant c’est paradoxalement en assumant la circularité ainsi décrite que l’on peut sortir de l’impasse indiquée, c’est-à-dire du dualisme métaphysique dans lequel on restait enfermé et piégé, dont on était même d’autant plus prisonnier que l’on cherchait à en sortir en privilégiant alternativement un pôle puis l’autre. C’est cette forme de circularité, une « bonne circularité », qui permet de sortir de la « mauvaise circularité » en laquelle consiste ce dualisme.

La «  convenance  » selon Castoriadis

Pour terminer, je voudrais évoquer un autre représentant éminent de la pensée française contemporaine que René Girard ne mentionne pas dans son panorama critique : Cornelius Castoriadis. Certes, avec sa pensée de « l’institution imaginaire de la société », de « l’imaginaire radical » et de la « création », on pourrait être tenté de faire figurer Castoriadis à côté de Sartre, de Lévi-Strauss et de Foucault. Est-ce que les produits de la « création imaginaire » ne sont pas analogues à ceux de la « structure » lévi-straussienne ou de l’« épistémé » foucaldienne : ne flottent-ils pas en l’air comme ceux-ci, conformément à un principe de non-naturalité et d’arbitraire total ?

Et pourtant, on ne peut s’en tenir là. Car on peut discerner également, lorsqu’on lit Castoriadis, l’attitude opposée : une sensibilité à une réalité qui n’est pas le simple fait ou le simple produit de la pensée, une attention à ce qui, dans le réel, se prête ou non aux constructions de l’esprit ou aux productions de l’imaginaire radical, ce qui le préserve d’une position solipsiste. Particulièrement révélateur à cet égard est son article « Portée ontologique de l’histoire de la science » (1986), dont le propos principal est de prendre ses distances envers l’idée même d’une « pure épistémologie » qui suppose que l’on pourrait ne rien savoir de l’Être. Contre cette conception, il souligne donc la dimension ontologique et œuvre ainsi en direction de ce que l’on pourrait appeler une « onto-épistémologie » — et ce, même s’il reconnaît aussi, à l’encontre d’un pur et simple empirisme, le rôle constitutif de la pensée et des hypothèses.

Cette attention à ce qui, dans le réel, se prête ou non à l’efficace des schèmes de pensée, et donc à une structuration préalable du réel, apparaît dans un recours fréquent, à travers ses écrits, à des adjectifs se terminant par le suffixe « -able  » (ou « — ible »), comme on le voit dans différents passages de l’important séminaire Sujet et vérité dans le monde social-historique (Castoriadis, 2002). À propos du vivant et de ses découpages, il note que « l’organisation du vivant présuppose et entraîne l’organisabilité de certaines parties (au moins) du monde » (Ibid., p. 427). De même, à propos du schème « ensembliste-identitaire » ou, en raccourci, « ensidique » : « le monde physique est ensidisable (mathématisable) » (p. 450), ce qui revient à dire qu’il y a une strate de l’être qui correspond à la logique ensembliste-identitaire et se prête à son traitement, à sa manière de viser le monde, faute de quoi cette logique ne pourrait tout simplement pas fonctionner. Ou bien encore : « légiférable », (p. 301), phénoménalisable, catégorisable, séparable (p. 315), manifestable (p. 427).

Cette sensibilité à la dimension ontologique est plus manifeste encore dans les passages de ce séminaire où l’on voit apparaître, comme un thème récurrent et insistant, l’idée d’un « extérieur de la pensée » ainsi que celle d’une « convenance » (terme que Castoriadis, comme il s’en explique, préfère à celui d’« adéquation » ou de « conformité ») entre la pensée et ce qu’elle vise, ce qu’elle cherche à penser, qui survient dans le champ d’une « rencontre » entre l’esprit et le monde.

Avec cette idée de « convenance » avancée par Castoriadis, on échappe aux difficultés inhérentes à l’idée de « découpage » mises en évidence par Girard, c’est-à-dire à l’antithèse entre un « pur pouvoir différenciateur » et un « pur indifférencié ». Elle suppose que, si découpage il y a, le réel doit être découpé en tenant compte des indications qu’il nous livre sur la manière dont il convient de le faire. Il n’y a plus de pure et simple « indétermination », mais bien une relation dans laquelle les actes de l’esprit humains sont fondés.

