Pouvoir et infériorité psychopathique

Nous reprenons ici, sur les liens entre pouvoir et psychopathie, l’article très suggestif du psychanalyste vénézuélien Axel Capriles, paru dans le n°131 des Cahiers jungiens de psychanalyse, septembre 2010, que nous remercions de nous avoir autorisés à le faire. A.C.

« Pourquoi y a-t-il tant de leaders sans scrupules, cyniques et malhonnêtes, même dans les sociétés dotées d’un système d’élections libres et démocratiques ? Pourquoi les gens choisissent-ils et confient-ils le pouvoir à des personnes qui manquent d’intégrité et dont l’ambition est insatiable ? À des individus égocentriques, autoritaires, inefficaces et sans talents ? Le désir irrépressible de dominer et d’être dominé est une des passions les plus incomprises, complexes et déconcertantes. Une dimension indéterminée du pouvoir est intimement liée à l’infériorité psychopathique, « zone de résistance minimum », espace psychique où manque une structure et qui nous renvoie au vide ».

Un courant de pensée qui remonte aux origines de la conscience occidentale affirme l’existence d’un lien étroit entre connaissance et pouvoir [1]. Le Roi-philosophe imaginé par Platon dans La République, la plus ancienne et la plus connue des utopies, est un des symboles les plus aboutis de cette vision idyllique selon laquelle pouvoir et savoir coïncident, et où la souveraineté est caractérisée par la justice, la vérité et la vertu. L’aspiration de Platon à sélectionner et à préparer les meilleurs, afin qu’ils gouvernent en vue du bien commun, peut être, sans aucun doute, un juste idéal, mais la conjonction entre leadership politique et clarté de la raison est loin d’être fréquente dans la vie réelle. Au contraire, l’histoire politique des nations contient de nombreux chapitres dont la lecture doit avoir fait faire des cauchemars au marquis de Condorcet. Ce n’est pas une Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain [2] que l’on voit briller, mais bien plutôt les mensonges de la psychopathie et du pouvoir. Depuis des temps très reculés, et selon les premières leçons que l’on peut tirer de l’Empire Romain, des invasions barbares et des luttes entre les royautés européennes, l’histoire se présente à nous comme un récit qui, avec le recul du temps, révèle la face sombre des idéaux politiques, et l’étroite relation que l’exercice du pouvoir entretient avec la tromperie, le cynisme et le crime. Les persécutions sanglantes de Tibère, les débordements et les transgressions de Caligula, les exécutions en masse de Tamerlan ne représentent-ils pas autant de versions différentes d’un film documentaire sur la même passion ? La froide perversité de Pierre de Castille le Cruel ou l’instinct meurtrier d’Alphonse du Portugal Le Terrible ne ressemblent-ils pas à des fictions, à des modèles créés par la littérature noire sur la soif de pouvoir ? L’histoire des sages et des héros illustres, animés par l’idéal et la vertu, a du mal à rivaliser avec la chronique des assassinats de César Borgia, le génocide cambodgien sous le gouvernement de Pol Pot, la recension des crimes d’Idi Amin Dada ou les millions de victimes des purges de Joseph Staline. Ce n’est pas là une affaire anodine. Rétrospectivement, le profil grossier des personnalités haut placées qui ont gouverné l’humanité évoque plus une caricature de la méchanceté qu’une image des dons et de la vertu. On dirait plutôt l’ébauche d’un portrait de l’inhumanité, un croquis dépréciateur et, sans doute trop unilatéral et faussé, mais qui, comme toute caricature, saisit un élément essentiel des potentialités négatives inhérentes au fondement psychologique du pouvoir : l’infériorité psychopathique.

La définition intuitive et élémentaire du pouvoir est la capacité d’imposer ses désirs, ses préférences et ses intentions aux autres. D’arriver à ce qu’une personne fasse quelque chose qu’en son nom propre ou en d’autres circonstances elle n’aurait pas fait. Ainsi, communément, on comprend sous cette notion de pouvoir l’habileté à substituer la volonté personnelle d’un individu à celle d’un autre, la capacité à dominer et à obtenir obéissance. Le pouvoir, toutefois, n’est pas seulement une force coercitive. C’est aussi l’aptitude à influencer, à convaincre ou à imposer de façon mentale chez les autres des attitudes et des intérêts distincts, voire contraires à leur propre conscience. Max Weber, dans son livre Sociologie du pouvoir [3], différencie deux concepts étroitement reliés : Macht (puissance) et Herrschaft [4] (domination). La puissance (Macht) est la capacité d’imposer la volonté d’une personne à une autre, quelle que soit la modalité utilisée à cette fin, à commencer par l’usage de la force pour vaincre l’opposition de l’autre. Le pouvoir (Herrschaft), en revanche, est une relation d’autorité-obéissance dans laquelle il existe un déclencheur de l’obéissance. Il caractérise une relation de pouvoir dans laquelle il entre une volonté ou un intérêt minimum, psychologique ou matériel, à obéir. D’un point de vue psychologique le pouvoir nous intéresse beaucoup plus que la puissance. Dans le pouvoir, la soumission est consentie, acceptée. Les ordres sont respectés car ils sont considérés comme légitimes et valides. Ce qui est remarquable, ce n’est pas le fait que l’on obéisse mais que la soumission réponde à des motifs psychologiques, que l’autorité ait été internalisée, que l’ordre donné soit ressenti comme s’il venait de l’intérieur de la personne.

