De manière sensible, dans chaque secteur de la vie sociale, le sens du métier se trouve remis en cause. Artisan, ouvrier, infirmier ou commerçant, chacun sent que son indépendance et, en conséquence, son sens de la responsabilité, tendent à s’affaiblir. Il en est de même pour l’enseignant dorénavant.
Au vrai, le mot métier a plus d’un sens. Et faire résonner ces différents sens, suffit à faire comprendre en quoi tout emploi ne saurait être considéré comme un métier. Etre employé à quelque tâche, être adapté à des contraintes professionnelles, ne suffit pas à y exercer un « métier », au sens propre, à la fois noble et ordinaire du terme.
Pour avoir « du métier », comme l’entend l’expression populaire (être aguerri, exceller dans un domaine), il faut généralement consentir à remettre souvent l’œuvre « sur le métier ». Mais encore faut-il pour cela que le métier que l’on exerce (métier au sens d’office, de tache sociale) dispose d’un métier, en cet autre sens : au sens de métier à tisser par exemple.
Pour les enseignants ce métier-là, ce sur quoi ils travaillaient, c’était la classe. Cela fait partie des conditions de réussite de leur travail. C’était d’ailleurs leur première tâche en début d’année scolaire, tâche qui pouvait les occuper quelques longues semaines : faire la classe. C’est-à-dire instituer dans un groupe d’élève, et avec eux, les conditions d’un travail commun.
Et s’il est un conseil que les hommes et femmes de métiers pouvaient volontiers donner aux jeunes enseignants, c’était bien celui-là : « avant de faire cours, tâchez de faire classe ». Il fallait comprendre : faire en sorte que le groupe d’élève devienne, par la médiation du professeur et de la matière qu’il enseigne, un genre de petite société, occupée par les mêmes tâches, intéressée à la même parole échangée, partageant les mêmes objectifs, travaillant aux mêmes exercices, portée – autant que faire se peut – par une même émulation.
Ce n’était jamais une tâche facile : certains groupes d’élèves étaient traversés de tensions, parfois vives. Il y avait ici un groupe de bavards, là le ventre mou des indifférents, dociles mais apathiques, et, disséminés à droite à gauche, une poignée de fortes têtes. Il s’agissait toujours en début d’année d’identifier la nature et la vigueur de ces différentes forces, et de tâcher de les répartir au mieux au sein du groupe, pour qu’elles s’harmonisent autant que possible. Séparer certains élèves, favoriser la collaboration entre certains autres. Il y avait bien sûr des résistances, mais puisque l’on avait un nombre limité d’élèves, répartis dans un nombre restreint de classes, on finissait par connaître ces résistances, et par apprendre à en user. Car on peut s’appuyer aussi sur ce qui résiste. On le doit même, pour progresser.
Mais pour mener à bien ce travail, qui était le travail préalable à tout travail, on pouvait compter sur l’unité même du groupe, sur son identité. Parce que, par-delà la diversité des élèves réunis dans un groupe donné, une identité finissait toujours par se faire jour. C’est que ces élèves, de cours en cours, et bien souvent sur plusieurs années, restaient associés ensemble et finissaient par former une unité identifiable. Les enseignants des différentes disciplines connaissaient cette identité et pouvaient collégialement la façonner de façon profitable.
Cette réalité de la classe, de sa dynamique et de ses tensions propres, est familière aux instituteurs et institutrices – ou, si l’on préfère, aux professeurs d’école – qui, pour une année entière, sont maîtres d’une classe au sein de laquelle ils doivent aider chaque élève à progresser. Pour ces gens de métier, la classe ne peut être un agrégat, une multitude, un groupe d’atomes, mais une petite société que l’on institue, pour le bien-être de chacun de ses membres.
Pour les professeurs des collèges et lycées, la situation diffère parce que les élèves ont affaire à plusieurs personnes, chacune chargée de son enseignement et de sa discipline. Chacune étant chargée de leur apprendre les ficelles du métier en sa matière, l’unité de la classe est d’autant plus précieuse qu’elle ne peut tenir qu’au travail collectif de l’ensemble des collègues.
Le lieu privilégié, dont disposait jusqu’à présent l’équipe pédagogique pour mener à bien ce travail commun, était évidemment le conseil de classe. Tous les professeurs d’une même classe se réunissaient, accompagnés par quelques représentants de parents d’élèves et par l’administration. Il s’agissait alors, avant d’en venir à l’examen des cas individuel, d’échanger sur la classe en elle-même. Bien souvent d’ailleurs, lorsque par accident la classe ne « prenaient » pas, on en interrogeait les raisons : une trop grande hétérogénéité pouvait favoriser des dissensions assez délétères dans le groupe ; au contraire une homogénéité excessive pouvait entraver l’émulation de groupe. Mais même ses échecs pouvaient être instructifs, aider à identifier les conditions de possibilité de « bonnes classes ». Puisque faire de bonnes classes étaient un horizon unanimement partagé. Etant entendu bien sûr qu’une bonne classe n’était pas une classe de « bons élèves » au sens ou on l’entend communément, mais une classe dans laquelle chaque élève finissait par trouver sa place, et par l’occuper de la façon la plus profitable pour lui.
Or, il faut se représenter précisément ce qui va se substituer aux classes dans le lycée réformé de Jean-Michel Blanquer : des cohortes structurellement hétérogènes d’élèves issus d’horizons forts différents, des agrégats scolaires éphémères, où les élèves ne sauraient jamais faire corps.
