Françoise Héritier : oui au mariage homosexuel, non à la gestation pour autrui

Entretien pour Marianne, 4 février 2013

En plein débat parlementaire sur le projet de loi autorisant le mariage et l’adoption pour les couples de même sexe, l’anthropologue et ethnologue, Françoise Héritier, répond aux questions de Marianne. Si le propre de l’homme est aussi sa capacité d’innovation, cela ne veut pas dire qu’il y a un nombre illimité de formules possibles dans le domaine de l’institution familiale, souligne-t-elle.


Marianne [1] : En quoi le mariage homosexuel peut-il changer selon vous notre conception du mariage qui a reposé longtemps sur l’échange des femmes, données en mariage, pour satisfaire une union entre deux groupes humains qui ont pris nom en Occident de familles ?

Françoise Hériter : En fait, l’échange de leurs filles ou sœurs, qui est l’oeuvre des hommes est encore de mise dans une bonne partie des sociétés humaines à ce jour. En Occident, le changement majeur a eu déjà lieu, depuis peu. Désormais, le mariage n’unit plus deux familles et leurs projets communs, mais deux individus et il est fondé sur l’amour le plus souvent et le libre choix. Il nous reste cependant, des temps archaïques, la prohibition de l’inceste qui obligeait à l’exogamie.

Elle a été réduite chez nous aux ascendants et descendants directs (parents/enfants) et aux collatéraux (oncle, tante/neveu, nièce ; frère/soeur), si l’on considère la parenté consanguine, et seulement aux alliés de la ligne directe de descendance (époux de la mère et de la fille pour une femme, épouse du père et du fils pour un homme). Si nous prenons en considération ces deux faits, le mariage homosexuel obéit à la nouvelle donne (l’amour) à quoi s’ajoute l’exigence d’égalité entre citoyens, et il n’enfreint nullement les règles civiles ou canoniques de la prohibition de l’inceste.

L’exogamie (l’obligation de sa marier avec une personne étrangère à son groupe familial), fut néanmoins renforcée par l’institution du mariage, elle avait pour finalité profonde l’instauration de la société, viable, paisible et reproduite sur le long terme.

Cette dernière condition a valu au mariage hétérosexuel son succès institutionnel : en effet, du point de vue des enfants à naître, les groupes, peut-être antagonistes, de leurs parents devenaient leurs consanguins. D’autres formes d’échange ont eu historiquement cours pour entériner un accord, comme l’échange d’otages souvent de même sexe. L’idée n’est donc pas totalement nouvelle de « faire société » (comme on dit maintenant) aussi à partir de l’identique.

Nous assistons donc à la concrétisation d’évolutions importantes, non à une révolution ?

Elles accompagnent l’apparition de nouvelles revendications, concernant un exercice libre de la sexualité ne venant pas entraver les droits à l’égalité des citoyens, le changement de définition du mariage qu’on cherche dans l’amour et la poursuite du bonheur individuel, et enfin l’invention de techniques de procréation (don de gamètes ; j’insiste sur la notion de don) qui permettent de sortir d’un destin organique et dont on voit mal avec quelles justifications morales, juridiques ou politiques on devrait en cantonner l’usage aux pratiquants de l’hétérosexualité. Il se peut que tout cela tienne au fait que nos sociétés, nombreuses en membres et soudées par toutes sortes de règles contraignantes, n’ont plus besoin de la circulation des femmes pour fonder la société, comme aux temps originels.

Le propre de l’espèce humaine est d’innover. Il est donc souhaitable selon vous d’inventer de nouvelles familles. Jusqu’où peut-on aller en matière de construction familiale, et quelle est votre approche de la filiation, concernant les unions homosexuelles ?

