La défaite de Jair Messias Bolsonaro aux dernières élections présidentielles brésiliennes est le début de la sortie d’un purgatoire politique. Mais le chemin à parcourir est encore long, plein de tâtonnements, car l’horizon n’est pas clair au milieu de l’épaisse obscurité qui règne.
D’emblée, une chose devrait être claire : celui qui a gagné les élections présidentielles au Brésil n’est pas la gauche, mais un large front démocratique, avec des forces politiques de centre-gauche et de centre-droit, ayant également des partis de gauche plus radicaux d’un côté et des forces libérales et même conservatrices de l’autre. Lula bénéficiait d’un soutien de la part de l’establishment économique, politique et médiatique, qui était impatient de se débarrasser du sinistre Bolsonaro. Avec son intelligence politique habituelle, le président Lula a évité une stratégie populiste visant à une polarisation entre « nous, la gauche » et « eux, la droite ». [1] S’il s’était ainsi polarisé, la défaite aurait été probable, car la majorité de l’électorat l’aurait rejeté, non seulement à cause d’une propagande « anticommuniste », mais aussi en raison d’un désenchantement face à la « trahison » des espoirs placés dans le PT et à cause des affaires de corruption et de la débâcle de l’économie depuis 2015.
Lula a prononcé un discours de conciliation nationale, revendiquant un retour à la politique pour pacifier et donner une direction au Brésil, se présentant comme un médiateur expérimenté, capable de ranimer la capacité du pays à réunir convivialement les différentes parties autour d’une table, en vue d’un dialogue, de négociations et dans la perspective de parvenir à consensus national. Sa prestation était tout axée sur la nostalgie peu réaliste des réalisations des gouvernements précédents ; mais sa force populaire lui a permis de gagner des voix tant parmi les électeurs qui espèrent le retour des temps d’abondance que parmi ceux qui ne souhaiteraient pas le retour de Lula, mais dont la priorité était de chasser Bolsonaro du pouvoir. En outre, beaucoup ont voté pour Lula parce qu’ils étaient conscients qu’il sait être plus grand que le PT et même plus grand que le clivage entre la gauche et la droite. [2]
Bien que l’Amérique latine soit généralement associée au populisme de gauche, le Brésil était un laboratoire parfait pour le populisme d’extrême droite. Même en 2018, il était très rare dans notre pays d’évoquer le sujet du populisme sans l’identifier à la gauche. Lorsque j’ai publié deux articles dans le Jornal do Brasil (JB) en mai 2018 où je proposais une analyse des risques de populisme au Brésil, les lecteurs avaient du mal à comprendre que je traitais de ce qui allait se produire dans les mois suivants : la montée d’un populisme de droite autoritaire, aux contours « antisystèmes ». [3] Le gouvernement Bolsonaro a de fait rempli presque toutes les caractéristiques de l’anatomie du populisme, décrites par Pierre Rosanvallon : une vision du peuple-Un ; une souveraineté polarisée, immédiate et directe ; une représentation-incarnation par l’homme-peuple ; et un régime de passions et d’émotions (de position, d’intellection et d’intervention/action). [4] Les principales exceptions sont l’absence de recours au référendum (malgré ses tendances à la démocratie plébiscitaire) et la complexité de sa philosophie
« national-protectionniste » — car s’il s’est appuyé sur une vision de la sécurité du point de vue territorial et psychologique, il ne l’a pas fait du point de vue économique, toute souveraineté « antiglobaliste » était compatible avec une économie néolibérale asservie aux intérêts des É.-U. de Donald Trump. Une fois au pouvoir, Bolsonaro a fait peu de compromis pour élargir sa base de soutien, continuant à s’adresser quotidiennement à ses minorités les plus fanatiques (environ ⅓ de l’électorat). [5] Un fait qui nous a fait vivre, à plusieurs reprises, la situation schizophrénique d’un dirigeant agissant au pouvoir comme s’il était l’opposition. Avec sa défaite électorale en 2022, Bolsonaro a quitté le pays et il a été mis fin au régime populiste de droite. Cependant, il existe une atmosphère populiste qui contamine le pays, dont il était le véhicule, mais qui peut le dépasser et perdurer.
Pour ce qui nous intéresse ici, l’expérience populiste brésilienne a présenté des contours très spécifiques, en raison de quatre vecteurs de force du populisme brésilien.
(A) La montée du mouvement populiste était en synergie avec les déraillements de l’opération Lava Jato. Comme je l’ai analysé ailleurs [6], un circuit s’est formé entre 2015 et 2018 entre les juges et les procureurs fédéraux, les opérations de la police fédérale, les médias avides de sensations et la dépolitisation des citoyens, qui a créé une atmosphère de « démocratie négative », selon la logique dégagiste qui a assiégé l’action politique. [7] Ce processus a été motivé par un désenchantement provenant de l’incapacité du système politique à répondre aux revendications qui ont envahi les rues du pays en 2013. Très plurielles, ces manifestations avaient un fort vecteur d’éthique en politique, de consolidation des droits sociaux et de démocratisation de l’action publique ; cependant, les forces progressistes ont été bloquées et affaiblies avec la victoire défensive de Dilma Rousseff aux élections de 2014, laissant un vecteur négatif de désillusion et de cynisme avec le siège d’un gouvernement réélu déjà assiégé, ce qui a renforcé les forces conservatrices comme porte-parole de la contestation.
En raison de l’effritement de la crédibilité des différents groupes politiques, avant et après la destitution forcée de la présidence en 2016, des minorités auparavant peu impressionnantes gagnaient en force avec des demandes autoritaires d’intervention extérieure afin de « nettoyer » l’État des corrompus et de « résoudre » les problèmes de la nation. On sait comment tout cela s’est consommé avec l’arrestation de Lula en 2018. En évitant d’analyser les intentions et les stratégies commises, je signale que les conditions ont été données en 2018 pour la victoire d’un leadership « anti-système » comme Bolsonaro — un homme « sauvé par Dieu » et « soutenu par les Armes » —, surtout lorsque le PT a maintenu sa candidature avec l’arrestation de Lula, car cela a offert le pôle idéal pour le leadership populiste émergent animé par un antipetisme généralisé. Ainsi, pour la première fois, le Brésil a élu un gouvernement explicitement contraire aux piliers de la Constitution fédérale de 1988, brisant le consensus démocratique qui régnait depuis la fin de la dictature, avec le soutien — plus hypocrite que croyante — d’une partie importante des élites économiques et politiques autoproclamées « libérales ».