À la différence de l’amour, la passion de commander n’a pas toujours été vue d’un bon œil. Au contraire, en de nombreuses occasions, on l’a considérée comme une passion destructive et vicieuse. Pour une grande part, dans le discours religieux et social, la libido dominandi apparaît contraire à la liberté, à la sympathie, à la bonté et à la vertu, et proche du domaine du mal. D’où la résonance des avertissements de Machiavel : « Sur ce passage il faut noter que la haine s’acquiert autant par les bonnes œuvres que par les mauvaises ; aussi […] si le Prince veut conserver ses États, il est souvent contraint à n’être pas bon ; car quand cette communauté quelle qu’elle soit, ou du peuple ou des soldats ou des grands, de laquelle on estime avoir besoin pour se maintenir, est corrompue, il faut suivre son train et lui satisfaire : alors les bonnes œuvres ne sont pas les meilleures [5]. »

Cette vision unilatérale du pouvoir limite notre capacité de compréhension et d’analyse. Le pouvoir est un phénomène complexe et polyvalent. Ce n’est ni une donnée physique ni un instinct naturel. Ce n’est pas davantage, seulement, un attribut ou une qualité personnelle. Si, en effet, il plonge aussi ses racines dans la biologie animale et dépend des propriétés et modulations des circuits neuronaux et hormonaux, le pouvoir est surtout une forme de relation, une construction sociale. Il y a de nombreux types de pouvoir aux dimensions et aux facettes diverses. Nous devons donc mener l’approche du pouvoir sans réductionnisme ni préjugés moraux. Nous avons besoin de différencier ses multiples apparitions, ses divers langages, ses effets complexes. Comme le signale James Hillman : « Aussi longtemps que la notion du pouvoir restera corrompue par une opposition romantique avec l’amour, l’âme, la bonté et la beauté, le pouvoir, sans aucun doute, se corrompra […] La corruption ne commence pas par le pouvoir lui-même mais par l’ignorance dans laquelle on le tient [6]. »

D’importants penseurs contemporains conçoivent le pouvoir non pas comme un produit de la coercition et de la force, dont l’unique objectif serait la domination et la soumission, mais comme une aptitude à l’interrelation et au consensus. Selon Talcott Parsons [7], le pouvoir est la capacité à assurer la mise en place de conventions et d’accords entre les membres d’une société permettant aux projets communs de s’accomplir avec succès, un moyen de concertation visant la quête du bien-être de tous, tout en incluant des sanctions négatives. Pour Hannah Arendt, le pouvoir est aussi l’aptitude permettant d’arriver à des accords en fonction de fins et d’actions partagées. Il est une action concertée qui acquiert une légitimité en tant que moyen de communication réciproque, et qui est substantiellement différente de la coercition et de la violence. Selon cette philosophe réputée, critique du totalitarisme, nous devons rompre avec l’habitude de penser le pouvoir en termes de domination.
« La puissance n’est actualisée que lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas, lorsque les mots ne sont pas vides, ni les actes brutaux, lorsque les mots ne servent pas à voiler des intentions mais à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et détruire mais à établir des relations et créer des réalités nouvelles [8]. »

Cette interprétation sociologique du pouvoir comme capacité d’action commune et comme consensus élargit et amplifie sans doute notre compréhension de la passion de commander, mais expurgée de sa face d’ombre, elle court aussi le risque de devenir unilatérale et biaisée. En tant que notion générale, elle s’approche davantage d’un concept normatif que d’une description empirique. Elle est plus proche des aspirations éthiques et d’un idéal de ce qui devrait être que du comportement réel de ceux qui commandent. Le thème qui nous occupe ici, il faut le préciser, ne vise ni une conceptualisation exhaustive du pouvoir, ni une tentative de répertorier toutes ses dimensions et variations. Il s’agit principalement d’étudier son côté sombre. Avec l’extension et l’acceptation générale de la voie démocratique et la chute paulinienne des pouvoirs hiérarchiques dans les sociétés contemporaines, il peut sembler que la domination despotique est un mode archaïque de gouvernement, une forme politique dépassée, et non pas le produit d’une violence structurellement incrustée dans le cœur même de la volonté de pouvoir. De ce fait, nous sommes étonnés de la relative fréquence avec laquelle nous observons la régression à des régimes despotiques et autoritaires qui détruisent la civilité et les institutions dans des sociétés qui se croyaient solidement ancrées dans la démocratie. Et la surprise est encore plus grande face à l’étrange association entre les mécanismes du pouvoir et ce que nous pourrions appeler des traits de conduites psychopathiques.

Dans la littérature latino-américaine, ce thème est particulièrement fourni dans la mesure où tout un courant d’écriture s’est développé concernant les dictateurs, et ce, sous les meilleures plumes du continent. El recurso del Método de Alejo Carpentier, Yo El Supremo de Augusto Roa Bastos, El señor Presidente de Miguel Ángel Asturias, La fiesta del Chivo de Mario Vargas Llosa, El otoño del Patriarca de Gabriel Garcia Márquez, Persona non grata de Jorge Edwards, El dictator suicida de Augusto Céspedes, Oficia de difuntos de Arturo Uslar Pietri, sont les expressions d’un ressenti collectif, d’une surprise ahurie devant la présence éternelle et ténébreuse du pouvoir. Dans le magnifique ouvrage de Augusto Roa Bastos, Yo El Supremo, qui porte sur la longue dictature de fer du Docteur José Gaspar Rodriguez de Francia, au Paraguay, le protagoniste apparaît sous différents surnoms, se présente sous des personnalités, des dédoublements successifs, et sous des formes discursives différentes [9]. Parfois, il parle en tant que Je, d’autres fois, en tant que Tu ou Lui. Alors que Je fait référence à l’être humain concret, « Lui apparaît comme une image, une apparence du pouvoir absolu, se caractérisant comme abstraite, éternelle, invariable, infaillible et omnipotente. C’est une Figure Impersonnelle au caractère mythique, divin […] d’une circularité angoissante qui à la fois enferme, opprime et fascine le Je [10]. » C’est ce pouvoir dépersonnalisé et mythique qui possède la personnalité des individus, qui nous intéresse. Nous voulons ainsi comprendre les raisons profondes qui expliquent l’étrange attraction et la séduction qui émanent de ceux que certains auteurs, comme Lipman-Blumen, ont appelé des « leaders toxiques [11] ». Cette préoccupation n’est pas abstraite. Dans toutes les formes d’organisation politiques, dans les entreprises, et jusque dans les associations de bienveillance ou religieuses, nous rencontrons des personnes qui manipulent, qui détériorent, qui trompent ; des chefs qui promeuvent l’agressivité et la corruption, qui concentrent le pouvoir et s’appuient sur les faiblesses des gens, qui jouent avec les besoins de la population et qui violent les droits humains. Nous pourrions signaler de nombreuses personnalités politiques dans notre environnement immédiat chez qui les désordres du caractère vont de pair avec la soif du pouvoir. Pour éviter un point de vue subjectif et ne pas blesser les susceptibilités politiques, il convient d’illustrer notre thème avec des images et des biographies qui ne nous touchent pas émotionnellement de si près. Pour cette raison, comme exemple de ce qui pourrait être un cas clinique, référons-nous à la vie de Charles Dapkana Taylor, ex-président du Liberia, la première république indépendante d’Afrique.

