Quand le renouvellement urbain prend en charge la question sociale…

Se demander, comme le fait Didier Vanoni, « comment [dans les ’quartiers’] on peut s’employer à ce que tous les publics difficiles et/ou en difficultés puissent rejoindre la société dans ses aspirations collectives ? », c’est réintroduire la question du politique dans la politique de la ville. Une question que ne se posent pas les promoteurs des plans de renouvellement urbain, tout attachés à rendre la misère invisible en réhabilitant le bâti.

Résumé

Sans discuter la nécessité ou non de démolir dans certains cas précis tout ou partie des quartiers d’habitat social, il apparaît nécessaire de revenir sur le consensus à partir duquel se développent aujourd’hui les démarches de rénovation urbaine. Portée par le mot d’ordre de la mixité qu’alimente la peur de l’éthnicisation des banlieues, cette politique conduit à faire du projet urbain le seul levier de l’intervention ; un projet urbain qui est chargé de résoudre toutes les contradictions et les limites d’un modèle qui préfère traiter les lieux plutôt que s’occuper des gens qui les habitent. Envisager d’intervenir sur la situation sociale des populations et s’interroger sur la manière d’agir à partir de là où se posent les problèmes, commande de relire les préceptes de la politique de la Ville que l’on a eu trop vite tendance à condamner.


Les opérations de renouvellement urbain constituent aujourd’hui la principale action visible en direction des quartiers en difficulté. Bien que les démarches des Grand Projets de Ville (GPV) qui permettaient déjà d’imaginer des solutions de « recomposition urbaine », les aient précédées, ces opérations de « régénération » prises en charge par l’ANRU apparaissent aujourd’hui aux yeux de beaucoup comme la seule et véritable « solution » qu’apportent les politiques publiques sur les territoires urbains socialement dégradés. Cette manière d’appréhender les sites sensibles de la politique de la ville par l’angle de la démolition et de la recomposition urbaine semble même avoir rendu confiance à certains, professionnels ou élus locaux, dans la capacité qu’aurait l’urbanisme à entreprendre la Ville comme un lieu où s’invente un modèle de société. Reste à savoir de quelle nature est le modèle et quelle est la place que celui-ci réserve aux populations démunies.

Pour saisir l’enjeu d’une approche critique de la logique à l’œuvre, il nous semble nécessaire, après avoir repéré les tenants et aboutissants des démarches actuelles, de revenir sur l’histoire récente de l’action publique en direction des quartiers « populaires » ou « défavorisés », et ce, afin de déterminer de quelle manière, la « Ville », qui avait un temps acquis le statut de moyen de régulation sociale est finalement devenue un moyen d’évacuer la « question sociale » [1] qui se pose aujourd’hui à notre société.

Quand la Crise de la Ville se résout dans le renouvellement urbain…

Si la « crise de la ville » ou la « ville en crise » sont encore des formules qui permettent de qualifier des situations sociales et urbaines problématiques, la notion de Projet urbain appliquée aux démarches de restructuration des quartiers d’habitat social dégradés semble devoir son succès à sa capacité à fournir un ensemble d’outils conceptuels qui apportent des solutions globales et apparemment pragmatiques à des problèmes souvent réduits à leurs seuls symptômes. En effet, à écouter ses promoteurs, la « régénération urbaine » aura pour fonction de redonner aussi bien de la qualité aux espaces publics, que de la mixité au peuplement, des terrains à la promotion immobilière privée, de l’emploi aux chômeurs, du sens civique aux petits délinquants, de l’attractivité aux commerces, de la sécurité aux habitants, etc.

On ne doit pourtant pas s’y tromper derrière l’apparente technicité des démarches et le caractère péremptoire des discours, les projets urbains qui interviennent dans un contexte de quartiers d’habitat social difficiles semblent gouvernés par des attendus pour le moins discutables parmi lesquels certaines options peuvent même être lues comme relevant de l’idéologie pure… Il en est ainsi de la « mixité sociale » revisitée à coups de « petits programmes de logements en accession » et de la « résidentialisation » qui ne signifie souvent rien d’autre que de tenter de conférer à certaines barres ou tours HLM certaines des caractéristiques des résidences en co-propriété. On retrouve aussi dans les argumentaires des projets, des références récurrentes à la Ville classique (quand ce n’est pas l’Histoire de l’urbanisme) et des appels incantatoires à « retrouver la rue » considérée dans une acception quasi villageoise. Tous ces éléments sont utilisés pour justifier une série d’aménagements sensés opérer un retournement du processus de déqualification qui affecte nos « banlieues ». Il est clair que derrière chaque option, transparaît la critique implicite d’un mode de vie des populations en place dont on ignore tout, d’aspirations jugées médiocres et d’usages qui « s’opposent à une bonne lecture de l’espace »…