Pourquoi restituer la manière dont ce processus s’est déroulé ? C’est parce que cela nous permet de comprendre comment pensent la plupart de ceux qui ont voté pour Bolsonaro, qui étaient des votes anti-PT et anti-Lula. Pour part des électeurs, Lula est le « candidat du système », appelé péjorativement « dé-condamné », qui aurait été sauvé par un establishment juridico-politique qui voulait se sauver lui-même. Pour eux, l’élection de Lula exprimerait l’échec des actions anti-corruption pour « changer le pays ». Par conséquent, une partie de la population en veut à l’idée que nous vivrions une fausse démocratie, dont les très anciennes caractéristiques – corporatisme, patrimonialisme, corruption, autoritarisme, inégalité – seraient, pour eux, renforcées par le nouveau gouvernement sous la direction d’un politicien qui devrait être en prison, au lieu de revenir comme président. [8] Il s’agit d’une composante centrale de l’atmosphère populiste, qui peut se nourrir du fait que Lula est le président pour continuer à discréditer le fonctionnement de la démocratie.
Que faire face à cette situation ? Tout d’abord, il est nécessaire que le président Lula ait un gouvernement sobre en dépenses présidentielles, qui évite les relations personnelles avec des individus et des groupes ayant un parcours entaché de corruption, [9] et qui soit agile et sérieux dans l’investigation d’éventuels scandales. Cette conduite personnelle devrait s’étendre à la manière dont la gouvernabilité est construite dans la relation entre les pouvoirs exécutif et législatif, en établissant des limites claires et intransigeantes aux demandes des groupes politiques pour l’utilisation des bureaux et agences de l’État en faveur des intérêts patrimoniaux. Outre ce protocole de conduite, le gouvernement doit s’efforcer de récupérer le discours de l’éthique en politique et de la lutte contre la corruption, qui était un programme historique du PT, mais qui a été abandonné de manière pragmatique et ensuite approprié par les conservateurs. Pour ce faire, le gouvernement doit éviter l’égoïsme de parti et la reproduction d’une rhétorique de polarisation déguisée, qui a été largement utilisée pour esquiver les critiques. Il doit être exemplaire dans son discours et son éthique, en se présentant comme attaché à la République, à la formation de consensus légitimes, à la valorisation du service public et au bon fonctionnement des institutions, en engageant un dialogue constant entre l’État et la pluralité de la société brésilienne, en évitant de trop se produire dans une rhétorique destinée à apaiser seule les militants du parti.
En conciliant le discours et la pratique, il sera possible à Lula de regagner de la crédibilité devant la partie désenchantée du peuple brésilien, non seulement de sa propre personne et du parti, mais aussi des pouvoirs républicains, des forces progressistes et de la promesse de démocratisation. S’il sait rester en dehors des bulles autoréférentielles, Lula peut mettre en place un « bon gouvernement », au sens de Rosanvallon : c’est-à-dire être capable de personnifier un gouvernement qui agit de manière proche, interactive, attentive et responsable, engagé à écouter le peuple et à « parler vrai », restaurant ainsi, après la période autodestructrice de la démocratie négative, une lisibilité sociale et un horizon d’avenir au Brésil. [10]
(B) Pour que ce bon gouvernement soit possible, d’autres problèmes très complexes doivent être résolus. L’une des principales difficultés réside dans la relation entre le gouvernement Lula et les armées. Comme on le sait, le gouvernement Bolsonaro a bénéficié d’un large soutien des armées, qui se sont engagées à la fois explicitement (étant donné la large participation des militaires à son gouvernement et à son soutien) et implicitement (en se laissant utiliser comme instrument de menace de coup d’État et en étant, pour quelques analystes, presque le « parti caché » de Bolsonaro). Les armées brésiliennes ont une relation très problématique avec les pouvoirs républicains, ayant agi à plusieurs reprises dans l’histoire pour déstabiliser des régimes élus. Lors de la récente crise politique, l’idée qu’elles seraient plus qu’une simple institution étatique a été ravivée, puisqu’elles se verraient confier pour un article de la Constitution la responsabilité d’un « pouvoir modérateur » capable d’intervenir en cas de crise institutionnelle pour « rétablir » la normalité et la paix. Voici un point réitéré par le gouvernement Bolsonaro comme moyen de menacer les institutions, en particulier le STF.
Ainsi, un avertissement a été allumé dans le gouvernement : quel est le degré d’engagement des forces armées envers le bolsonarisme ? Quelle proportion de ses membres souhaite une intervention militaire ? Que sont-ils capables de faire, individuellement ou institutionnellement, pour déstabiliser le gouvernement Lula ? Y aurait-il des ailes radicales prêtes à s’aventurer dans des actions terroristes ? [11] Il s’agit d’un problème difficile, presque énigmatique, car la culture des armées n’a que peu d’affection pour le principe de publicité ; elle dépend donc d’une attention constante et de tâtonnements pratiques.
Il me semble que la réaction du gouvernement et des institutions de Lula après le 8 janvier a été adéquate, avec un signal clair que le pouvoir civil est aux commandes. En outre, il est nécessaire d’éviter temporairement les points de friction — comme vouloir affronter les intérêts corporatifs des militaires (privilèges spéciaux de sécurité sociale, contenu éducatif de la formation, etc.) — et de créer des ponts de communication et d’échange entre le gouvernement et les chefs militaires. Certaines alliances doivent être formées entre le gouvernement civil et les militaires, déclenchant un cycle de dons qui peut créer un certain niveau de confiance mutuelle. Ironie du sort, nous avons là un sens inattendu à la devise « se mettre à donner, en s’opposant sans se massacrer »... Quoi qu’il en soit, toute générosité ne peut se passer de l’affaiblissement systématique des bolsonaristes aux postes de commandement de la corporation, de la réduction de la participation des militaires au pouvoir civil et des progrès dans l’enquête sur des possibles compromissions d’individus au sein des armées avec le crime organisé. En outre, si l’on reprend une politique de valorisation des armées, comme cela a été fait dans les gouvernements précédents de Lula [12], cela doit être mené avec toute la prudence nécessaire pour ne pas trop renforcer cette institution, car elle a déjà donné la preuve qu’elle n’est pas très disposée à réviser sa culture autoréférentielle et à repenser sa fonction institutionnelle au sein de la vie démocratique, et que, par conséquent, elle n’est pas aussi normalisable qu’on le croyait.