Les premiers éléments connus concernant Charles Taylor le font apparaître comme un étudiant contestataire qui, en 1979, fit irruption dans les bureaux du Liberia au siège des Nations unies, à New York, pour diffuser une proclamation séditieuse contre le régime du Président William Tolbert, un dictateur inefficace, assoiffé de sang et corrompu. Paradoxalement, en 1980, Tolbert invita Taylor à revenir dans son pays pour prendre la tête d’une délégation gouvernementale. Ainsi fit-il, quand, la même année, Samuel Doe, un sergent à demi analphabète de 28 ans, originaire de la zone forestière du pays, fit un coup d’État sanglant au cours duquel il assassina de façon monstrueuse presque tous les membres de l’administration verrouillée de Tolbert. Doe entra violemment dans le bureau présidentiel de Tolbert, lui arracha l’œil droit et l’étripa avec un couteau. Installé au pouvoir, il prit Taylor à son service et le nomma directeur de l’Agence des recours généraux et vice-ministre du Commerce. Taylor se livra à toutes sortes d’affaires crapuleuses jusqu’en 1983, date à laquelle il prit la fuite aux États-Unis et où il fut accusé et jugé pour appropriation illégale d’un million de dollars. Arrêté et enfermé dans un pénitencier de haute sécurité dans le Massachussets, il parvint à s’échapper en soudoyant les gardiens. Il disparut durant plusieurs années et reçut un entraînement militaire sous la protection de Muammar al Kadhafi, en Lybie, jusqu’en 1989, époque où il réapparut à la tête d’un commando guerrier pour faire tomber le gouvernement de Doe au terme d’un conflit qui se transforma en une guerre d’extermination ethnique. La situation devint encore plus violente et confuse quand l’adjoint de Taylor, Prince Johnson, se déclara en rébellion, captura Samuel Doe, lui coupa les oreilles et le tortura jusqu’à la mort. Une vidéo ayant enregistré la scène se vend dans les échoppes d’Afrique occidentale.

Après s’être assuré du pouvoir à la suite d’innombrables et invraisemblables massacres, Taylor décida d’organiser des élections. Dans une mise en scène admirable de populisme et de cynisme, il fit une répartition de nourriture aux pauvres, déclara son amour à l’égard des faibles et appela à la réconciliation. Ses slogans publicitaires restent comme des sommets d’insolence et de folie humaine : « Il a tué ma maman, il a tué mon papa, mais c’était une nécessité pour le pays et je vais voter pour lui de toutes façons. » Taylor triompha avec 75 % des votes. Le Centre Carter fit les éloges, comme au Venezuela, de cette participation et de la transparence dans les commissions. Après avoir épuisé les ressources naturelles du pays, contrôlé 90 % de l’économie en vue de ses projets personnels et décimé la population par des guerres fratricides, il fut accusé de crimes contre l’humanité et la pression internationale l’obligea à démissionner en 2003. Il s’installa alors dans un luxueux complexe résidentiel au Nigeria. Avant de sortir du pays, il fit ses adieux avec beaucoup d’émotion en disant : « Je vous aime tous du plus profond de mon cœur et je souhaite que Dieu vous protège. » Il promit de revenir.

La vie de Charles Taylor ne peut que nous inviter à analyser les étranges mécanismes psychologiques ici à l’œuvre qui conduisent certains individus et certains groupes, dont on peut dire qu’ils sont souvent en situation d’infériorité morale et intellectuelle, et qui malgré tout parviennent à se hisser au-dessus des autres au point de contrôler et de déterminer leur vie. L’histoire du Liberia, comme celle de tant d’autres nations, nous oblige inévitablement à nous poser la question : pourquoi les personnes équilibrées, sensibles et cultivées se convertissent-t-elles rarement en meneurs de pays, et ne deviennent-elles pas des chefs ou des leaders charismatiques ? Pourquoi les hommes sages, bons et humbles ne se hissent-ils pas jusqu’au pouvoir et ne parviennent-ils pas aux postes de commande ? Pourquoi ceux qui nous gouvernent et nous dominent ne reflètent-ils pas le meilleur de notre société ? C’est cette vision désespérée qu’exprime souvent Gómez Manrique dans ses textes et qu’Érasme partage quand il écrit, sous forme ironique dans son Éloge de la folie, que les truands, les mouchards, les voleurs, les assassins, les vilains, les imbéciles, les peureux et ceux que l’on nomme la lie du peuple sont ceux-là même qui s’occupent des affaires importantes, mais jamais ceux qui sont conduits par les lumières de la philosophie [12]. Expression d’une déformation sociale que Machiavel convertit en un axiome paradigmatique du pouvoir quand il instruit le Prince en lui disant : « Qui veut faire entièrement profession d’homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi tant d’autres qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver, qu’il apprenne à pouvoir n’être pas bon, et d’en user ou n’user pas selon la nécessité [13]. »

