Que fait-on parfois le week end, en dehors de ses activités professionnelles ? On peut, par exemple, lire un ouvrage le samedi et vu son intérêt écrire sa recension le dimanche. Dans un ouvrage critique, L’eau, une affaire d’Etat. Enquête sur le renoncement écologique (Raisons d’agir, 2024), Sylvain Barone (directeur de recherche en sciences politiques à l’UMR G-EAU, INRAE de Montpellier) examine toute la difficulté des pouvoirs publics à soutenir une gestion durable et écologique de l’eau [1]. Si l’Etat reste un acteur majeur de sa bonne gestion publique, un certain nombre de pressions sociales peuvent l’amener à prendre une posture « libérale-réformiste, en ne remettant pas en cause les objectifs de développement économique ». Voire à agir comme un acteur « conservateur, en veillant à ne pas trop perturber l’ordre social et politique établi ». Quand il ne se transforme pas en un « Etat répressif, sanctionnant les mouvements écologistes mais négociant avec les délinquants environnementaux et les organisations professionnelles agissant en marge de la légalité ». L’altération des politiques de l’eau est à l’avant-poste du renoncement écologique.
Une ressource écartelée
L’eau, comme ressource, est partagée entre différents acteurs publics et privés. Cette répartition répond à des besoins spécifiques : usage domestique, industriel, agricole, loisir, préservation de l’environnement. A titre d’exemples, en France l’agriculture représente 58% des consommations d’eau en moyenne annuelle (« avec des pointes à 80% l’été ») [2], bien au-delà de celles liées au refroidissement des centrales nucléaires (12%) ou à destination de l’industrie (4%) [3]. Si « les politiques environnementales semblent au moins autant gouvernées par l’extérieur, par le secteur agricole, par celui de l’énergie, ou par le ministère de l’Economie et des Finances que par le ministère de la Transition écologique », pour Sylvain Barone, « l’environnement perd fréquemment ses arbitrages face aux autres secteurs ». De par ces besoins multiples, pouvant être antagonistes, les politiques publiques de l’eau se retrouvent régulièrement sous tension, à la recherche d’une « équité de traitement entre usagers de l’eau ». Ainsi, a-t-on vu surgir la coexistence de deux principes : le premier concerne la « non-hiérarchisation entre usages (hors période de crise » (1964), le second celui « d‘écologisation » (1990/2000). Pourtant, si la gestion de l’eau est pensée comme une démarche qui doit rassembler et non diviser, sa gouvernance n’en est pas moins politisée, comme lorsque des acteurs publics de l’eau « minimisent systématiquement les conflits entre usages et les effets négatifs de certains de ces usages sur la ressource et les milieux ». Dans les faits, les décisions des politiques de l’eau ne sont pas toujours en accord avec la réalité du terrain.
Résistances à l’écologisation des politiques de l’eau
Au sein des Comités de bassin et des Commissions locales de l’eau, la question de l’écologisation des politiques de l’eau peut être l’objet de tensions entre acteurs ayant des objectifs et des intérêts divergents.
Le premier exemple concerne le secteur agricole. Selon l’auteur, « les résistances agricoles à l’écologisation sont en général plutôt favorablement accueillies par les pouvoirs publics, qui privilégient le dialogue et l’apaisement avec les représentants de l’agriculture productiviste, au point que la satisfaction des attentes et des intérêts agricoles majoritaires structure aujourd’hui beaucoup la gestion de l’eau ». Outre les prélèvements pour irriguer les cultures et maintenir la production, l’utilisation d’engrais et de pesticides impactent la qualité de l’eau, en particulier en zone rurale. Et les résultats agri-environnementaux ne sont pas au rendez-vous, comme l’ont rappelé deux rapports de la Cour des comptes européenne sur le verdissement de la PAC [4] et l’utilisation durable de l’eau dans l’agriculture [5]. Le second exemple porte sur la production électrique à partir de centrales nucléaires. L’eau, de rivières et de fleuves, est prélevée en vue de refroidir leurs réacteurs. Après son passage dans les circuits d’eau de la centrale, sa température en sortie devra être la moins élevée possible afin de ne pas perturber l’écosystème des alentours. A ce propos, Sylvain Barone note que « l’Autorité de sûreté nucléaire recherche un équilibre entre maintien de la production électrique et préservation de normes écologiques minimales ». Mais, poursuit l’auteur, « avec le changement climatique, les débits hydrologiques plus faibles auront pour conséquences des températures moyennes plus élevées en aval des centrales, par concentration de rejets plus chauds dans une eau plus rare ». Dans cette optique, si nous ne modifions pas nos usages et modes de vie, le maintien ou l’augmentation de notre consommation électrique impactera l’environnement d’une manière plus prononcée. En raison du changement climatique, les niveaux « crise » et « alerte renforcée », visant à « rationner certains usages ou à en prioriser d’autres », pourraient être plus drastiques et courants à l’avenir [6]. Porter son regard « sur les conséquences de la raréfaction ou de la pollution de l’eau » au détriment des causes structurelles est un acte, si ce n’est un choix, éminemment politique. Pour Sylvain Barone, le mythe de la conciliation des usages de l’eau tend à se fissurer.