(C) Le gouvernement Bolsonaro a été marqué par une ambiguïté pulsionnelle : d’une part, l’appel à l’ordre, à l’autorité et à la discipline, fait par une population à la recherche d’un surmoi pourvoyeur de sécurité, qui croyait le trouver avec des militaires de retour au pouvoir ; d’autre part, une pulsion « libertaire », désireuse d’une liberté individuelle informe et anarchique, ayant un rapport pervers avec la loi et étant souvent orientée thanatologiquement. Même si de nombreux électeurs ont investi leur désir d’autorité dans Bolsonaro en raison de son identification aux armées, le fait est que, s’il existe une structure libidinale dans son gouvernement, elle est de caractère essentiellement pervers. Sa vision de la société s’enracine dans la logique du pouvoir des milices paraétatiques — c’est-à-dire du crime organisé armé, extractif et prédateur —, capillarisé sur tout le territoire de son coin électoral, la ville de Rio de Janeiro. Il est clair que la société idéalisée par lui et son entourage s’apparentait davantage à un gang-bang du Far West nord-américain qu’à un État militaire autoritaire.
Comment les militaires pouvaient-ils accepter le fait que le président représente les intérêts des milices para-étatiques, qui sont les principaux ennemis d’une institution comme les armées, qui sont responsables du monopole de l’usage de la violence sur le territoire national ? Au-delà du fait le plus trivial que ceux qui ont occupé des fonctions avaient de bonnes raisons utilitaires (certains avec des super salaires « généreusement » donnés), on peut travailler avec l’hypothèse selon laquelle il y a méandres possibles de sujets avec le crime organisé dans les villes (milices, trafiquants d’armes, et éventuellement de drogue), dans les zones rurales (les secteurs les plus prédateurs de l’agrobusiness, les grileiros), et dans les forêts (groupes illégaux organisés dans la prospection minière, l’extraction de bois, etc.) En ce sens, le démantèlement des institutions de régulation, de fiscalité et de contrôle visait à servir avant tout les intérêts d’organisations criminelles et souvent paraétatiques. Il s’agissait de mettre en marche un mouvement d’occupation du territoire et d’extraction de valeur typique du capitalisme prédateur de nature extractiviste. [13]
Face à ce scénario, le gouvernement Lula doit s’attaquer à toutes ces organisations criminelles habilitées ces dernières années, en utilisant les renseignements policiers et les ressources de l’État pour reconnaître, défaire et punir les réseaux de financement et les opérations illégales menées sur le territoire national. Cela implique la reconstruction des institutions attaquées, chargées de l’environnement, de la réglementation sanitaire, de la surveillance de l’air, de la terre et de l’eau, des forêts et des frontières, de la transparence de l’État et de la garantie des droits des groupes les plus vulnérables (comme les indigènes et les quilombolas). Des actions sont déjà en cours avec la révocation des décrets qui assouplissaient l’acquisition d’armes par les citoyens, avec la rupture du secret arbitraire imposé sur des informations d’intérêt public, et avec l’action de l’État sur le territoire des Yanomami (à Roraima, région nord du Brésil) afin de fournir une assistance médicale, d’étouffer l’exploitation minière illégale et d’arrêter le génocide au compte-gouttes voulu par l’omission gouvernementale. Ces types d’action doivent être étendus, en créant une politique intersectorielle qui rassemble les ministères et les entités fédérales pour lutter contre le trafic d’armes et de drogue et, dans le cas de Rio de Janeiro, pour mener des actions planifiées à long terme visant à démanteler les pouvoirs des milices et du trafic de drogue dans la ville, qui sont infiltrés dans une égale mesure par l’appareil d’État.
Tout cela conduit à un point sensible pour la gauche : le fait que le mouvement bolsonariste a beaucoup de force dans les communautés populaires qui font l’expérience, dans leur vie quotidienne, de la symbiose perverse entre la négligence de l’État, la précarité économique et la violence des groupes criminels (en plus de la truculence des forces de police). Bien que quelques discours de gauche minimisent le problème en se fondant sur une polarisation simplificatrice, comme si seuls les « blancs », les « classes moyennes » et les « riches » avaient soutenu le bolsonarisme, le fait est qu’il bénéficie d’un large soutien dans les classes populaires (travailleurs formels et informels, précariat, habitants des bidonvilles, camionneurs, micro-entrepreneurs, etc.) de la plupart des régions du pays, à l’exception du Nord-Est, qui ne se reconnaissent pas dans le programme « gauchiste » et qui soutiennent une politique sécuritaire répressive, voire autoritaire. Dans les couches les plus vulnérables, qui vivent dans des territoires urbains où il n’existe pas de droits fondamentaux tels que le droit d’aller et venir, le droit à la propriété, le droit à la sécurité, le droit à la liberté d’expression etc., le ressentiment se retourne contre les défenseurs des droits de l’homme, en les identifiant comme une « défense des bandits » au détriment des droits des « travailleurs » et des « bons citoyens ». Il faut le reconnaître : l’État de droit démocratique est une abstraction et à peine appréhendable par les couches les plus vulnérables et les plus démunies de la société.
Dans ce scénario, le gouvernement Lula doit avoir des réponses à la sécurité publique qui éliminent la racine de la montée de l’autoritarisme, à savoir l’insécurité économique et existentielle de larges pans de la population combinée à un désenchantement quant à la capacité des institutions démocratiques à apporter des réponses efficaces au problème de la violence. L’échec éventuel du gouvernement Lula à traiter ce problème serait le principal moteur d’un retour encore plus fort du populisme extrémiste. Le sentiment d’injustice des citoyens doit être brisé par un État qui, pour eux, ne semble pas disposé à combattre les crimes qui les touchent directement. [14] Le gouvernement doit assumer l’importance d’une stratégie nationale de sécurité publique pour lutter contre le crime organisé, de plus en plus capillaire sur l’ensemble du territoire, qui aborde les questions suivantes : établir l’ordre public dans les régions marquées par l’omission de l’État ; reprendre l’État de droit sur les territoires dominés par les groupes para-étatiques ; combattre la violence urbaine qui touche particulièrement les populations les plus vulnérables ; renforcer le renseignement policier pour récolter les patrons criminaux et les sources de financement du crime organisé ; et augmenter l’efficacité punitive de l’État sur les crimes à fort impact (impliquant la violence contre les personnes, les postes de commandement élevés dans les organisations criminelles et les crimes en « col blanc »). Outre ces mesures répressives, les progressistes doivent agir sur les racines sociales du problème par le biais de mesures visant la justice sociale et les droits de l’homme, telles que : des politiques en matière d’emploi, de logement, d’assainissement de base, d’assistance sociale, de services publics, d’équipements urbains, de bourses et de sports ; le renforcement de la vie associative et économique des communautés vulnérables ; la mise en œuvre de mécanismes de justice réparatrice ; et l’humanisation du système pénitentiaire brésilien. En outre, ils doivent s’engager tant en matière de protection des défenseurs des droits de l’homme, environnementaux et indigènes [15] qu’en matière de l’éducation civique, axée sur la capacité des citoyens à agir à travers le cadre démocratique existant, afin qu’ils comprennent la signification des droits de l’homme et que les mécanismes d’intervention des citoyens sur les institutions soient renforcés, donnant plus de concret aux droits de citoyenneté en tant qu’instruments à s’approprier dans la vie quotidienne.