Des personnalités aussi éloignées et distinctes les unes des autres que Gómez Manrique, Érasme et Nicolas Machiavel s’accordent à associer le pouvoir avec ce que nous appelons souvent en psychologie jungienne l’ombre, quelque chose d’obscur et d’inconnu, à la frontière de la destructivité, du vice et du mal. Est-ce cette association qui produit en nous une vision biaisée et réductionniste qui nous empêche de regarder les aspects positifs du pouvoir tels que nous les avons mentionnés dans les paragraphes précédents ? Je crois qu’il est nécessaire d’explorer davantage cette frontière. Dans une étude sur les maladies mentales dans les maisons royales d’Europe, un essai sur la folie des rois et de leurs mandataires qui n’ont jamais compté leurs efforts pour accomplir toutes sortes de crimes et de perversions, le psychiatre vénézuélien Francisco Herrera Luque se demande : « Qui furent les premiers rois ? [...] Ne furent-ils pas au commencement des hommes du peuple, et non pas des hommes qui allaient gouverner, ainsi que leurs héritiers, comme étant désignés par Dieu ? Mais alors, comment se sont-ils élevés au-dessus de leurs semblables ? Quelle force les a entraînés à se détacher des autres ? [...] L’étroite relation entre le pouvoir et la psychopathie est largement connue. En matière d’ambition politique, c’est pour ainsi dire équivalent […] Les figures les plus illustres de l’humanité, en particulier dans le champ de la politique et de la richesse, ne sont pas tant des êtres talentueux et surdoués, que des êtres qui ont une soif obsessionnelle du pouvoir et une singulière sécheresse de cœur [14]. »

Herrera Luque pense, comme le médecin espagnol Gregorio Marañón, que personne ne part de chez lui, abandonnant la tranquillité, la sécurité et l’affection pour conquérir les masses, à moins qu’il ne soit la proie d’un excès pulsionnel plus important que la moyenne. Ces individus mènent, en général, une vie insignifiante, anonyme, oscillant entre la maladie et la normalité jusqu’à ce qu’un événement les élève. La semence malsaine attend un « contact vivifiant », un climat propice. Les germes pathogènes se développent quand la situation sociale devient tendue, quand la collectivité traverse une crise et se voit menacée. Par là même, au cours de ces moments de tumulte et de transition, la violence devient contagieuse et la témérité apparaît comme le principal véhicule du pouvoir. « On sait très bien, affirme Herrera Luque, que les personnalités anormales surnagent dans les climats d’agitation sociale et se hissent au premier plan [15]. » Le lien entre pouvoir (mando) et psychopathie est habituel dans les sociétés guerrières où nécessairement triomphe « l’habileté à se mouvoir dans les champs de la destruction et de la mort [16] ». Mais ce n’est pas seulement dans le passé que la volonté de pouvoir a engendré la barbarie. Malgré le nombre de ceux qui ont voulu croire que le succès au sein des sociétés pacifiques et civilisées dépend essentiellement du bagage intellectuel et du talent, l’homme cruel continue à rôder dans les hauteurs du gouvernement, et y accède habituellement en revêtant les plus invraisemblables déguisements.

Une grande partie de ce que nous connaissons aujourd’hui comme psycho-histoire tient à l’effort conjoint de ces deux disciplines, la psychologie et l’histoire, pour pénétrer le mystère du leadership et du charisme, pour parcourir les chemins complexes par lesquels des chefs sanguinaires et cruels captent la ferveur et l’amour des masses. Bien plus qu’un guide ou un dépositaire conjoncturel d’idéaux conscients, le grand leader est l’expression de conflits émotionnels très profonds, l’incarnation de structures et de contenus inconscients qui dépassent les histoires personnelles. Il donne forme aux troubles du peuple qui recherche des réponses à ses angoisses principales. La psycho-histoire est tiraillée entre les hypothèses conventionnelles qui voient dans la figure du grand homme celui qui forge les forces du destin, et celles qui le voient comme un symbole, une personnification des nécessités d’un peuple, de ses déséquilibres, tensions, pulsions et désirs latents qui, même s’ils existent dans toutes les sociétés, ne prennent forme que lorsqu’un individu apparaît, qui, se fondant sur son propre mal-être, est capable d’exprimer les conflits de tous les autres dans leur généralité.

De nombreuses théories psychologiques tentent d’expliquer l’origine de la nécessité intérieure de dominer, de la motivation à atteindre nos objectifs en altérant ou en contrôlant la conduite des autres, du désir d’être influent. La passion de commander est intimement liée à la voracité, ce mécanisme psychologique qui résulte de l’incapacité à obtenir satisfaction, de l’intarissable exigence d’un désir qui grandit d’autant plus qu’il est plus satisfait. Toutefois, du point de vue social, ce qui est véritablement intéressant à comprendre, ce ne sont pas la pathologie et les motivations individuelles du leader, mais la façon dont il exerce son emprise sur la psyché collective, la raison pour laquelle ces traits pathologiques suscitent l’enthousiasme ou la fureur d’un peuple, et pour laquelle les masses sont fascinées et subjuguées. Si, comme le signale Max Weber, « la domination charismatique est spécifiquement irrationnelle », et son organisation « est une sorte de communauté fondée sur le sentiment [17] », ce qui nous intéresse au plus haut point ce sont les mobiles de l’identification projective de masse qui convertissent les troubles du caractère en dons bénis issus de la grâce divine. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser et d’approfondir les complexités psychologiques liées à l’identification projective et au leadership charismatique. Toutefois, il convient, avant d’aller plus loin, de faire deux remarques. Le charisme n’est pas un attribut de la personnalité d’un individu et la domination charismatique ne se construit pas de manière volontariste. Ils dépendent d’une situation particulière et sont le produit d’une relation qui requiert quelque chose ou quelqu’un qui la symbolise et l’articule. Le charisme est un état émotionnel de sympathie qui résulte de la capacité à se connecter et à exprimer des contenus relevant de l’inconscient collectif de la population. L’étude des phénomènes de masse laisse penser que les états d’infériorité inconscients et les aspects les plus délaissés du psychisme sont les plus propices à l’infection et à la contagion psychologiques. Des recherches en psychologie politique contemporaine ont trouvé, par exemple, que les images de terreur et de mort stimulent l’esprit grégaire et nous rendent plus sensibles au type de leadership charismatique [18].