Conflits internes
Les tensions et les rapports de force, en lien avec l’écologisation des politiques de l’eau, se situent également à l’échelle des institutions publiques. Pour l’auteur, « si l’Etat s’est bien emparé d’une approche écologique pour traiter les questions d’eau, son action se caractérise aussi par des tensions internes, entre ministères ou corps de fonctionnaires ». Ainsi en est-il du choix budgétaire alloué aux questions environnementales et aux politiques de l’eau. A ce sujet, Sylvain Barone rappelle qu’en 2024 « le ministre de l’Economie et des Finances annonce un plan d’économie de 10 milliards d’euros, dont un peu plus de 2 milliards au détriment de l’écologie, du développement et de la mobilité durables ». A quoi s’ajoute la suppression de l’ingénierie publique de l’Etat et la diminution des effectifs humains à Météo France, à l’Office national des forêts, à l’Ademe ou à l’Agence de l’eau « au moment même où l’Etat leur demandait de développer leurs interventions sur de nouvelles thématiques, comme l’adaptation au changement climatique, la protection de la biodiversité, la lutte contre les micropolluants ou la préservation des milieux marins ». Ou comment chercher à faire plus avec moins.
Un autre point de pression concerne le corps préfectoral qui peut être, dans ses arbitrages, souvent plus « favorables aux grandes entreprises industrielles, aux agriculteurs irriguants ou aux chasseurs qu’aux défenseurs de la nature » et autres protecteurs de l’eau, de manière à éviter tout « mécontentement de grands élus ou d’autres acteurs locaux importants » et s’assurer de « maintenir la stabilité d’un réseau de relation pour gérer sa carrière ». Ainsi, face à des pollutions, pas toujours visibles, la négociation est privilégiée au détriment des sanctions, peu nombreuses et pas toujours dissuasives. Pour appuyer ce constat, Sylvain Barone indique que « depuis les années 2000, les condamnations en matière environnementale se sont stabilisées à un niveau peu élevé (environ 0,4% des condamnations pour délit en 2023). Les peines prononcées sont elles aussi stables à un niveau très faible, à quelques exceptions près. Les peines d’emprisonnement demeurent rarissimes pour ce type d’infraction », et d’enfoncer le clou : « aujourd’hui les auteurs d’atteintes à la nature font l’objet de poursuites dans seulement un cas sur cinq » alors que dans le même temps les lois ont augmenté en sévérité. Pour l’auteur, cette impunité environnementale s’explique par « le manque de moyens des polices de l’environnement ; la doctrine judiciaire conduisant à privilégier les procédures transactionnelles ; la déconnexion professionnelle des magistrats vis-à-vis des questions écologiques ; la faible coordination entre les acteurs des politiques pénales environnementales ; et le ménagement de certains groupes d’intérêts ». Les capacités organisationnelles de l’Etat ne sont pas à la hauteur des enjeux environnementaux actuels.
Répression à géométrie variable
Enfin, une autre pierre d’achoppement concerne les pratiques répressives, « à géométrie variable », à l’égard de certains acteurs plutôt qu’à d’autres. Pour Sylvain Barone, l’Etat tolère « des comportements susceptibles d’être qualifiés pénalement (atteintes aux biens, menaces aux personnes), de la part par exemple de certaines organisations agricoles – tout en exerçant une pression répressive importante sur les militants écologistes ». Ainsi, des contrôles réalisés par des agents de l’OFB (Office français de la biodiversité) autour de zones agricoles peuvent se traduire sur le terrain par des intimidations, menaces, injures, détériorations de véhicule…Quand ce ne sont pas des bâtiments de l’Office qui sont ciblés. Ménager des acteurs d’une profession au détriment d’une autre peut aller jusqu’à établir une note (émanant de la direction de l’OFB) demandant « à ses inspecteurs de ne pas contrôler l’usage de pesticides par les arboriculteurs pendant la période de floraison » [7], ce qui « a suscité de l’incompréhension de la part des inspecteurs de l’OFB, empêchés par leur propre direction de faire appliquer la réglementation » ! A l’inverse, signale l’auteur, « les organisations écologistes sont de plus en plus systématiquement traitées sous l’angle de la criminalisation », comme lors de la mise en place de projets visant à instaurer des retenues d’eau à des fins agricoles, d’une manière légale ou illégale (Caussade) [8].
Si la gestion de l’eau est bel est bien « un terrain de luttes, un espace d’expression, de reproduction et d’actualisation de rapports de force et de domination » entre acteurs étatiques et extra-étatiques, elle est aussi le révélateur de notre fonctionnement démocratique face au renoncement écologique.