(D) Une dernière caractéristique du populisme d’extrême droite est l’existence d’un leadership messianique. En fait, le messianisme en politique est une caractéristique très présente en Amérique latine dans son ensemble et au Brésil en particulier. La grande nouveauté est la participation croissante des religieux à la politique, notamment des dénominations évangéliques pentecôtistes et néo-pentecôtistes. Il convient également de noter que des traits messianiques sont présents tant chez Bolsonaro que chez Lula. Le messianisme autour de Bolsonaro est plus récent et inconsistant, et pourrait s’estomper avec la perte du pouvoir. Il est important de souligner que les armées brésiliennes présentent également des caractéristiques messianiques, qui sont présentes dans l’idée que le coup d’État militaire de 1964 aurait été une révolution qui a sauvé la patrie des communistes. C’est ici que le messianisme bolsonariste confond le mysticisme religieux avec l’(auto) mystification des militaires.
Compte tenu du nouveau scénario, la tendance est que le messianisme de Bolsonaro se videra dans les années à venir avec son éviction du pouvoir, car la personne Jair ne peut soutenir le mythe Bolsonaro. Peut-être, le seul élément contribuant au maintien de sa force est la possibilité d’une arrestation renforçant l’idée de martyr, comme s’il était un Jésus en croix, car le peuple aurait choisi Barrabás (Lula). Quoi qu’il en soit, la mission de déconstruction du mythe demeure, en l’exposant dans l’espace public avec ses méfaits et ses crimes, sachant toutefois qu’une partie des adeptes continuera à croire en lui, malgré tout. En ce qui concerne leur soutien politico-religieux, les leaderships évangéliques ont un sens de l’intérêt personnel qui les conduit à l’abandonner facilement en fonction des attentes renouvelées de pouvoir. Ce constat n’enlève cependant rien à l’essentiel, à savoir le fait de la force politique de la religion au Brésil. Le défi consiste à quitter une politique imprégnée par la logique mystificatrice du don ablatif pour renforcer une logique politique du don agonistique. Ce mouvement dépend de l’assomption de la dimension propre du politique et du refus de le réduire aux traductions d’un langage fondamentalement religieux, qui alimente le plus souvent un cycle de superstitions dépolitisantes. Outre la nécessité de créer des dialogues constructifs en termes émancipateurs avec les religieux en général, une partie de l’enjeu est rendue plus difficile par le fait que la gauche est revenue au pouvoir, car ce qui est en jeu, c’est la capacité d’action des mouvements sociaux dans les territoires, notamment dans les communautés les plus défavorisées. La gauche l’a abandonnée lorsqu’elle était au pouvoir et a très peu avancé sur ce point en tant qu’opposition au gouvernement Bolsonaro, et il est probable que cela reste une question mineure face au retour des séductions de l’appareil d’État. En ce sens, il y a beaucoup à apprendre des églises évangéliques, car leur force réside dans le fait qu’elles se sont capillarisées dans les milieux populaires, créant des mécanismes de soutien mutuel et de réconfort affectif-spirituel parmi les plus pauvres, tandis que la gauche s’est retranchée dans les partis politiques, les universités et l’espace lettré, s’adressant à un public autoréférentiel et hypercritique, composé principalement des classes moyennes les plus éduquées.
Une grande partie de ce qui était convivial entre nous, Brésiliens, s’est perdue ces dernières années. Cela est dû en partie à un processus vertueux de « démocratisation fondamentale » de la culture, pour reprendre le concept de Karl Mannheim, qui a mis en crise les modèles établis de valeurs et de visions du monde, en raison d’une mobilité ascendante avec de nouvelles revendications de groupes qui étaient auparavant subalternisés. C’est le moteur des nouveaux agendas liés aux mouvements sur la race, le genre, l’homo-affectivité, les peuples indigènes et les quilombolas, qui ont conquis une présence organisée dans l’espace public au point d’influencer fortement l’opinion publique et les politiques de l’État. Le pays a connu une importante transformation au cours des dernières décennies de démocratisation, mais celle-ci ne s’est pas accompagnée d’un changement équivalent dans un système politique encore très oligarchique, tout en générant un effet rebond dans la société, avec des réactions tant des classes les plus privilégiées (traditionnellement très marquées par les préjugés de classe, de race et de région), que des classes moyennes et populaires qui, liées aux valeurs traditionnelles, ont vu leur monde se liquéfier avec l’avancée de la réflexivité sociale et des conflits démocratiques. Il convient de rappeler que le « Brésil profond » est très religieux et conservateur, et qu’il est favorable à l’apaisement des conflits et adepte de l’art de les « balayer sous le tapis ». Une grande partie de la « cordialité » des Brésiliens a toujours été dirigée vers les étrangers, alors que parmi nous s’est constituée une société très inégalitaire, hypocrite et violente. Ces dernières années, le caractère problématique de cette forme sociale a fait surface et a été élaboré dans le discours public.