Dans ses écrits sur les événements de l’époque et à l’occasion de plusieurs interviews, Jung qualifia Hitler de personnalité psychopathique et le diagnostiqua de manière encore plus précise comme hystérique relevant de la pseudologie fantastique [19], un type d’hystérie caractérisé par un talent spécial pour mentir et croire en ses propres mensonges. À la question d’Eugen Kolb, correspondant du journal Mishmar de Tel Aviv : « Considérez-vous que les contemporains (de Hitler), ceux qui ont exécuté ses directives, étaient également des psychopathes ? », Jung répondit : « Hitler a réussi à travailler surtout avec des êtres qui compensaient leur complexe d’infériorité par des aspirations sociales et des rêves secrets de pouvoir. C’est ainsi qu’il a rassemblé autour de lui une armée de désadaptés sociaux, de psychopathes et de criminels, dont il faisait lui-même partie [20]. » Le terme psychopathie est né dans la psychiatrie classique, à partir des observations des aliénistes du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Aujourd’hui, c’est un terme peu utilisé et qui a disparu comme catégorie diagnostique des manuels et des textes psychiatriques académiques. Il subsiste toutefois dans le langage populaire et certains professionnels dans le champ de la psychologie, comme l’auteur de ce texte, considèrent qu’il est encore utile, surtout pour décrire un trouble du caractère qui joue un rôle important dans les relations de pouvoir. À rebours des modes intellectuelles, le psychiatre suisse Adolf Guggenbühl-Craig revendique le terme dans son livre intitulé Eros on Crutches. On the Nature of the Psychopath [21]. Il repère cinq symptômes primaires chez le psychopathe. Le premier est le vide érotique, l’incapacité à aimer. Le deuxième est l’absence de moralité. Le troisième, l’absence de développement psychique. Le quatrième et le cinquième sont la dépression et une peur fondamentale, une espèce de nihilisme saturnien qui conduit à la destructivité et au manque de confiance. Le désert psychique du psychopathe, son vide moral et son incapacité à aimer sont particulièrement en relation avec la psychologie du pouvoir. Jung a énoncé la même chose d’une autre manière, en écrivant dans Psychologie de l’inconscient  : « Là où règne l’amour, la volonté de domination est absente, et là où la puissance prime, l’amour fait défaut [22]. » Herrera Luque signale également que la sécheresse de cœur et l’incapacité à aimer sont la forteresse de la personnalité anormale. L’amour affaiblit l’homme parce qu’il implique une considération de l’autre qui l’oblige à des sacrifices, à des concessions et à des renoncements. Sur ce thème, il écrit : « Si à l’incapacité d’aimer s’ajoute une grande volonté de pouvoir et une instrumentalisation de l’autre suffisante pour atteindre ses objectifs, la voie du succès est dégagée. C’est pour cette raison que la psychopathie et le fait d’être surdoué sont les pères de l’homme génial [23]. » Opinion en rien différente de celle de Machiavel montrant que le domaine de l’âme est étranger à celui du pouvoir du Prince, car « Un Prince donc ne doit avoir autre objet ni autre penser, ni prendre autre matière à cœur que le fait de la guerre [24]. »

Dans son ouvrage Las personalidades psicopáticas, Herrera Luque met en ordre et résume les nombreuses et diverses classifications des structurations psychiques anormales en trois grands types : les psychopathes aux humeurs changeantes, les caractériels et les sociopathes. Parmi ces trois types, les psychopathes caractériels nous intéressent particulièrement. Ils constituent un groupe de personnalités qui sans être semblables aux schizoïdes et aux cycloïdes, et sans atteindre les extrêmes du sociopathe, se singularisent par leur caractère inadapté et par leur tendance prononcée au conflit. Ce sont les mêmes personnages que Kraepelin décrivait comme querelleurs quérulents et menteurs, que Koch signalait comme fantasques, mauvais, justiciers, réformateurs et orgueilleux et que William Stern qualifiait de fanatiques actifs et ayant besoin d’estime, ou que Kurt Schneider et Erik Homburger (Erikson) appelaient anxieux par manque d’estime et « sans âme ». Le terme desalmado – qui a un défaut d’âme – doit retenir particulièrement notre attention. Kurt Schneider décrit les desalmados comme des personnes sans remords, sans conscience et sans compassion. Ils ne savent pas ce qu’est la honte et ont tendance à être impulsifs et brutaux. Beaucoup d’entre eux ont de grandes capacités sociales, sont intelligents, implacables, et « marchent sur les cadavres ». Il y a déjà plusieurs années, le psychiatre anglais James Richard avait forgé l’expression « insanité morale » en se référant à de nombreux cas où la perversion vis-à-vis de la fonction morale allait fréquemment de pair avec une intelligence au-dessus de la moyenne.

Selon Herrera Luque, les psychopathes caractériels se distinguent par leur « extraordinaire voracité à l’égard des objets extérieurs » et « l’urgente nécessité de satisfaire de tels appétits, sans tenir compte des convenances morales et sociales [25] ». Le type hystérique répond principalement à des demandes affectives, mais chez le type paranoïde c’est surtout la nécessité de dominer et d’assujettir, le désir de s’approprier des objets pour les transformer qui se détachent. Extraverti et en possession de lui-même, le psychopathe caractériel paranoïde « aspire à modifier en fonction de ses nécessités intérieures le monde des objets extérieurs [26] ». Méfiant et suspicieux, il se sert de la manipulation et de la tromperie, de la persuasion, de l’intrigue et du calcul pour atteindre ses objectifs. Son attirance obsessionnelle pour le pouvoir, son indifférence aux obstacles moraux qui pourraient entraver sa quête font de lui un type de personnalité qui réunit beaucoup de traits de caractère facilitant la réussite en ce monde. Nous sommes ainsi face au psychopathe adapté, au desalmado qui, avec un masque jovial et un don spécial pour le mimétisme et la dissimulation, arrive à occuper ces très hautes charges depuis lesquelles il nous gouverne si souvent. Le psychopathe adapté mérite une attention particulière. Comme nous le disions plus haut, le terme psychopathe est apparu au sein de la psychiatrie classique comme une catégorie nosologique désignant les structurations anormales de personnes désadaptées qui souffrent, font souffrir et entrent constamment en conflit avec les autres. Ces personnalités finissaient en général par se retrouver dans les hôpitaux psychiatriques. Toutefois, outre le fait que la souffrance du psychopathe est très étrange, très profonde et difficile à détecter en comparaison de celle du névrosé, les dons de mimétisme du psychopathe adapté lui permettent de séduire les gens et de triompher ainsi de tous ceux qui pullulent dans les sphères de la politique, de la richesse ou de la célébrité.

