La mort subite de Philippe Chanial m’a plongé dans un profond désarroi pendant des semaines. [1] Nous avions à peu près le même âge. Soudainement, je me suis rendu compte que mes amis et amies les plus proches pouvaient disparaître du jour au lendemain. On n’est que peu de choses. Avec sa mort, la vulnérabilité qu’il savait si bien théoriser prenait une tournure existentielle. Comme le disait Paul Ricoeur, c’est grâce à la mort d’autrui que nous éprouvons notre propre finitude.
Ceux qui l’ont connu se souviennent de sa simplicité, de sa générosité et de sa gentillesse. Il était à l’écoute des autres et vivait naturellement la philosophie de la relation quand il était avec les autres. Quand il était seul, il travaillait sans relâche pour échapper à la solitude. Tiraillé de l’intérieur par le spleen, comme tous les grands romantiques, Philippe était un visionnaire. Malgré son intérêt pour la musique, son univers conceptuel est avant tout visuel et non pas auditif : sa sociologie se veut « lumineuse », elle invite à chausser les « lunettes du don » pour s’orienter dans les dédales de l’intersubjectivité et trouver la fleur vivante. D’autres références reviennent constamment sous sa plume : celles de la famille, du couple, du mariage et des alliances entre théories, concepts et personnes. Ce n’est pas un hasard si son dernier texte portait sur l’amour et s’il explorait, en couplant « le neveu » (Mauss) et « le cousin germain » (Simmel), la forme de l’intimité amoureuse comme union heureuse de la générosité et de la réciprocité.
Avec Alain Caillé, et depuis quelques années aussi sans lui, il dirigeait la Revue du MAUSS. Rarement un partenariat intellectuel a été aussi intense, amical et fraternel, sans rides et sans compétition. Unis par une même mission, une même vision et une même passion, ensemble ils ont traversé l’époque pour défendre l’anti-utilitarisme, promouvoir l’héritage de Marcel Mauss et développer le paradigme du don comme une philosophie politique intégrale. Jamais Philippe ne s’est permis de dévier de la ligne officielle du MAUSS. Bien au contraire, dans tous ses textes, il indiquait fidèlement ce qu’il devait à Alain Caillé (presque tout), à Jacques Godbout (l’endettement positif) ou à Marcel Hénaff (le don comme reconnaissance et alliance). Pour lui, en accord avec le penseur piétiste que Heidegger aimait citer, « denken ist danken » : c’est par la reconnaissance qu’on arrive à la connaissance. Même s’il ne partageait pas trop la fascination de Caillé pour l’agonistique, c’est en s’installant dans la pensée de Mauss, par une itération de quelques phrases emblématiques de l’Essai sur le don (« le roc de sociabilité humaine », « sortir de soi, donner librement et obligatoirement », « l’instant fugitif où la société prend », « la délicate essence de la démocratie ») - et à l’intérieur même du paradigme du don qu’il a trouvé sa voie, notamment sa « boussole », et sa voix, parce qu’il y a bien une pensée propre, mature, qui lui appartient, ainsi qu’un style, de plus en plus littéraire, difficile à traduire, comme nous en avons fait l’expérience à Mauss International, le complément anglophone du canal historique. Autant dire, le « Chanial historique », car on ne sait toujours pas comment la revue pourra continuer sans Philippe.
Au cœur du MAUSS, il y a une idée force : le don est tout. Il est à la fois l’origine, le moyen et la fin de la sociabilité. Il est le bien qui fait le lien, mais qui peut aussi conduire à la guerre. Si le don est un tout, un complexus de relations dialectiquement réversibles, tout n’est pas don cependant. Philippe distingue trois axiomatiques : celle de l’intérêt (Bentham, Marx, Hayek), celle du pouvoir (Hobbes, Weber, Bourdieu) et celle du don (Mauss, Lefort, Caillé). Les trois sont universelles, mais alors que les deux premières objectivent le monde, fut-ce pour mieux dénoncer les injustices, comme le fait la « critique critique », seule l’axiomatique du don a la capacité et l’intention d’établir une relation au monde dans laquelle autrui n’apparaît pas comme un objet, mais comme un sujet et un partenaire. Le don est en cela apparenté à la communication, au care, à la sympathie, à la reconnaissance et à la résonance. Il est l’opérateur magique qui tisse le lien social comme un lien entre moi et toi, vous et nous.