Le gouvernement Bolsonaro a représenté la réaction des groupes à cette démocratisation fondamentale, en la canalisant de la manière la plus réactionnaire que nous puissions imaginer. Face au déchirement affectif dans laquelle se trouve la nation, le gouvernement Lula a l’opportunité de renouer avec une convivialité démocratique, qui atténue la polarisation en restaurant une coexistence entre le pluriel. L’heure est venue, au Brésil, d’une politique des affections de l’unité nationale et de la réarticulation d’un discours républicain, avec la reprise d’un horizon historique et d’un projet pour le pays. [16]
Pour ce faire, le nouveau gouvernement doit éviter certains risques. Le premier est de mettre en œuvre une stratégie de convivialité dans un pacte oligarchique. Dans un certain sens, c’est ainsi que gouvernaient les gouvernements du PT, ce qui a été à l’origine des scandales de corruption. Comment éviter de retomber dans ce piège ? J’en ai déjà un peu parlé, je voudrais simplement souligner qu’il est essentiel d’éviter un double jeu consistant à mobiliser un militantisme dans l’espace public contre les critiques et, en même temps, à gouverner en s’accommodant des intérêts oligarchiques. Cette stratégie s’est avérée autodestructrice pour la réputation du parti, générant malaise et ruptures au sein des forces progressistes. En outre, le risque existe que le gouvernement reproduise les mêmes formules qu’auparavant, comme si elles allaient fonctionner à nouveau, après s’être effondrées pour des raisons endogènes. Ainsi, il est nécessaire de construire un nouveau projet pour le pays, ce qui exige de réfléchir à la fois au possible et au souhaitable.
Dans ce pays de la semi-périphérie du capitalisme mondial, il est fondamental d’assumer la centralité de l’État. Tout d’abord, il doit restaurer sa crédibilité et son fonctionnement normal, en rétablissant le sens même de l’institutionnalité publique. En outre, il faut veiller à ne pas revenir au projet néo-développementaliste raté, qui a fini par générer une dépendance à l’égard de l’agro-industrie et du secteur extractif d’exportation, ainsi qu’une désindustrialisation économique ; un modèle de favorisation par l’État des entreprises nationales dites « championnes », qui a renforcé un capitalisme concentratif et patrimonialiste au point d’exporter des systèmes de corruption dans les pays alliés ; un modèle de croissance dépendant de l’augmentation constante des revenus et de l’endettement des familles pour la consommation de biens largement importés (sans se préoccuper de la création d’une économie productive génératrice d’emplois qualifiés et de richesses appropriables par la nation qui réduiraient la dépendance du pays) ; le maintien de piliers économiques privilégiant les intérêts des banquiers et des rentiers ; et la formulation de politiques d’investissement et de développement fondées sur des alliances entre les élites économiques et les bases gouvernementales opérant dans les bureaux de l’exécutif en fonction de leurs propres intérêts. Avec l’effondrement de l’économie, le pays a affiné un modèle économique de caractère néolibéral, basé sur la réduction de l’État, la restriction budgétaire, la réduction des dépenses sociales et le contrôle de l’inflation via les taux d’intérêt.
Alors que faire maintenant ? Nous devons tout d’abord reformuler les termes mêmes par lesquels nous pensons aux problèmes économiques et politiques, afin de construire le chemin d’une « société qui est plus grande que le marché ». [17] Au Brésil, comme dans le monde, la difficulté de changer les choses ne réside pas seulement dans le fait qu’il existe de puissantes forces sociales de l’establishment, mais aussi parce que nous sommes au milieu d’une inertie symbolique, alors qu’une bonne partie des défis exigent des changements épistémiques, qui modifient à la fois notre façon de penser et notre façon d’agir. En ce sens, il faut « dé-penser l’économique ». [18] Il est important de faire avancer une politique qui reconnaisse l’État comme agent induisant un développement socialement inclusif, garant des droits fondamentaux, promoteur de la transition écologique et expression active d’une solidarité publique et démocratique. [19] Il est très difficile de le faire dans des sociétés frontalières comme le Brésil, comme le montre Paulo Henrique Martins dans le texte de ce numéro, ce qui implique de traiter les spécificités de la problématique territoriale. Je voudrais seulement formuler quelques pistes pour accomplir à la fois ce qui est bien possible et ce qui est utopiquement réaliste.
Pour autant que cela soit possible, le gouvernement Lula doit faire deux choses pour reconfigurer la relation entre l’État, l’économie et la société. Premièrement, il doit prendre en charge l’agenda que la droite a fini par presque monopoliser, à savoir l’action gouvernementale visant à diminuer toute charge inutile de l’État sur la vie des familles, des citoyens et des entreprises. [20] La gauche a eu tendance à s’éloigner d’une tradition critique émancipatrice à l’égard du caractère patrimonial de l’État brésilien puisqu’elle a opté pour un discours en faveur de l’État sans toucher de manière significative aux intérêts élitistes et corporatistes qui utilisent l’appareil étatique comme moyen d’appropriation des richesses et comme reproducteur de l’inégalité sociale. Face au scénario actuel, le gouvernement doit être capable d’établir une relation entre l’État et la société qui ne soit pas seulement une défense abstraite et générique de l’importance de l’État. Il convient de mettre à l’ordre du jour un engagement pour réduire ses impacts négatifs, en se concentrant sur l’augmentation de l’efficacité dans la prestation des services publics ; l’utilisation intelligente de la numérisation pour débureaucratiser la machine étatique, en la rendant simple, facile et rapide d’accès ; la réalisation d’une réforme fiscale qui simplifie au maximum le système d’imposition, en inversant sa logique perverse, qui est régressive et reproduit les inégalités ; et la signalisation d’une faible tolérance à l’égard des privilèges des secteurs corporatifs, en agissant dans la même mesure pour attaquer le caractère « bureaucratique-cartorial » du modus operandi des pouvoirs publics. En second lieu, l’un des plus grands défis serait d’augmenter la capacité d’investissement de l’État et de diminuer le coût du crédit et le pouvoir des banques dans leur machine à extraire les revenus de la population productive et retraitée. Sans s’attaquer à ces deux points, il sera très difficile d’avoir une politique d’inclusion et de réduction des inégalités avec une durabilité à long terme.
Dans le domaine des relations internationales, le gouvernement Lula a tous les moyens pour sauver la tradition diplomatique d’État de notre pays, en s’affirmant, une fois de plus, comme un leader moral dans les organismes intergouvernementaux et dans la défense des règles du droit international. La diplomatie brésilienne, qui s’est traditionnellement consolidée comme étant à la fois idéaliste et pragmatique, a pour vocation d’exprimer les désirs de la convivialité internationale. En ce sens, il est clair que Lula réunit toutes les conditions pour repositionner le Brésil comme l’un des protagonistes de la formulation des stratégies internationales de transition écologique à l’heure de l’Anthropocène. Cette place sera occupée sans grande difficulté dans le domaine du discours et de la performativité, à condition que des erreurs très graves ne soient pas commises, comme ce serait le cas si le gouvernement se laissait influencer par les tendances des secteurs de la gauche brésilienne à se positionner en faveur de la Russie dans la guerre en Ukraine. En outre, en ce qui concerne les effets de la politique internationale sur la politique intérieure, le maintien par le gouvernement d’un alignement sur les dictatures latino-américaines (comme le Venezuela, le Nicaragua et Cuba) consisterait à persister de manière irrationnelle dans une erreur [21], tout comme ce serait une erreur de reprendre une politique de puissance régionale qui favorise le financement de travaux dans des pays alliés avec des entreprises nationales via la Banque publique (BNDES). Ces deux positions n’ont pas d’effet bénéfique clair, alors qu’elles ont un coût politique élevé pour le gouvernement, qui est vulnérable aux critiques qui l’associent à la gauche autoritaire et à la corruption.
