Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Philippe Velilla

Israël a 75 ans. Deux sociétés pour une crise

Texte publié le 31 juillet 2023

Philippe Velilla est docteur en droit, enseignant à l’Université européenne des études juives (UNEEJ). Régulièrement invité à commenter l’actualité sur i24News, il collabore à plusieurs revues. Dernier ouvrage paru : La gauche a changé. De Mitterrand à Mélenchon (1968-2022), L’Harmattan, 2023.

Israël célèbre son 75e anniversaire dans un climat de tensions extrêmes. Tensions externes avec une vague d’attentats à Jérusalem et en Cisjordanie, les ripostes de l’armée, et la constitution d’un nouvel axe régional faisant craindre une guerre sur tous les fronts. Tensions internes, avec un projet concernant le système judiciaire s’apparentant à un changement de régime qui fait descendre dans la rue par centaines de milliers partisans et opposants à la réforme. Signe des temps, des mots comme « guerre civile » ou « fédéralisation du pays », absents jusqu’ici du lexique israélien, sont fréquemment employés. Car les divisions de la société israélienne n’ont jamais semblé aussi graves.

Crise politique

Au pouvoir pendant 16 ans (en trois périodes), Binyamin Netanyahou domine la politique israélienne de la tête et des épaules. Le débat public se résume souvent à « Rien que Bibi » ou « Tout sauf Bibi ». Mais contrairement à une opinion répandue, le bibisme existait avant lui, et perdurera après lui.

Le bibisme, toute une histoire

Depuis 1967 et la victoire de la guerre des Six-Jours, un groupe très militant et très à droite issu du sionisme religieux entend assumer une « mission sacrée » : le peuplement des territoires conquis par les Juifs « de retour sur la terre de leurs ancêtres ». Fort d’une cohérence idéologique – « Le peuple d’Israël, la terre d’Israël, la Thora d’Israël » – ce courant s’est imposé. D’abord sur le terrain : en 2023, dans la seule Cisjordanie, 132 colonies « légales » et une centaine d’« avant-postes illégaux » regroupent un demi-million de Juifs. Ce projet de « Grand Israël » [1] est désormais celui du parti du Premier ministre, le Likoud, et de ses alliés, explicitement dans des motions adoptées - à l’unanimité - par le comité central du parti, et implicitement dans les accords de l’actuelle coalition. L’administration civile et (en partie) militaire de ces territoires a été confiée aux ministres les plus extrémistes du gouvernement : le messianiste Bezalel Smotrich, et le suprémaciste Itamar Ben Gvir. Sans perdre de temps, ces deux illuminés qui ne détestent pas la violence, ont pris des mesures pour légaliser des implantations « sauvages », et construire massivement de nouveaux logements dans toute la « Judée-Samarie ». Leur objectif est transparent : renforcer l’annexion de facto pour aboutir à une annexion de jure de la Cisjordanie.

Le bibisme ne se résume pas à ce nationalisme exacerbé. Il s’étend à la sphère religieuse où le chef de la droite trouve dans les partis ultraorthodoxes des alliés fidèles. Il sait y mettre le prix : exemptions du service militaire, dégrèvements fiscaux, bourses et allocations généreuses y compris pour les familles où le père qui étudie la Thora toute la journée ne travaille pas. En matière législative, Binyamin Netanyahou se montre souvent complaisant vis-à-vis d’initiatives faisant évoluer le statu quo toujours dans le même sens : un renforcement de la « contrainte religieuse » (pour le respect du shabbat, par exemple). En matière économique, Biyamin Netanyahou – diplômé du MIT – a toujours été partisan du libéralisme dans son acception la plus ferme avec le recul de l’État, les privatisations, la réduction du pouvoir des syndicats... Dans d’autres domaines, le bibisme fait siennes quelques obsessions des régimes populistes comme le contrôle de la presse ou la fin de l’indépendance de la justice. Le Premier ministre israélien est particulièrement attentif à ce dernier aspect. Il doit répondre depuis deux ans devant le tribunal de Jérusalem de trois chefs d’accusation : fraude, abus de confiance et corruption. Obnubilé par ces procédures qui pourraient le conduire en prison, il entend se maintenir au pouvoir dans l’attente d’une issue positive. Ceci, alors qu’il est de plus en plus contesté au sein de sa coalition, et – c’est nouveau – dans son parti. Car l’air du temps affaiblit sa position.