Les démolitions que doivent suivre des reconstructions destinées « à d’autres » (au nom du principe de « mixité ») appartiennent au même registre d’intervention. Au nom de principes, très souvent donnés comme des règles strictes et incontournables : la forte densité, les voies en impasse ou en boucle, l’absence de points de repère et l’orientation difficile dans le quartier, la répétitivité des formes, l’importance de l’espace destinés aux parkings, mais aussi les regroupements de jeunes et les pratiques délinquantes, il est proposé des solutions qui finalement rencontrent très peu les aspirations réelles – et profondes - des populations en place.

L’absence de mixité sociale : un argument… définitif

Pourtant, au premier abord, la démarche est souvent bien perçue et même peut avoir valeur d’évidence, y compris aux yeux des habitants. Cela provient en fait, de l’un des atouts de ces projets qui est de s’appuyer sur un vocabulaire positif et peu effrayant mais surtout d’articuler des interventions qui appartiennent à la culture de l’architecture plutôt qu’à celle de l’urbanisme et de la planification [2]. Partant de diagnostics architecturaux et se proposant de recomposer, d’ordonner, de clarifier, les espaces et leurs usages, les tenants du renouvellement urbain disposent d’un argumentaire fait de solutions qui « flattent » le sens commun. Mélangeant des considérations relatives à l’esthétique, au respect des usages, à la sécurité, à la rationalité gestionnaire mais aussi en convoquant les modèles urbains les plus consensuels, ces projets, sans le dire (ou l’admettre), accompagnent des opérations que n’auraient pas osé proposer les plus autoritaires des planificateurs des années 60 [3] : le déplacement des populations, la « casse sociale » des quartiers populaires et la négation de ce qu’aura été la mémoire et l’identité d’un lieu, d’un quartier. Et même lorsque les sites visés semblent exiger d’être « remodelés » en profondeur, il ne semble pas pour autant que sur le fond, les problèmes puissent être réglés par le seul projet. Et c’est là que le bât blesse. L’urbain a absorbé tout le social jusqu’à faire se confondre les deux domaines d’intervention. La mixité sociale et la dédensification soulageront le quartier de tous ses maux (et de ses groupes sociaux gênants), la résidentialisation permettra aux habitants de se sentir protégés et son image requalifiée lui permettra d’attirer de nouvelles populations qui participeront de la mixité en recomposition, etc.

Quant aux populations en place, exclues de fait, il est prévu d’examiner « au cas par cas » les conditions et le lieu de leur relogement. Au final, on sait que ce sera plutôt dans le parc social ancien restant car les nouveaux produits leur seront économiquement inaccessibles et sinon dans un autre quartier ou au mieux, pour les plus problématiques d’entre elles, dans le « diffus » (terme désignant un « ailleurs urbain » où peuvent se dissoudre spontanément les populations et leurs difficultés ).

Ce qui est énoncé ici, peut apparaître comme une caricature, mais ne traduit que le simplisme d’un processus qui est lui-même caricatural. Débarrassée de ces effets de discours, la politique actuelle qui au surplus, emprunte la rhétorique de l’efficacité (guichet unique, sanctuarisation des crédits, simplification des procédures, objectifs à cinq ans, etc.), laisse transparaître une représentation et une interprétation des problèmes sociaux très rudimentaire et y applique un argumentaire pour le moins indigent. Le maître-mot de cette politique, en effet, se réduit à celui de la « mixité » et sa justification repose sur l’échec décrété de la politique de la Ville.