Puisque nous parlons des erreurs qui se produiraient si le gouvernement voulait répéter des expériences, il convient de souligner l’impératif de veiller à ce qu’il existe une bonne relation de proximité et de distance avec les mouvements sociaux. En effet, la relation des gouvernements du PT avec les mouvements sociaux a connu une difficulté paradoxale : d’une part, la participation des mouvements sociaux à l’occupation de ministères et de postes, ainsi qu’aux canaux publics de participation ouverts par les gouvernements PTistes, a été très importante pour l’avancement des droits et pour un certain degré d’institutionnalisation des revendications sociales ; d’autre part, ce fait a créé un malaise croissant, car la machine étatique a fini par diminuer la marge d’autonomie des mouvements sociaux dans leur force de contestation et d’action dans la société civile, puisque leurs participants étaient des collaborateurs d’un gouvernement qui, en même temps, jouait une alliance pratique avec des intérêts en contradiction avec leurs agendas. Ainsi, la participation des mouvements sociaux au gouvernement, à travers la création de ministères et la distribution de postes, pourrait être une forme de don empoisonné.
En outre, la deuxième décennie du XXIe siècle permet de formuler plus clairement les principales contradictions des nouveaux mouvements sociaux. Comme le souligne Paulo Henrique Martins, l’un des plus grands défis pour les démocraties est de rendre les mouvements de nature identitaire compatibles avec des agendas orientés vers le bien commun. [22] Selon Martins, les démocraties courent le risque d’une « parcellitarisation » (au sens d’Alain Caillé) propre au néolibéralisme, qui fragmente le commun par des dérives identitaires. Comment valoriser la pluralité des identités sociales, en faisant progresser les droits des minorités et de la différence, sans parcelliser la société et créer un cercle vicieux de renforcement mutuel des identitarismes de gauche et de droite ? Dans le contexte brésilien, il y a un malaise croissant des secteurs progressistes face au mimétisme de la logique du multiculturalisme nord-américain, qui est transplanté dans la société brésilienne sans traductions ni médiations. Nous assistons à la progression d’un « tribalisme épistémique » qui sape l’expérience de vérités partagées en commun. [23] Ironiquement, une partie du militantisme « décolonial » répond en fait à une transposition colonisée des discours pour le Sud provenant des secteurs universitaires anglo-saxons. Par conséquent, le gouvernement doit être attentif à la manière dont il formulera publiquement la lutte pour les droits des minorités, afin d’avancer dans la construction d’un projet pour le Brésil qui ne fasse pas table rase des traditions de pensée critique de notre continent ni des promesses émancipatrices de notre civilisation — ce qui s’exprime dans des travaux tels que celui de l’anthropologue brésilien Darcy Ribeiro, qui se concentre sur la force civilisationnelle de notre peuple impur et fortement métis (mestiço). Par conséquent, le débat au Brésil n’est pas et ne doit pas être destiné à reproduire les principes de vision et de division de la société nord-américaine. [24] Il est nécessaire non seulement de reconnaître et de combattre le racisme, le machisme et l’homophobie propres à la culture brésilienne, mais aussi d’avancer dans des politiques publiques effectives d’inclusion de la différence dans le cadre d’un bien commun républicain, sans se laisser coopter par la logique d’un capitalisme culturel-identitaire d’échelle globale qui opère, de plus en plus, par l’exploitation émotionnelle des consommateurs médiatisée par des plateformes en compétition pour la visibilité et la reconnaissance dans un narcissisme des petites différences.
En ce sens, l’univers académique doit abandonner le registre de l’hypercritique pour commencer à se concentrer sur la « force lumineuse du social », comme le dit Philippe Chanial [25], ce qui exige un engagement envers un « modérantisme radical » qui permet une convivialité des idées et des discussions publiques. [26] Ce n’est que de cette manière que nous pourrons sauver non seulement l’art de vivre ensemble, mais aussi le sens d’une vérité factuelle et morale partagée.
Pour conclure, je voudrais indiquer des voies utopiquement réalistes. Le gouvernement Lula ne doit pas se contenter d’être un défenseur de la démocratie existante, il doit aussi créer de nouveaux horizons historiques émancipateurs. Je pense que, dans ce sens, nous pouvons combiner les propositions du mouvement convivialiste international avec l’effort de reconstruction intellectuelle promu par Jean-Louis Laville et Bruno Frère pour la reprise d’une politique d’émancipation. [27] Pour conduire la transition économique, écologique et démocratique, il faut une réponse réaliste au moment populiste qui consiste selon eux à réarticuler théorie et pratique, critique négative et critique constructive.
En ce sens, il est inévitable de reconstruire les conditions de la vie sociale à travers la promotion d’autres formes économiques et institutionnelles. Il est essentiel de renforcer l’associationnisme, en repensant ce qu’est l’économique et comment il doit s’articuler avec la vie associative, la solidarité sociale et les territoires. Si la régulation des marchés et l’action publique dans la protection et la promotion des droits est une condition fondamentale de la solidarité, elle n’est pas suffisante en soi, car elle doit être complétée par un effort en termes de solidarité démocratique plus horizontale et participative. À cette fin, au lieu de faire un « néo-développementalisme 2.0 » — qui a fondé sur un modèle d’État développementiste qui a prédominé au XXe siècle et était déjà épuisé au début du notre siècle — le gouvernement doit renforcer à nouveau les mouvements associatifs et les initiatives au sein de la société civile, notamment ceux liés à d’autres formes d’économie (économie solidaire, agroécologie, mutuelles, associativisme, coopérativisme, etc.), qui sont aptes à développer des formes démocratiques de solidarité. En ce sens, il y a beaucoup à explorer en termes d’expérimentation institutionnelle, surtout dans un pays comme le Brésil, qui est aussi sensible que peu d’autres à l’agenda environnemental et qui possède en même temps une richesse de sa propre civilisation – présente, par exemple, dans les mouvements populaires, indigènes, quilombolas et écologiques – qui renforce le champ du pensable et de l’expérimentable en termes de nouvelles voies civilisationnelles.