Quand la déconnexion émotionnelle, l’incapacité à ressentir de la culpabilité et l’absence de fonction morale s’unissent à l’ambition et au mimétisme, une caractéristique de la personnalité psychopathique est en place, qui lui permet d’accéder au pouvoir : elle déborde d’assurance, et présente une gigantesque confiance en elle-même. Il s’agit d’une inflation titanesque du moi. Les personnes normales, de même que les névrosés, ressentent toujours quelques conflits, ambivalences ou doutes ; ils se voient poursuivis par l’anxiété, l’incertitude, la culpabilité, et se sentent souvent dans l’insécurité. Quand, dans les circonstances propices à la domination charismatique, à la rupture de l’ordre social, à la perte des croyances, à la déception quant aux institutions apparaît dans la vie publique une personnalité irrésistible, possédée par la vérité, absolument certaine d’elle-même, l’homme normal est alors émerveillé, émotionnellement désarmé, séduit par cet être qui lui permet d’exprimer la grandeur à leur place et qui le porte à combler les fractures et les fissures de son psychisme avec des certitudes. C’est un symbole qui le contient et le compense.

Dans Aspects du drame contemporain, Carl Gustav Jung, comme beaucoup d’autres, se demande comment il a été possible qu’un individu tel que Hitler, physiquement insignifiant, à l’apparence plutôt vulgaire, dont les cris, les vociférations et les accès de rage ressemblaient à des trépignements d’enfant mal élevé, montrant des traits hystériques et des conduites clairement pathologiques, menteur, théâtral et cherchant le conflit, comment un tel homme a pu devenir le plus grand représentant et le chef absolu pendant treize ans de l’Allemagne, cette nation qui s’était distinguée par ses réalisations culturelles et sa rationalité. Selon Jung, si Hitler a eu autant d’impact c’est parce qu’il symbolisait l’infériorité psychopathique qu’il y a en tout individu, parce qu’il a été la personnification la plus prodigieuse de toutes les infériorités humaines. Une personnalité dénuée de toute compétence, inadaptée, irresponsable, psychopathique, pleine de superficialité, de fantaisies infantiles, mais dotée d’une intuition aiguë comme celle d’une souris dans un égout. Il représentait l’ombre, la partie inférieure de la personnalité de chaque individu à un degré si écrasant que cela explique le fait que tout le monde lui ait succombé [27].

Dans ses premiers écrits, Jung a utilisé l’expression d’infériorités psychopathiques pour désigner un grand éventail de maladies mentales parmi lesquelles : l’épilepsie, la neurasthénie et l’hystérie, ainsi que la narcolepsie et d’autres formes d’automatismes et d’états altérés de la conscience. Dans son travail de thèse, il observe : « La délimitation entre l’infériorité psychopathique et l’état normal est donc chose impossible, puisqu’il ne s’agit jamais que d’une différence de « plus » ou de « moins ». On se heurte aux mêmes difficultés dès qu’on tente une classification dans le domaine de l’insuffisance. On ne peut distinguer ici grosso modo que certains groupes cristallisés autour d’un noyau central marqué de caractères particulièrement typiques [28]. » Dans Types psychologiques, Jung donne le nom d’infériorités psychopathiques à « ce groupe infiniment riche (qui) réunit tous les cas psychopathiques limites qu’on ne peut ranger dans le domaine des psychoses proprement dites, donc toutes les névroses et tous les états de dégénérescence : insuffisances intellectuelles, morales, affectives et autres insuffisances psychiques [29]. » Le concept en tant que diagnostic tomba ensuite en désuétude jusqu’aux Aspects du drame contemporain, où il fut repris. Jung écrit alors : « Cette notion (d’infériorité psychopathique) ne veut nullement signifier que l’individu ou que le peuple auquel elle s’applique soit dans la totalité frappé d’infériorité, mais seulement qu’il existe en lui un point de moindre résistance, une certaine instabilité, qui peut cohabiter d’ailleurs avec toutes les qualités possibles et imaginables [30]. » Bien que cette notion n’ait pas donné lieu à une plus grande élaboration dans l’œuvre de Jung, elle nous intéresse parce qu’elle évoque un secteur fragile de la personnalité dans lequel l’âme ne fonctionne pas en dépit des nombreuses vertus et qualités positives que peuvent avoir les personnes et les collectivités. C’est une espèce de vide, un trou ou une absence qui produit un état de possession quand nous sommes sous son influence. Ce qui amène Jung à penser que « le leader s’éveille rapidement chez l’individu, avec une résistance minime, une responsabilité minime et en raison de son infériorité, avec une très grande ambition de pouvoir [31]. » Une grande partie de notre bêtise et de notre infériorité s’exprime dans notre capacité à réaliser des actes stupides, stupidité qui grandit quand nous entrons dans l’orbite de la soif de pouvoir. Ceci est, me semble-t-il, l’un des principaux défis qu’impose l’actualité à la psychologie des profondeurs : analyser l’étroite relation qui existe entre stupidité et pouvoir. En idéalisant des personnes qui représentent nos défauts et notre stupidité nous nous sentons guéris. En les rendant toutes-puissantes et détentrices de la vérité, nous nous sentons sécurisés. Persécutés par nos angoisses et nos doutes dans un monde toujours effrayant, l’absence de limites et la force écrasante du titan servent d’appui à l’illusion. Les autocrates et les dictateurs existent parce que les citoyens que nous sommes le permettent, parce que quelque chose en nous leur ouvre la voie, en raison d’une irresponsabilité archaïque en connexion avec une infériorité qui nous rend particulièrement dépendants et ingénus, en raison de cette sorte de « vide d’âme » dans lequel l’intuition et les instincts de base ne fonctionnent pas.