Oui, le propre de l’homme est aussi sa capacité d’innovation et pas seulement technique. Cela ne veut pas dire qu’il y a un nombre illimité de formules possibles dans le domaine de l’institution familiale au sens large. Mais un certain nombre de formules sont réalisables à partir des combinaisons possibles opérées par l’esprit (et qu’ont opéré nos prédécesseurs) entre des faits qui sont des « butoirs pour la pensée ». Je les appelle ainsi parce qu’ils ne sont pas (jusqu’ici) transformables par la seule volonté humaine : la succession des générations dans un seul sens, l’existence de deux sexes, l’uniparité fondamentale de l’espèce d’où découlent des lignées collatérales nées de germains, etc.

De ces combinaisons sont issus les grands systèmes-type de désignation de ses apparentés, de filiation, de choix du conjoint, de résidence. Et la combinaison surajoutée de ces compartimentations de la parenté (dénomination, alliance, filiation, résidence) entre elles a abouti à l’émergence de ces formes multiples de « faire société » que l’humanité a inventées et que l’anthropologie étudie.

Donc d’autres possibles peuvent apparaître dans le ciel des idées et être rendus pensables ?

Ou d’autres, qui ont été perçus comme possibles mais qui n’ont pas été acceptés comme pensables, peuvent devenir pensables et acceptables. Ainsi, les évolutions évoquées ci-dessus (question 1) ont rendu possible la légalisation institutionnelle d’une union homosexuée, fondée sur le choix individuel et sur l’amour. A n’en pas douter, dans les siècles qui viennent, d’autres possibles deviendront pensables et des possibilités qui n’ont encore jamais été formulées deviendront formulables et, à plus ou moins long terme, réalisables. Ainsi, mais seulement dans les limbes, sont de nos jours formulées les possibilités de la naissance extra-corporelle (utérus artificiel) ou de la procréation sans ovules (à partir de spermatozoïdes seulement et/ou de cellules-souche non germinales).

Et pour la filiation ?


C’est, comme le mariage, une « convention » qui désigne le groupe auquel l’enfant est rattaché. Le mode européen est cognatique : nous reconnaissons les droits et appartenances dans toutes les lignes jusqu’aux grands-parents, même si on peut noter une inflexion agnatique (la lignée proprement masculine, de père en père). Mais il existe bien des sociétés qui ne reconnaissant qu’une ligne : centrée sur la lignée de père en père et où les filles ne transmettent pas la filiation à leurs enfants (filiation patrilinéaire), ou centrée sur la lignée de mère en mère (filiation matrilinéaire) où les garçons ne transmettent pas la filiation à leurs enfants ; ou qui n’en reconnaissent que deux sur les quatre possibles jusqu’aux grands-parents, à savoir ces deux lignées utérine et agnatique (filiation bilinéaire). Or, ceux qui vivent dans des sociétés régies par ces règles les trouvent tout à fait légitimes et mieux, naturelles, c’est-à-dire fondées sur des nécessités de nature biologique ou généalogique, tout comme nous pensons spontanément qu’est notre système cognatique. Or toutes sont des créations de l’esprit, qui peuvent donc changer. Et tous ces systèmes sont viables. C’est là un premier point.

Dans notre exigence actuelle de défense de la filiation cognatique, on s’insurge devant l’idée du doublement : deux pères ou deux mères. Mais les enfants auront aussi quatre grands-parents comme les autres et leur vécu intime de leur situation la leur fait juger tout aussi naturelle et même évidente, même si elle est différente, que celle d’enfants nés d’unions hétérosexués. Surtout, je voudrais rappeler que nous avons admis des siècles durant et sans problèmes ni de conscience ni de justice, qu’une fille de ferme, une servante, soient engrossées et qu’une « fille-mère » mette au monde des « bâtards », sans père reconnu. On ne criait pas à l’injustice en proclamant qu’il fallait qu’un enfant ait un père et une mère pour l’élever, ou qu’il lui fallait connaître les deux images de la tendresse et de l’autorité pour se construire !