***

René Girard n’est pas un philosophe, et il a pris à maintes reprises ses distances envers la pensée philosophique (sans doute parce qu’elle lui apparaît comme fondamentalement idéaliste), portant l’accent sur la dimension anthropologique de ses travaux. Pourtant, comme on vient de voir, il a apporté une contribution importante à la clarification de certains enjeux philosophiques fondamentaux, à la fois épistémologiques et ontologiques (ce qu’on peut ramasser en un seul terme : « onto-épistémologiques »). Dans un livre d’entretiens, il souligne le réalisme qui inspire son travail : pour lui, il y a un réel qui peut être connu, à l’encontre de l’idée qu’il n’y a « pas de faits et seulement des interprétations ». C’est ce réalisme qui lui a inspiré également sa critique de la notion de « découpage ».

Pour ma part, je cherche depuis longtemps une voie moyenne entre deux conceptions opposées, symétriques et conflictuelles : d’une part, ce que l’on peut appeler globalement « constructivisme », « artificialisme » ou « nominalisme », et d’autre part, un positivisme ou réalisme naïf. Il m’est arrivé de forger, pour désigner cette position moyenne, le terme maladroit et provisoire de « semi-réalisme  » (Dewitte, 2010) dans lequel est maintenue à la fois l’exigence première d’un rapport à un réel qui existe en dehors de nos représentations (ce qui correspond à un « réalisme ») et l’idée selon laquelle sont requis des schèmes de pensée appropriés afin d’accéder à ce réel, qui ne sont pas donnés à l’avance, mais doivent être forgés et constitués par la pensée elle-même (ce qui correspond à la dimension du « transcendantal »). L’« onto-épistémologie » esquissée ou présupposée par Girard, telle que je viens de la reconstituer, va dans le même sens.

Références bibliographiques

Castoriadis C., 1986, » Portée ontologique de l’histoire de la science », in Domaines de l’homme, Paris, Le Seuil, 1986.

– 2002, Sujet et vérité dans le monde social-historique. Séminaires 1986-1987, Paris, Le Seuil.

Dewitte J., 1994, « Le visqueux et le printanier. Sur l’ontologie sartrienne », Philosophie n° 43, Paris, Minuit.

– 2002, « Ni hasard, ni nécessité. La contingence des phénomènes sociaux selon Marcel Mauss », Revue du MAUSS n° 19, 2002 (repris dans La Manifestation de soi, Paris, La découverte, 2010).

– 2010, « Le déni du déjà-là », in La Manifestation de soi, Paris, La découverte.

Girard R., 2002, La voix méconnue du réel, Paris, Grasset.

Kuhn Th. S, 1983, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion.

Richir M., 1988, Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Jérôme Million.

Saussure (de) F., 1971, Cours de Linguistique Générale, publié par Ch. Bailly et A. Sèchehaye, Paris, Payot, 1971.

NOTES

[1Cette notion d’ « étayage »(Anlehnung), qui s’est répandue à partir de la théorie freudienne, mériterait elle aussi une analyse critique.

[2Sur ce terme de « contingence », voir Dewitte (2002).

[3Ce texte, paru pour la première fois en anglais en 1978, a été traduit dans La voix méconnue du réel (Girard, 2002). Les citations entre parenthèses renverront à cette édition.

[4Voir mon article (Dewitte, 1994).

[5Voici quelques passages significatifs du chapitre IV du Cours de Linguistique Générale (de Saussure, 1971). D’une part, « notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte (…) une nébuleuse où rien n’est préalablement délimité (…) avant l’apparition de la langue ». Mais la matière sonore est logée à la même enseigne : « en face de ce royaume flottant, les sons offriraient-ils par eux-mêmes des entités circonscrites d’avance ? Pas davantage. La substance phonique (…) est (…) une matière plastique » . De sorte que « la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes. » (p. 156 où figure aussi un dessin figurant la place de la langue entre ces deux strates amorphes). 

« La langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du son. »(p. 157) ; « Ces vues font mieux comprendre ce qui a été dit (…) de l’arbitraire du signe. Non seulement les deux domaines reliés par le fait linguistique sont confus et amorphes, mais le choix qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée est parfaitement arbitraire. » (ibid.)

[6Voir surtout Richir (1988).

[7Je dois préciser que ce terme d’« indétermination » (qui joue un grand rôle dans la pensée politique de Claude Lefort) peut être compris autrement. Il m’arrive de l’employer comme un synonyme de celui de « contingence ».

[8« PHE. : Et l’autre procédé dont tu parles, quel est-il, Socrate ? – SOCR. : C’est, au rebours, d’être capable de fendre l’essence unique en deux selon les espèces, en suivant les articulations naturelles et en tâchant de ne rompre aucune partie, comme ferait un cuisinier maladroit. » (265 e)

Je crois me souvenir qu’il existe des propos analogues dans la pensée chinoise.