Le problème fondamental de la psychopathie est l’absence d’images, l’absence de modèles archétypaux capables d’orienter et de donner forme à la conduite. Ce n’est pas une affaire d’ombre. Pour les comportements les plus destructeurs et jusqu’au mal, nous trouvons des images de référence : le démon, Lucifer, Belsébuth, les Rakashas. Nous pourrions dire que l’ombre archétypique se réfère à des modèles de destructivité qui sont à l’intérieur de nous-mêmes. Ici, en revanche, nous nous confrontons à une autre réalité, à une autre psychologie : il s’agit du vide. C’est pour cela que le livre de Guggenbühl-Craig sur les déserts de l’âme et sa récupération du concept de lacunae issu des anciens textes de la psychiatrie classique est d’une grande valeur. La psychiatrie du XIXe siècle et du début du XXe siècle interprétait l’esprit humain en termes de capacités ou de compétences présentes en chacun de nous mais plus ou moins développées. Certaines de ces capacités ou de ces talents pouvaient simplement ne pas être présents. « Ces traits absents ou manquants étaient/sont appelés lacunae, pièces vides dans la maison de la psyché. […] En poussant l’analogie un peu plus avant, ces zones non habitées ou inhabitables, ces déserts, zones stériles ou lacunae correspondraient à autant de psychopathies [32]. » Quel que soit le développement psychique, le supplément d’âme que nous acquérions, il existera toujours une fissure dans laquelle l’âme ne pénètre pas, une espèce de gouffre structurel occulte dans les endroits les plus sombres et les plus inaccessibles de la personnalité. Comme si au cœur de la structure du caractère, il y avait toujours une imperfection, un endroit fermé qui empêche tout supplément d’âme de remplir les interstices de la construction humaine. Rafael López-Pedraza attire l’attention sur la relation entre ces lacunae ou trous noirs de la psyché et l’excès titanesque. « Si nous arrivons à concevoir, à la fois, la vacuité et l’excès, nous nous trouverons dans une meilleure position pour appréhender le titanesque. En fait, l’excès pourrait surgir de la vacuité, des lacunae […] Et, pour ce que je peux en constater, l’excès qui surgit de la vacuité nous conduit, entre autres, à ce que nous dénommons par le terme psychopathe ou comportement étrange ; cet excès dont est rempli l’histoire [33]. » Nous pourrions penser que les gouffres psychiques, les trous dans lesquels l’âme ne parvient jamais, tendent à être comblés par le pouvoir, à produire de la voracité, et que la passion de commander est exaltée avec la plus grande force là où il n’y a pas de modèles mentaux pour la contenir.

Je vais conclure cet article par une autre réflexion d’Adolf Guggenbhül-Craig sur le pouvoir. Tout archétype, comme toute structure élémentaire du comportement humain comporte deux pôles, et par ailleurs c’est un schème de base qui implique une polarité. L’archétype de la mère se réfère nécessairement à l’enfant, l’archétype du guérisseur exige inévitablement un malade. Il arrive, toutefois, que l’un des pôles de l’archétype se constelle à l’extérieur en restant dans l’espace de la conscience. C’est avec ce pôle que nous nous identifions habituellement, alors que l’autre est réprimé et reste relégué dans l’inconscient. La psyché, malgré tout, ne supporte ni la tension des polarités, ni le conflit constant produit par la dissociation de l’archétype. La dissociation implique une fracture, une fissure, un trou. À moins d’un effort d’intégration conscient et d’une capacité de reconnaître les opposés, le pôle réprimé est en général projeté et ensuite récupéré indirectement grâce au pouvoir. Le médecin, incapable de percevoir ses propres blessures et faiblesses, s’identifie au pôle du guérisseur et il ne voit chez le patient que la difformité et la maladie. Alors que le médecin s’érige tel un sauveur, sage et tout-puissant, le patient, lui, devient de plus en plus faible et dépendant. Comme le signale Guggenbühl, « la réunification avec la polarité manquante peut être obtenue par la médiation du pouvoir » mais « cela est le résultat d’un échec psychologique et moral partiel [34] ».

Pendant des années, j’ai cru que la pérennité et la consolidation de la démocratie allaient permettre d’en finir avec la soumission irrationnelle des masses à l’homme fort et puissant, et qu’un plus grand développement de la conscience permettrait de contenir la volonté de pouvoir et d’empêcher qu’elle ne corrompe toute la citoyenneté. Je pensais que le pouvoir pouvait se comprendre comme un mécanisme menant au consensus. Aujourd’hui, ce n’est pas possible, et je ne peux plus que m’étonner devant les assauts permanents du pouvoir coercitif contre l’ordre institutionnel garant du respect des droits humains fondamentaux. Ma perplexité grandit quand je vois l’enthousiasme populaire pour des leaders que dans les vieux manuels de psychiatrie on décrivait comme des desalmados. Il convient donc d’insister sur la réponse donnée par Jung au correspondant du journal Mishmar, dans l’interview citée plus haut. Quand Eugen Kolb lui demanda comment guérir l’infection psychopathique de la mentalité collective, il répondit : « Une éducation pour une plus grande conscience ! Prévention… de la psychologie des masses ! [35] » Il est temps que la psychologie analytique sorte des cabinets pour aller dans les rues.