Pour Philippe comme pour Marcel Mauss, le don est plus que le don. Il ne s’agit pas tant d’un système d’échange archaïque qui précéderait le marché, mais plutôt du moment originaire (l’archè) de la sociabilité. Ce moment originaire fonde la société (au sens phénoménologique) et se répète et se renouvelle à chaque fois que les personnes entrent en relation et se reconnaissent mutuellement et librement comme sujets. Le don est donc la matrice, le moteur et le performateur de la relation entre des personnes qui se reconnaissent et, ce faisant, tissent le monde comme un monde commun et partagé. Non pas une fois, mais de façon continue, car le don est à la fois un acte (l’acte de donner) et un cycle (donner-recevoir-rendre), une partie et un tout, à l’image d’une ronde, classiquement représentée par les trois grâces qui dansent en se donnant la main.
La relation du don se définit par la générosité (l’ouverture à l’autre) et la réciprocité (qui maintient et relance le lien). Dans une formule lumineuse, Chanial affirme que le don véritable consiste à « donner (générosité) pour que l’autre donne (réciprocité) ». Il peut y avoir de la générosité, mais sans la réciprocité, comme dans l’éthique de sainteté, l’agapé et la grâce. Inversement, il peut y avoir de la réciprocité sans générosité, comme c’est le cas de l’échange et du donnant-donnant. Le véritable don a lieu lorsque des personnes se reconnaissent mutuellement – « les yeux dans les yeux » – comme égaux et établissent des relations sociales passagères ou durables entre elles pour le simple plaisir d’être ensemble et de faire ensemble dans un courant de mutualités. Dans le sillage de Georg Simmel, relu à la façon des ethnométhodologues, Philippe conçoit le don comme une forme d’association (Vergesellschaftung) qui canalise les pulsions sociophiliques dans des formations élémentaires qui socialisent les membres en même temps qu’ils les subjectivent par la reconnaissance. La relation de don est donc doublement constitutive : de l’être soi (subjectivation) et de l’être ensemble (socialisation). Il est à la fois opérateur de la reconnaissance et performateur du lien. Sous les grandes formes cristallisées de l’État et du marché, on retrouve la joie de l’association et de l’être ensemble. Pensée jusqu’au bout, l’anthropologie normative en clé de don esquisse un monde utopique, anarcho-communiste, radicalement associatif, sans autre transcendance que la communauté elle-même. Comme les communautaristes américains, Philippe entrevoit dans les formes de la sociabilité primaire de la famille, des amitiés, des voisinages, des groupes de travail et des associations civiques l’armature d’une société plus généreuse et réciprocitaire, plus juste et solidaire.
L’ordre de la relation (Je-Tu-Nous) est un ordre social, moral et politique sui generis. Il a ses propres règles, immanentes aux situations d’interaction et qui les constituent comme une forme d’association. Les normes ne viennent pas d’en haut, comme les faits sociaux dans les lectures plus conservatrices de Durkheim, mais sont réalisées quand la vulnérabilité de chacun est reconnue en acte. Anne Rawls l’avait bien établi dans ses lectures de Garfinkel, Sacks et Goffman. Cet ordre de l’interaction, que Philippe nomme « l’ordre de la relation » et qu’il oppose à « l’ordre de l’institution », est à la fois empirique et normatif. Il est le creuset vivant d’une société idéale qui existe déjà et qu’on peut entrevoir en chaussant les lunettes du don. Cet ordre est fragile, cependant, car il peut basculer à tout moment dans l’anti-ordre de l’exploitation (axiomatique de l’intérêt) et de la domination (axiomatique du pouvoir). En effet, le don contient, au double sens du mot, l’intérêt et le pouvoir. Le passage d’un ordre harmonieux et symbolique à un désordre agonistique et diabolique peut se produire à tout moment. Le cycle vertueux (donner-accepter-rendre) peut se transformer en cycle vicieux (prendre-refuser-garder). Pour un rien, la générosité (donner le bien) peut se retourner en violence (donner le mal) et la réciprocité en pouvoir asymétrique de l’emprise (donner pour soumettre). De même, la vie qui est donnée peut être reprise violemment à chaque instant. Le don, la vie, la mort est un cycle qui ne se referme jamais complètement. C’est à la fois cosmique et proprement humain. Ceux qui ont donné plus que les autres ne recevront pas forcément plus que les autres. Néanmoins, comme Philippe, ils survivront aux autres dans la mémoire, jusqu’à ce que, eux aussi, soient finalement engloutis par l’oubli. Max Weber, mort à 58 ans, disait qu’en tant que scientifiques, on pouvait espérer tout au mieux un quart de siècle de conservation. Avec la modestie qui lui était propre, Philippe n’en espérait pas autant. S’il avait vécu un quart de siècle de plus, ça aurait fait quand même un demi-siècle. On lui doit ça. Adieu, l’ami. Tu salueras David (Graeber), Marcel (Hénaff) et Elena (Pulcini).