En terme de démonstration cela fait court. L’argument selon lequel on aurait tout essayé peut éventuellement s’entendre quand il s’agit de résumer d’une formule 15 ou 20 ans d’efforts et de projets dans quelques uns des sites particulièrement difficiles (par exemple : les 4000 à la Courneuve, le Luth à Gennevilliers, etc.). Cela peut s’entendre aussi lorsque, indéniablement peut être fait le constat d’une obsolescence irrémédiable du bâti mais aussi d’une impossibilité de gestion cohérente des lieux. Mais cela confine au contournement et à la négation des problèmes dès lors que les opérations se multiplient et entrent dans une phase de généralisation (plus de 170 quartiers, à terme, seraient concernés et quelque 100 000 logements sociaux devraient être démolis et reconstruits).

Après le gouvernement Jospin qui entendait « tourner la page des cités-dortoirs » et Claude Bartolone qui, parlant de la finalité des démolitions/reconstructions avait eu cette formule : « passer de la dynamite à la dynamique », les « projets Borloo ou « projets ANRU » comme on les appelle désormais, en généralisant la démarche, franchissent un cap important en mettant en œuvre une doctrine qui n’ose pas dire son nom. Cette doctrine a pour objet l’invisibilisation des pauvres (le plus souvent d’origine étrangère) et de leurs communautés présentés comme une menace et dont on ne pense pas possible la promotion sociale. A ce titre, l’objectif de mixité à coup sûr n’est pas un moyen mis à disposition des populations mais un instrument qui de victimes (de la pauvreté, de discrimination…) les transforme en coupables (de communautarisme, de pratiques religieuses, d’inemployabilité …).

Il existe pourtant une alternative à ces « projets de renouvellement urbain » qui « préfèrent traiter les lieux plutôt que s’occuper des gens qui les habitent » [4]. Pour cela il s’agirait de choisir d’intervenir en fonction de la situation sociale des populations et d’agir à partir de là ou se posent les problèmes… Une démarche qui n’est pas sans rappeler quelques uns des préceptes de la politique de la Ville que l’on a eu tendance à trop vite condamner.

La politique de la ville : l’échec d’une méthode ou l’abandon d’une logique qui visait à produire de la régulation sociale ?

Avant de passer par pertes et profits les démarches de développement social urbain et avant de statuer sur l’effectivité de leur échec, il faudrait revenir sur les fonctions et finalités qui justifiaient les politiques dont elles émanaient. Sans refaire les 25 à 30 ans d’histoire de ce que l’on appelle maintenant les « politiques intégrées », rappelons que la politique de la Ville avait marqué l’avènement de la croyance dans l’efficacité des procédures de régulation territorialisées. Qu’est-ce que cela signifiait, et qu’est-ce que cela peut signifier encore ?

Les différents âges de l’intervention sociale et urbaine dans les quartiers ont été marqués par cette idée : le quartier était l’espace de moyens dans lequel il fallait rassembler les conditions pour mettre en oeuvre les instruments de régulation sociale qui faisaient défaut. Il fallait équiper, produire de l’animation, apporter des services mais aussi remettre en état d’habitabilité les logements et recomposer les espaces publics pour qu’ils favorisent les échanges, les comportements de civilité et au final restaurent la citoyenneté de tous.

Cette régulation tant recherchée était de celle qui cherchait à dépasser les conflits, la violence, la domination d’un groupe sur les autres, mais aussi les replis (sur la famille, la communauté, le quartier…). Il s’agissait de remettre la négociation sociale au centre des préoccupations des acteurs. Obéissant en cela à la logique qui avait permis à la question ouvrière d’être prise en charge par la négociation sociale et l’implication de la classe ouvrière dans un contexte de luttes syndicales, la « participation des habitants » comme les thématiques de la citoyenneté et de la civilité étaient devenues des valeurs sur lesquelles devaient se construire des projets dits de « développement social ».