Si l’on a pu si longtemps juger concevable qu’un enfant ne dispose que d’une seule lignée, on devrait mentalement pouvoir admettre qu’il en ait deux, fondées sur l’identité sexuée et non sur la différence. Quant aux images parentales, elles ne sont pas non plus dictées par le sexe, mais par la constitution individuelle et par la répartition au sein du couple, y compris dans les unions hétérosexuées. C’est donc, encore une fois, une histoire de convention et d’acceptation commune d’un changement vers une situation tout aussi pensable et légitime que celles qui ont été actualisées.

Vous dites que vous vous arrêtez à la gestation pour autrui ? Pourquoi ? Pouvez-vous développer votre point de vue ?

Pour une raison fondamentale, de principe et cette objection concerne aussi bien la GPA pour les couples hétéro qu’homosexués. Elle ne touche d’ailleurs que la GPA marchande : le don altruiste doit toujours être possible et pourrait être reconnu dans la loi française qui interdit la commercialisation du corps humain et de ses organes. Il nous faut réfléchir dans ce cadre, qui est sain (car autoriser la commercialisation, c’est aussi, peu ou prou, légitimer en esprit l’esclavage ou la soumission pour dettes, par exemple). Dans ce cadre, le principe majeur de réflexion doit être le suivant : nul ne peut pour son propre bénéfice, faire du tort à Autrui, dans son corps, sa pensée, sa volonté.

Or le recours, pour des raisons de coût moindre, à des femmes vivant dans des pays en voie de développement, mariées et mères de famille et contraintes par la pauvreté, contredit de façon multiple à ce principe de base. Elles sont en effet soumises à une triple domination qui leur fait tort.

1 - Ces femmes, indiennes le plus souvent, ne se prêtent pas à la GPA par altruisme ou de leur pure volonté, mais sur injonction ou décision de leur mari qui voit là une bonne manière de résoudre temporairement le problème de la pauvreté de sa famille. Il s’agit là de la domination masculine.

2 - Elles souscrivent à ce choix par obéissance mais aussi par nécessité économique et se soumettent dans ce cadre à l’économie de marche et au désir des dominants économiques.

3 - Elles se retrouvent parfois (et dans une proportion significative) chargées de l’enfant qu’elles ont porté et dont le couple demandeur ne veut plus pour des raisons diverses, ce qui, on s’en doute, nuit à elles-mêmes, à leur propre famille qui reçoit une charge supplémentaire, et naturellement à l’enfant. Elles sont victimes de la variabilité du désir de l’autre.

Ce dernier point me permet d’ailleurs d’objecter à l’idée généralement exprimée que la GPA permet pour le couple demandeur un rapport d’engendrement par le père au moins au nom de la prétendue priorité de la « vérité » biologique ou plutôt génétique. Les abandons montent qu’il ne s’agit pas là d’une vérité contraignante puisqu’elle n’entre pas en ligne de compte pour l’enfant « qui ne convient pas ». Seul compte alors un certain type de désir de toute-puissance.

Pourtant cela se fait. Que devient alors la filiation des enfants nés de cette manière ?

La question est : la loi doit-elle réparer ce qui a été fait en contravention avec elle-même ? Si l’on répond oui, des modalités peuvent être trouvées, que ce soit par l’adoption ou par des droits accordés aux parents « supplémentaires » comme cela est demandé dans le cas des familles recomposées.

Qu’est-ce qui pourrait vous choquer dans le projet de loi à venir, si jamais celui-ci est voté ?

Rien à dire vrai. Une loi obéit aux exigences de son époque. Elle est contraignante parce qu’elle correspond à une conscience et à une volonté majoritaires. Son influence est alors bénéfique en ce qu’elle aide à construire et à consolider des habituations mentales qui deviennent un jour des évidences pour tous.

Elle doit cependant être soumise à des exigences éthiques fondamentales non contradictoires entre elles : satisfaire au mieux les individus et leurs besoins compte tenu des possibilités tant cognitives que techniques, mais jamais au détriment des autres, fussent-ils éloignés de nos yeux.

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