Binyamin Netanyahou, sur la base de réalisations incontestables, était devenu le « Monsieur économie » de la « Start-up Nation », et le « Monsieur sécurité » dans une région toujours instable. Las ! Dans la high tech devenue le navire-amiral de l’économie israélienne, une crise a de fortes répercussions sur les ressources fiscales et les comptes extérieurs du pays. En matière de sécurité, l’évolution du Proche-Orient fragilise l’État juif. Après la signature prometteuse des « accords d’Abraham » avec trois États arabes (Émirats arabes unis, Bahreïn, Maroc) et le Soudan, Israël peut oublier ses rêves d’une normalisation des relations avec les autres pays de la région. La politique de la droite et de l’extrême droite israéliennes vis-à-vis des Palestiniens et les propos anti-arabes de responsables politiques désormais au pouvoir ont donné un bon prétexte à ceux qui voulaient inverser le mouvement. À l’instigation de la Chine, l’Arabie saoudite s’est rapprochée d’un Iran qui met la dernière main à la production d’armes atomiques. Pour la première fois depuis longtemps, un risque de défaite militaire est évoqué par les spécialistes. D’autant que la démocratie israélienne n’a jamais semblé aussi fragile.

La démocratie en question

Pierre Mendes-France l’avait bien dit : « La démocratie est d’abord un état d’esprit ». Son contraire aussi. Moins d’une semaine après la prestation de serment du 6e gouvernement de Binyamin Netanyahou le 29 décembre 2022, le ministre de la Justice, Yariv Levin, présentait son grand projet, une vaste réforme du système judiciaire reposant principalement sur deux piliers : l’introduction d’une « clause de contournement » permettant à la Knesset de ne pas tenir compte du contrôle de la constitutionnalité des lois exercé par la Cour suprême ; une réforme de la commission de nomination et de promotion des magistrats où le pouvoir exécutif disposerait d’une majorité automatique. Car dans le monde de Binyamin Netanyahou et de Yariv Levin, les seules décisions légitimes sont celles de la coalition gouvernementale désignée par le suffrage universel [2]. En d’autres termes, la réforme du système judiciaire a pour objectif de concentrer tous les pouvoirs entre les seules mains de l’exécutif. Cette révolution institutionnelle serait la première de toute une série d’initiatives allant dans le sens d’une restriction des libertés en octroyant au Grand rabbinat un monopole sur la pratique religieuse excluant les autres courants (libéraux, conservateurs) du judaïsme ; en autorisant des discriminations à l’encontre de minorités (Arabes, LGBT…) au nom de la « liberté de conscience » ; en supprimant les services d’information de la radio et de la télévision publiques accusés d’apporter de l’eau au moulin de l’adversaire…

L’administration américaine, les gouvernements européens, la plupart des communautés juives de la diaspora ont alerté le gouvernement israélien sur les graves conséquences de son programme : baisse sensible des investissements extérieurs, du tourisme, du shekel. Les risques dépassent largement la sphère économique. La forte dégradation de l’image du pays atteint jusqu’à son statut dans la communauté internationale. À la Cour de La Haye, les plaignants contre les exactions d’Israéliens dans les territoires palestiniens ne pourraient plus se voir opposé l’argument selon lequel l’indépendance de la justice de l’État juif garantit une sanction de tous les abus. Plus largement, le soutien des Occidentaux à « la seule démocratie du Proche-Orient » devrait décliner, Israël s’efforçant désormais de figurer parmi les bons élèves de l’Internationale populiste. C’est du moins le souhait d’un des deux Israël(s) qui s’affrontent depuis quelques mois. Mais la déchirure vient de loin.