Certes, c’est beaucoup à faire pour un gouvernement de quatre ans. Cependant, il serait bénéfique pour le front démocratique de bien comprendre que la meilleure façon d’affaiblir le populisme extrémiste réside dans la composition d’une nouvelle philosophie politique et d’une pratique démocratique, le convivialisme, qui rompt avec les polarisations usées et ouvre de nouveaux horizons d’action. En fait, le président Lula s’est relevé d’un ostracisme forcé pour gouverner un pays qui a besoin de reconstruire sa vie démocratique ; cependant, il est important de réaliser que cette mission consiste à ouvrir un pont de renouvellement politique. Cela signifie que tous les efforts doivent être faits pour revigorer la politique en faisant émerger de nouveaux leaders et mouvements, de la base au sommet. Si nous passons encore quatre ans à avoir besoin d’un homme politique formé au siècle précédent et octogénaire, il sera certain que le pays a échoué lamentablement à entrer dans une nouvelle ère de démocratisation. J’espère donc que nous aurons la lucidité démocratique de comprendre que rien ne changera sans un esprit de générosité et de bien commun. Je prie pour que la tentation de vouloir contrôler les leaderships émergents qui seraient intéressants pour un égoïsme partisan ou pour une bénédiction charismatique n’ose pas s’asseoir à l’assemblée établie par nous tous à la recherche d’une convivialité perdue.
Bourdieu, Pierre, Wacquant Loïc (2002) Sobre as Artimanhas da Razão Imperialista. Estudos afro-asiáticos, 24 (1).
Chanial, Philippe (2022) Nos généreuses réciprocités : tisser le monde commun. Paris : Actes Sud.
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[1] Son alliance avec son ancien rival politique, Geraldo Alckmin (qui a occupé la leadership du PSDB, le parti qui s’est polarisé avec le PT depuis le début de la démocratisation jusqu’à l’arrivée de Bolsonaro), a été une stratégie politique décisive qui a désamorcé les accusations de communisme et les mises en garde des forces libérales et conservatrices. Le militantisme de gauche le plus endurci, qui avait appris depuis si longtemps à accuser Alckmin d’être un catholique ultraconservateur, autoritaire et même fasciste, a dû rapidement reprogrammer ses codes, en mettant à jour la liste des personnes avec lesquelles il était prêt à faire une convivence.
[2] En raison de la difficulté à saisir les nuances d’un pays aussi complexe que le Brésil, il peut sembler au lecteur étranger que tout électeur de Lula est PTiste et gauchiste, et que toute la gauche est PT et Lula. Mais les forces politiques ont des compositions plus complexes que cela. ’Le Brésil n’est pas pour les débutants’, comme le disait le chansonnier Tom Jobim. En tout cas, face à Bolsonaro, toute la gauche a convergé vers la candidature de Lula et est prête à collaborer avec le nouveau gouvernement, jusqu’à preuve du contraire.
[3] MAGNELLI, André (2018) O que os populismos querem dizer, Jornal do Brasil, 21 mai ; MAGNELLI, André (2018) O risco de um populismo antipolítico, Jornal do Brasil, 10 juin. À ce moment-là, personne n’aurait imaginé que le petit et obscur candidat Jair Bolsonaro remporterait les élections à la fin de l’année, par le levier du coup de couteau qu’il a reçu lors d’un rassemblement, ce qui l’a amené à avoir une couverture médiatique permanente et à exploiter l’image messianique d’un martyr qui a mis sa vie en danger pour sauver le Brésil des corrompus et du communisme.
[4] Voir : Rosanvallon, Pierre (2020) Le siècle du populisme : histoire, théorie, critique. Paris : Seuil.
[5] Il y a eu des accommodements avec les institutions afin de durer au pouvoir et de ne pas subir un impeachment. Le cas le plus illustratif a été l’alliance du gouvernement avec la partie la plus physiologique du Congrès national - composée de partis sans idéologie qui fonctionnent sur le principe du ’prendre-là-donner-ici’, appelé péjorativement ’Centrão’. Ayant été élu avec un discours contre le Centrão, Bolsonaro a fini par renforcer ce groupe comme jamais auparavant dans son gouvernement affaibli et chaotique, remettant les superpouvoirs budgétaires au président de la Chambre des députés, Arthur Lira, qui représente les intérêts de ce groupe.
[6] MAGNELLI, André (2018) O risco de um populismo antipolítico, Jornal do Brasil, 10 de junho ; MAGNELLI, André (2019) À prova do populismo. In : MAGNELLI, André ; MAIA, Felipe ; CAMPOS, S. L. de S. Uma democracia (in)acabada. Rio de Janeiro : Ateliê de Humanidades Editorial.
[7] Sur ce concept de ’démocratie négative’, voir ROSANVALLON, Pierre (2006) La contre-démocratie : la politique à l’ère de la défiance. Paris : Seuil. Ce livre a été publié par nos soins en 2022 au Brésil par Ateliê de Humanidades Editorial.
[8] Je ne peux pas m’étendre sur les facteurs qui conduisent une partie importante de la population à penser de cette façon. Je me limite ici à constater l’existence de cette croyance.
[9] Malheureusement, lorsqu’il s’est rendu en Europe peu après son élection, Lula a montré qu’il n’était pas très conscient de ce défi lorsqu’il a emprunté le jet d’un ami homme d’affaires du secteur de l’assurance maladie privée ayant de réels problèmes avec la justice brésilienne (ayant été condamné à restituer des centaines de millions de reais au trésor public). Mais, heureusement, il a tenté de s’expliquer, montrant qu’il avait compris le message donné par l’opinion publique.
[10] Voir ROSANVALLON, Pierre (2015) Le bon gouvernement. Paris : Seuil. Ateliê de Humanidades Editorial publiera ce livre maintenant en portugais, cherchant à contribuer au renouvellement du débat intellectuel et politique sur la démocratie au Brésil.
[11] Comme ce fut le cas du soldat Bolsonaro qui a comploté pour faire exploser une bombe dans les années 1980 afin de générer un incident qui interromprait l’ouverture démocratique.