Traduit de l’espagnol par Élisabeth Conesa

RESUME : Pourquoi y a-t-il tant de leaders sans scrupules, cyniques et malhonnêtes, même dans les sociétés dotées d’un système d’élections libres et démocratiques ? Pourquoi les gens choisissent-ils et confient-ils le pouvoir à des personnes qui manquent d’intégrité et dont l’ambition est insatiable ? À des individus égocentriques, autoritaires, inefficaces et sans talents ? Le désir irrépressible de dominer et d’être dominé est une des passions les plus incomprises, complexes et déconcertantes. Une dimension indéterminée du pouvoir est intimement liée à l’infériorité psychopathique, « zone de résistance minimum », espace psychique où manque une structure et qui nous renvoie au vide.

ABSTRACT : Cynical, corrupt political leaders proliferate, even in societies which enjoy free, democratic elections and freedom of the press. For some reason, voters continue to choose candidates consumed by insatiable ambition at the expense of integrity. Why are self-centered, authoritarian, inefficient, and talentless individuals handed the power to govern and legislate ? The irrepressible desire to dominate and be dominated is one of the most complex, misunderstood, and disconcerting of the human passions. Some dimension of power is closely tied to psychopathic inferiority, a « zone of least resistance. » This psychological space, lacking a structure, hurls us into the void.

Mots-clés  : Pouvoir - Psychopathie - Titanisme - Voracité.

// Article publié le 14 décembre 2010 Pour citer cet article : Axel Capriles , « Pouvoir et infériorité psychopathique », Revue du MAUSS permanente, 14 décembre 2010 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Pouvoir-et-inferiorite
Notes

[1Ce texte est la version augmentée et modifiée d’un article paru dans Revista venezolana de psicología de los arquetipos, n° 2, 2007. Les citations d’ouvrages non disponibles en français ont été réalisées par la traductrice.
** A. Capriles M. est psychanalyste didacticien, membre de la SVAJ, société vénézuélienne des analystes jungiens, Éditeur de la Revista Venezolana de Psicología de los Arquetipos.

[2N. de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), Paris, Livre de Poche, 1998.

[3M. Weber, Sociología del poder. Los tipos de dominación. Madrid, Alizanza Editorial, 2007.

[4Les concepts de Macht et Herrschaft sont développés par Max Weber dans le chapitre III de Économie et Société (Wirtschaft und Gesellschaft). La traduction habituelle de Herrschaft en français n’est pas « pouvoir » mais « domination ». Pour une discussion sur les problèmes complexes soulevés par la traduction de ces deux termes, cf. la note rédigée par A. Caillé dans sa préface à La Sociologie historique comparative de Max Weber, S. Kalberg, Paris, Éd. La Découverte, 2002, p. 20 et sq. NdT. Preuve de la complexité de ce débat : dans la version de ce texte publiée dans Les Cahiers jungiens de psychanalyse, Macht est rendu par pouvoir ….(A. C.)

[5N. Machiavel, Le Prince, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1952, p. 348.

[6J. Hillman, Kinds of Power. A guide to its intelligent uses, New York, Dobleday, 1995, p. 108.

[7T. Parsons, Sociological Theory and Modern Society, New York, The Free Press, 1967.

[8H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 225.

[9A. Roa Bastos, Yo El Supremo, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1986.

[10C. Pacheco, Yo El Supremo : la insurreccion polifónica, Introduction in Yo El Supremo, op. cit., p. XXI-XXII.

[11J. Lipman-Blumen, The Allure of Toxic Leaders, New York, Oxford University Press, 2006.

[12Érasme, Éloge de la folie, Paris, Livre de Poche, 1999.

[13N. Machiavel, op. cit., p. 335.

[14F. Herrera Luque, La Huella Perenne. Las enfermedades mentales en mil doscientos años de patografia y sucesión, Caracas, Ediciones Alfar, 1969, p. 343-345.

[15F. Herrera Luque, Bolívar de Carne y Hueso y otros ensayos, Caracas, Editorial Ateneo de Caracas, 1983, p. 49.

[16F. Herrera Luque, La Huella Perenne, op. cit., p. 350.

[17M. Weber, op. cit., p. 118 et 115.

[18S. Solomon, F. Cohen et all., « Knocking on Heaven’s Door : The Social Psychological Dynamics of Charismatic Leadership », in Leadership at the Crossroads, Vol. 1, Leadership and Psychology, Edited by Cristal Hoyt, George Goethals and Donelson Forsyth, 2008.

[19C. G. Jung, « Après la catastrophe », Aspects du drame contemporain, Genève, Georg & Cie, 1983, p. 139.

[20C. G. Jung, « Answer to Mishmar on Adolf Hitler », The Symbolic Life, CW Vol. 18, Princeton : Bollingen Series XX, Princeton University Press, 1976.

[21A. Guggenbühl-Craig, Eros on Crutches. On the Nature of the Psychopath, Dallas, Sprig Publications, 1986.

[22C. G. Jung, Psychologie de l’inconscient, Genève, Georg & Cie, 1952, p. 103.

[23F. Herrera Luque, La Huella Perenne, op. cit., p. 345.

[24N. Machiavel, op. cit., p. 332.

[25F. Herrera Luque, Las personalidades psicopáticas, Caracas, Alfaguara, 2001, p. 33.

[26Ibid, p. 33.

[27C. G. Jung, « Après la catastrophe », op. cit.

[28C. G. Jung, « Psychologie et pathologie des phénomènes dits occultes », L’Énergétique psychique, Genève, Georg & Cie, 1981, p. 119.

[29C. G. Jung, Types psychologiques, Genève, Georg & Cie, 1983, p. 265.

[30C. G. Jung, « Après la catastrophe », op. cit., p. 146.

[31Ibid.

[32A. Guggenbühl-Craig, Eros on Crutches. On the Nature of the Psychopath, op. cit., p. 68.

[33R. López-Pedraza, « Locura Lunar-Amor Titánico » in Ansiedad Cultural, Caracas, Psicologia Arquetipal S.R.L., 1987, p. 21.

[34A. Guggenbühl-Craig, Poder y destructividad en psicoterapia, Caracas, Monte Avila Editores, 1974, p. 91.

[35C. G. Jung, « Answer to Mishmar on Adolf Hitler », op. cit., § 1387.

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