Crise de la société

D’ici quelques années, la majorité des quinze millions de Juifs dans le Monde vivra en Israël dans un État passé d’une économie de survie à un niveau de développement envié [3]. Quantitativement, le « rassemblement des exilés » (kibboutz ha galouyot), objectif majeur du sionisme, est réussi. Qualitativement, c’est autre chose.

Les deux Israël(s)

Les clivages traditionnels (Arabes/Juifs, religieux/non religieux, Ashkénazes/Sépharades) [4], loin de se réduire, s’accentuent. Du moins dans les têtes et dans la rue où deux Israël(s) s’affrontent. L’expression « second Israël » est apparue dans les années soixante après l’immigration massive de Juifs d’Orient (Mizrahim, Orientaux), ces Sépharades ayant quitté de gré ou de force l’Irak, le Yémen, l’Égypte, le Maroc ou la Lybie, et qui devaient rapidement représenter (avec leurs descendants) la moitié de la population israélienne. Leur sionisme était plus religieux et messianique que celui, idéologique et national, des Ashkénazes venus d’Europe. Ceux-ci, durant trente ans, plébiscitèrent le Parti travailliste et ses alliés. David Ben Gourion et les siens n’échappèrent pas aux dérives clanistes et sectaires de tout parti dominant pendant longtemps la scène politique. Ce premier Israël, de gauche, laïque, embourgeoisé, entendait bien continuer à imposer sa vision des choses aux nouveaux arrivants. Ceux-ci étaient souvent prolétaires mais sans grande tradition politique ou syndicale, et imprégnés d’une pratique religieuse et d’un modèle familial patriarcal.

Le choc entre les deux Israël(s) était inévitable. Les différences de niveaux socio-économiques, de cultures, furent aggravées par des pratiques discriminatoires à l’égard des Orientaux. Les livres d’histoire, la presse, la littérature ou le cinéma israéliens abondent en récits sur les traumatismes subis par ces Sépharades – les « Marocains » surtout – qui se sentirent souvent étrangers dans le pays de leurs rêves. Sarcasmes et discriminations dans l’emploi et le logement furent vécus par des centaines de milliers de familles comme autant de marques de mépris à l’égard de leurs origines et de leurs mœurs. Pourtant, au fil des ans, les disparités entre les deux Israël(s) s’estompèrent. Ainsi, les écarts de salaires qui atteignaient 30 % en 1987, n’étaient plus que de 10 % en 2019 [5]. Des différences plus amples existent encore dans des milieux comme l’université, la presse ou la direction des grandes entreprises, mais elles sont en régression constante. En fait, seule une minorité resta sur le bord de la route et nombre de Sépharades ont très bien réussi, et pas seulement dans le football ou la chanson. Chez les femmes, on citera les brillantes ex-ministres Merav Cohen et Karine El-Harrar, ou la regrettée Ronit Elkabetz, comédienne et réalisatrice, qui fit briller les étoiles du cinéma israélien dans le ciel du septième art [6]. Mais, en dépit de progrès incontestables, le narratif sépharade reste centré sur les discriminations subies et la persistance d’inégalités.

Israéliens et Juifs

Il est vrai que dans le premier comme dans le second Israël, l’origine ethnique, la localisation géographique, le statut social et la pratique religieuse se confondent souvent. Ces différences se cristallisent dans un conflit opposant deux conceptions de l’identité nationale. Pour simplifier, la première est celle des Israéliens, la seconde celle des Juifs. Les Israéliens veulent conserver un « État juif et démocratique » dont le deuxième terme, essentiel à leurs yeux, est synonyme de droit de pratiquer ou de ne pas pratiquer la religion, de bénéficier de libertés servies par une presse critique et protégées par une justice indépendante. À Tel-Aviv et dans nombre de localités du « centre », ces Israéliens, souvent dotés d’un niveau d’emploi et de revenus confortables, entendent garder un mode de vie occidental. Longtemps fidèles à la gauche, ils votent désormais principalement pour les partis du centre qui ont fait de la défense des classes moyennes et de la laïcité leurs thèmes de prédilection. Dans le second Israël, on se dit aussi attaché à l’État juif et démocratique, mais ici, c’est le premier terme qui l’emporte : les institutions doivent protéger les traditions, et d’abord la religion, composante essentielle d’une identité juive fièrement revendiquée. Dans les quartiers pauvres et les villes de la « périphérie (périféria), et même dans les belles maisons de Sépharades qui ont réussi, on vote massivement à droite, car on croit dur comme fer qu’« à gauche, on a oublié ce qu’être juif » [7]. Depuis le début de l’année 2023, le conflit sur la réforme judiciaire fait descendre dans la rue les deux Israël(s). Le premier, tous les samedis soirs (depuis dix-sept semaines à l’heure où ces lignes sont écrites) avec un mot d’ordre principal : Democracia . Le second a commencé à réagir le 27 avril, en organisant, à Jérusalem, la « manifestation du million » (200 000 en réalité) exprimant la volonté des « citoyens de seconde zone » de ne plus être oubliés.