[12] Étant donné que les gouvernements de Lula ont valorisé les armées, les raisons pour lesquelles les armées se sont retournées contre le PT doivent être mieux éclaircies. La principale raison semble provenir du ressentiment suscité par la création, dans le gouvernement de Dilma Rousseff, de la Commission de la mémoire et de la vérité sur les crimes commis par les agents de l’État pendant la dictature militaire (1964-1985). De leur côté, les militaires affirment que leur entrée sur la scène politique est due à la crise déclenchée par la corruption systémique et l’appareil d’État par les gouvernements de gauche ; contre cela, ils apporteraient leurs services marqués par une supposée intégrité, une rationalité technico-administrative et la méritocratie. Cette allégation, qui a un fort attrait dans les classes moyennes et populaires, s’est avérée encore plus improbable après la présence active et ostensive des militaires dans un gouvernement inefficace, incivil, truqué et corrompu comme celui de Bolsonaro.
[13] Les secteurs agro-industriels plus modernes, liés au marché international, ont subi le risque permanent d’avoir des pertes avec des fermetures de marché à cause des sanctions socio-environnementales, et c’est donc un autre cas à étudier pourquoi ce secteur n’est pas devenu une voix d’opposition aux folies du bolsonarisme.
[14] Les campagnes populistes d’extrême droite ont systématiquement travaillé à associer les gauchistes au crime organisé, en particulier au trafic de drogue. Face à une population dépolitisée et peu éduquée, l’absence de discours progressistes publiquement articulés qui assument la nécessité de combattre les crimes et les criminels sans les réduire à l’inégalité sociale, combinée à la tendance de la gauche à s’associer encore volontairement aux groupes armés d’Amérique latine qui ont persévéré dans le narcotrafic - comme les FARC -, font que les fake news extrémistes sonnent comme des preuves de culpabilité aux oreilles de beaucoup. Il est donc essentiel que les gauchistes apprennent à se repositionner face aux attentes des classes populaires et moyennes, afin de ne pas être les otages faciles de campagnes diffamatoires.
[15] En ce sens, la présence de Silvio Almeida en tant que ministre du ministère des droits de l’homme et de la citoyenneté est très fructueuse, car c’est un intellectuel d’une compétence singulière. Dans une autre discours incisif, et peut-être historique, prononcé lors du segment de haut niveau de la 52e session du Conseil des droits de l’homme à Genève (27 février), il a annoncé une politique fédérale visant à protéger les défenseurs des droits de l’homme et les activistes environnementaux et indigènes, qui ont été particulièrement attaqués par l’extrémisme de droite ces dernières années.
[16] Les manifestations de Lula sont très fructueuses en ce sens. Après les inondations et les glissements de terrain dévastateurs sur la côte nord de l’État de São Paulo, Lula a montré sa capacité de dialogue et de coopération avec le gouverneur de São Paulo Tarcisio de Freitas (qui était considéré comme la principale conquête électorale ’bolsonariste’) et le maire de la ville la plus touchée (affilié au parti d’opposition PSDB). Il s’agissait d’une mise en scène claire, amicale et réciproque, montrant que les intérêts de la République et du peuple sont au-dessus des divisions partisanes.
[17] Voir : MAGNELLI, André ; PONTES, Thiago Panica (2020) O fim de uma era : por uma sociedade maior do que o mercado, Fios do Tempo, 04 de maio.
[18] CAILLÉ, Alain (2005) Dé-penser l’économique : Contre le fatalisme. Paris, La Découverte.
[19] Pour les détails de la proposition, voir MAGNELLI, André ; PONTES, Thiago Panica (2020) O fim de uma era, op.cit.
[20] Le président Lula a parfois recours à un imaginaire syndicaliste du 20e siècle qui se heurte à une société brésilienne très différente. Par exemple, il a récemment déclaré que ceux qui travaillent au Brésil sont les travailleurs, et non les “entrepreneurs”. Cette affirmation, qui pourrait être saluée par certains en raison de sa simplicité polarisante, montre une déconnexion avec les transformations sociales récentes. Une grande partie de l’économie est composée d’une majorité écrasante de micro- et petits entrepreneurs par rapport aux grandes entreprises ; et il existe une masse importante d’économie informelle, associative ou précaire composée de personnes qui ne s’identifient pas comme des ’travailleurs’ (car cela fait référence au salarié), mais plutôt comme des ’entrepreneurs’, des ’battants’, très fiers d’avoir leur propre entreprise pour gagner leur vie, sans avoir à obéir à un ’patron’. L’horizon discursif de Lula reste la généralisation du travail salarié, qui n’a jamais eu lieu au Brésil – pas même dans le moment de ’plein emploi’ (puisque les calculs de l’emploi ne considèrent comme chômeurs que ceux qui cherchent un emploi, et non ceux du secteur informel) – et qui devient encore plus impossible étant donné les récentes mutations du capitalisme.
[21] Le soutien de la direction du PT et des militants de gauche en général à des gouvernements tels que ceux du Venezuela, du Nicaragua et de Cuba renforce le sentiment répandu parmi les citoyens ordinaires que la gauche brésilienne ne tient pas la démocratie en haute estime. Cette critique provient non seulement de ceux qui s’identifient à une position de droite, mais aussi de beaucoup de ceux qui sont de gauche, mais qui considèrent que ces adhésions révèlent un enfermement d’une certaine gauche partisane, institutionnelle et même universitaire dans des idoles d’un passé révolu.
[22] MARTINS, Paulo Henrique (2023) Políticas da dádiva, op. cit.
[23] A ce sujet, voir : ROSENFELD, Sophia (2023) Democracia e verdade : uma breve história. Rio de Janeiro : Ateliê de Humanidades Editorial (en particulier la préface de l’édition brésilienne).
[24] L’analyse de Pierre Bourdieu sur les ’astuces de la raison impérialiste’ est bien prémonitoire pour aborder certains problèmes de luttes sociales et politiques au Brésil : Bourdieu, Pierre, Wacquant Loïc (2002) Sobre as Artimanhas da Razão Imperialista. Estudos afro-asiáticos, 24 (1).
[25] Voir Chanial, Philippe (2022) Nos généreuses réciprocités : tisser le monde commun. Paris : Actes Sud.
[26] Caillé, Alain (2021) L’urgence d’un modérantisme radical s’émanciper sans s’étriper. Paris : INGED/MAUSS.
[27] Frère, Bruno ; Laville, Jean-Louis (2022) La fabrique de l’émancipation. Paris : Seuil. A publicação deste livro em português sai agora pelo Ateliê de Humanidades Editorial.