Ainsi, dorénavant, de conseils de classes, à partir de la classe de première, à un âge où l’élève est pourtant encore en construction et où cette construction passe en grande partie par son insertion dans un groupe déterminé de camarades, il risque bien de ne plus en avoir. Dans certains établissements, s’il fallait réunir tous les enseignants avec lesquels sont appelés à travailler les élèves d’une classe, ce n’est pas moins de 45 professeurs qui devraient prendre place en même temps.
Durant leur semaine de travail les élèves auront à changer de groupe en permanence. Ils mèneront une petite existence atomisée, librement contraint de réapprendre en permanence à faire leur place dans des groupes sans cesse changeants, devant des professeurs qui n’auront devant eux que des contingents indifférenciés d’élèves hétérogènes.
On entend certains zélateurs de la réforme arguer de ce que ce nouvel état de fait, l’atomisation des classes dès les premiers mois du lycée, préparera d’autant mieux les élèves à ce qu’ils auront à vivre dans le supérieur. Chose amusante, ces apôtres de la transformation des lycées en petites universités, sont bien souvent les mêmes qui se plaisent depuis des années à expliquer l’échec du collège unique en pointant son défaut originaire : avoir été pensé comme un lycée en miniature, lorsqu’il aurait fallu, au niveau notamment du nombre d’enseignants par classe, davantage de continuité avec l’école élémentaire. A les suivre, ce qui provoqua l’échec du collège, profitera au lycée...
Mais la faiblesse la plus évidente de cette position tient à ce qu’elle présuppose que l’école, pour assumer sa fonction aurait à se régler sur ce qui est extérieur à elle : la société, érigée en dieu immuable. Et quelle « société » ? La supposée société de l’avenir, dont les jeunes générations n’ont apparemment plus à décider. Celle dont les adultes décident de ce qu’elle sera, sans que personne n’y puisse rien. Mais encore ? Une société où chacun serait en principe libre de choisir ses parcours, où il n’y a pas d’attaches fixes, mais où se rencontrent des compétences et non des hommes. Cette société commencerait au collège et au lycée, où l’on invite les élèves à se vivre en petits entrepreneurs d’eux-mêmes. On devine que sous couvert de liberté et de responsabilité, il s’agit de faire en sorte que les élèves s’adaptent, s’orientent, s’emploient, autrement dit obéissent à une machine, un système de flux qui doit être le plus rapide et performant, et donc rentable.
En dissolvant les classes, en réorganisant les établissements, le principal souci demeure celui de la performance comptable, non du bien-être de l’élève. On attend pour cela que les adultes corrigent les effets les plus délétères du système par leur bonne volonté et leur bienveillance, sans comprendre que l’on veille au bien d’une personne non pas tant par des intentions et de beaux gestes, que par le soin que l’on accorde aux conditions de son épanouissement. On continuera à ajouter, de ci de là, des sensibilisations à la vie citoyenne, associative, à la morale laïque et environnementale, sans même comprendre que la première éducation citoyenne se déroule dans la vie de groupe, et que la morale ne s’enseigne pas autrement que par les relations régulières avec des pairs.
On prépare en fait de jeunes gens à ne plus trouver société que dans leur cercle de leur famille et de leurs amis, où ils chercheront à se réfugier. Hors de là, il semble ne plus y avoir de société, mais une masse qu’il convient de contrôler et de soumettre, aux adaptations supposées nécessaires du marché. Il s’agirait pourtant plutôt de savoir à quelles conditions l’école pourrait offrir aux jeunes générations le cadre le plus profitable à l’épanouissement de leurs puissances les plus hautes, de celles qui leur permettraient de juger du monde dans lequel une vie authentiquement humaine serait possible. Et s’il n’appartient pas aux adultes d’en décider à leur place, il leur appartient de leur donner toutes les conditions pour qu’ils puissent s’approprier le monde qui fut, pour le faire leur et le renouveler. C’est tout le contraire qui semble aujourd’hui se produire, et c’est ce dont la destruction des classes est d’un des symptômes les plus visibles.
Le problème pourtant n’est pas neuf, et les questions qu’il soulève plus anciennes qu’on ne le pense. Durkheim, en son temps l’avait envisagée de front. Dans L’évolution pédagogique en France il écrit ainsi :
Il ne faut pas perdre de vue qu’un groupe d’enfants qui travaillent en commun n’a pas seulement besoin d’une certaine homogénéité intellectuelle ; il lui faut aussi une certaine unité morale, une certaine communauté d’idées et de sentiments, comme un petit esprit collectif qui serait impossible si les différents groupes n’avaient pas de fixité et de stabilité, si, d’une heure à l’autre, ils se décomposaient pour se reformer sur d’autres bases, pour se recomposer et se combiner entre eux de mille manières différentes ; si les mêmes élèves n’étaient en commerce suffisamment continu, s’ils ne participaient pas aux mêmes exercices, s’ils n’étaient pas attachés aux mêmes hommes, soumis aux mêmes influences, s’ils ne vivaient pas d’une même vie, s’ils ne respiraient pas une même atmosphère morale.
Avant de conclure :
En réalité, une classe n’est pas et ne doit pas être une foule. Il y a donc là des nécessités différentes et même contraires dont il faut également tenir compte.
Que ceux qui président aux réformes de l’institution refusent de tenir compte de ces « nécessités », si sensibles aux élèves et à leurs familles comme aux hommes et femmes de métier, atteste clairement de ce que l’intérêt des premiers est bien contraire à celui des seconds.