L’opposition entre les deux Israël(s) atteint un niveau tel que l’on évoque désormais l’idée d’une fédéralisation du pays. Celui-ci serait divisé en deux cantons : Israël pour les « laïcs », et la Judée pour les « religieux ». Des esprits très imaginatifs envisagent même, dans leur grande bonté, la création d’un troisième canton pour les deux millions d’Arabes israéliens auxquels pourraient se joindre les quelques trois millions de Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem. Cette vision de l’avenir du pays a une vertu, celle de la cohérence, mais un défaut : elle est irréaliste. Dans le nouveau royaume de Judée, une économie handicapée par le faible niveau de qualification et d’emploi priverait le canton des ressources nécessaires à son fonctionnement et la fédération de contributions aux charges communes. Un accord des Arabes sur leur regroupement dans un troisième canton d’une fédération dominée par les Juifs impliquerait un renoncement à leur rêve : la création d’un État palestinien. En tout état de cause, les expériences étrangères montrent qu’un processus de fédéralisation est long [8], délai inadapté à un Israël en état d’urgence.

Beaucoup d’Israéliens sont persuadés que le départ de Binyamin Netanyahou résoudrait la crise. Grave erreur d’analyse, car le bibisme, ce bric-à-brac idéologique fait de nationalisme exacerbé, d’obscurantisme, et d’un libéralisme qui s’arrête aux frontières de l’économie, ne fait qu’aggraver les maux d’une société n’ayant jamais trouvé son équilibre. On avait pensé pendant longtemps que l’existence de deux Israël(s) était temporaire, et finirait au magasin des accessoires du folklore national. Il n’en est rien. Les deux Israël(s) se parlent de moins en moins et ne se supportent plus. Comme dans les vieux couples qui se déchirent, chaque partenaire, excédé, finit même par trouver à l’autre des défauts qu’il n’a pas. Ces troubles de la mémoire et ces postures parfois ridicules n’augurent rien de bon.

NOTES

[1En hébreu, l’expression consacrée est encore plus connotée : « Toute la terre d’Israël » (Erets Israel ha Shlema).

[2

[3 Selon le classement du magazine Forbes, avec un PIB par habitant de 43 689 dollars pour 2020, Israël se classe 19e devant le Canada (20e, 43 278 dollars), la Nouvelle-Zélande (21e, 41 127 dollars), et le Royaume-Uni (22e, 40 406 dollars). Source : Times of Israel, 26 avril 2021.

[4Voir notre article « Israël, l’État et les tribus », Revue du MAUSS permanente, 29 juillet 2021 [en ligne].

[5Merav Arlozorov : « Le Likoud est devenu la marque des populations défavorisées, mais celles-ci n’aiment pas être identifiées comme telle », The Marker, 14 avril 2023 (en hébreu).

[6Son avant-dernier film, Le procès de Viviane Amsalem (2014) a connu un grand succès en Israël et en Europe.

[7Phrase susurrée par Binyamin Netanyahou lors de sa première campagne victorieuse en 1996 à l’oreille d’un vieux rabbin influent dans le monde sépharade. L’expression fit fortune.

[8Voir l’expérience de la Belgique après les accords de la Saint-Michel signés en 1992.