Les mouvements de spécialisation sociale des espaces avec l’émergence de quartiers de relégation comme la montée de la précarité et du chômage dans la société française avaient fini tout au long des années 80-90 par faire se superposer la question sociale avec la question urbaine… Le « problème des quartiers » était devenu celui de la place donnée à ceux qui étaient à peine tolérés dans le système de production économique ou qui vivaient dans ses marges. La « Ville » en englobant mais aussi en endossant la prise en charge de l’échec scolaire, des faibles qualifications, de l’ethnicisation de certains quartiers, de la précarité économique, était devenue une catégorie de l’action publique qui se devait de produire de la régulation sociale [5]… Il est vrai que la violence visible, largement montée en épingle par les médias et certains courants politiques avaient fini par faire des « quartiers en crise » un problème en soi et non plus l’expression d’un problème plus général qui trouvait son expression la plus aiguë dans des manifestations très circonscrites dans les territoires des villes. Cette visibilité de délinquance, de l’ethnicité et de la pauvreté ainsi que le constat du caractère systémique de ces phénomènes lorsqu’ils s’observent à l’échelle d’un large territoire ont contribué à délayer les actions de régulation en les faisant intervenir à l’échelle de la ville entière puis de l’agglomération, voire du bassin d’emploi… Cet agrandissement de la focale avec des objectifs tellement larges avait fini par faire perdre de vue l’objet réel de l’intervention. Par ailleurs, le saupoudrage de moyens au service d’une action de proximité toute en faux semblants qui se résumait à financer des associations et à soutenir des services publics, à fini par provoquer une crise de confiance dans les politiques de régulation socio-spatiale mais aussi une rupture idéologique avec un modèle de société plus équitable et solidaire.

En définitive, qu’est-ce que visait la politique des quartiers si ce n’est de faire émerger une unité de pratiques et d’objectifs à partir d’un territoire présentant des dysfonctionnements et des carences qui affectaient les populations dans leur promotion sociale ? En y regardant de près, et sans verser dans une l’apologie naïve d’un système, force est de constater que les principes qui gouvernaient l’action étaient inverses de ceux que promeut le renouvellement urbain : il s’agissait d’intervenir massivement sur le logement et le bâti, de développer des services et des équipements à destination des habitants, de faciliter toutes les coordinations entre les intervenants afin de donner un caractère global et transversal aux projets, lesquels, au surplus devaient être portés par les habitants ou leurs représentants… Cet âge du développement social urbain qui privilégiait l’intervention sociale et socio-culturelle travaillait surtout le sentiment d’appartenance, l’identité, la civilité, le « vivre-ensemble », la solidarité et la citoyenneté. Des termes qui ont des résonances désuètes aujourd’hui, mais qui demeurent fondamentalement les seules lignes à partir desquelles peut exister un projet social sur un territoire. Une conviction qui demeure vivace malgré la séduction de la politique actuelle, comme en témoignent « les projets sociaux de territoires » mis en place de façon expérimentale (par la DIV, la CNAF, la DGAS, l’association des Conseils généraux) dans vingt quartiers qui sont nés du constat qu’il fallait revenir aux populations, au projet social et à la réponse institutionnelle au service de ces besoins…

La question du projet social devrait, en effet, re-devenir première et gouverner les interventions urbaines (qui pourraient nécessiter éventuellement des démolitions-reconstructions). La nature et le sens de ce projet social sont encore à faire exister. Cela demande du courage et des idées. Il est plus facile de dire en effet, que l’on va « refaire la ville sur la ville », que l’on va « diversifier les produits logements afin de favoriser la mixité sociale », que l’on va faire du « développement durable » ou même que l’on va, grâce à la loi SRU et son obligation de disposer de 20% de logement sociaux « diffuser » les ménages modestes dans des quartiers ou des communes jusque là « réservées aux populations favorisées », que d’expliquer comment on peut s’employer à ce que tous les publics difficiles et/ou en difficultés puissent rejoindre la société dans ses aspirations collectives. Des aspirations que tous doivent pouvoir contribuer à définir puis à faire exister.

// Article publié le 24 juin 2007 Pour citer cet article : Didier Vanoni , « Quand le renouvellement urbain prend en charge la question sociale… », Revue du MAUSS permanente, 24 juin 2007 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Quand-le-renouvellement-urbain
Notes

[1Cette notion se réfère aux débats autour de la condition ouvrière au XIXe siècle et à la société salariale dans son ensemble, Cf. Robert Castel, 1995, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard

[2Cf. Fréderic Edelmann, « Le silence des agneaux », in Projets urbains en France, (sous la direction d’Ariella Masboungi), Le Moniteur, Paris, 2002

[3Cf. sur la rénovation du XIIIe arrondissement à Paris au début des années 60, Henri Coing, 1966, Rénovation urbaine et changement social, Les éditions ouvrières, Paris.

[4Donzelot, Jacques, 2003, Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis et en France, Seuil

[5Cf. Aballéa, François, 2000, « Genèse d’une politique de la ville ou la ville comme catégorie de l’action publique », Recherche sociale, n°154, avril-juin.

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