Etat de la situation du Japon sinistré, au 30 décembre 2011
Petit état des lieux à destination de ceux qui sont intéressés par la situation du Japon sinistré mais qui n’ont pas eu l’occasion de suivre son actualité. Marc Humbert
1) Peut-on parler d’un retour à la normale ?
2) Les données les plus publiques sur le niveau de radioactivité.
3) Les perspectives concrètes : un avenir proche encore bien difficile
4) Il n’y a pas de mot de la fin
1) Peut-on parler d’un retour à la normale ?
Le Japan Times du 30 décembre a décidé d’arrêter la publication de la carte des niveaux maximum de radiation dans l’Est du Japon en indiquant que la situation semblait stabilisée. Le service culturel et d’information de l’ambassade du Japon en France a fait un communiqué le 20 décembre pour protester auprès des média contre les informations publiées en France et de nature à induire en erreur les lecteurs sur les initiatives du gouvernement. Ce courrier donne certaines précisions avec des commentaires pour tenir que la situation est en voie de normalisation, pour souligner que le gouvernement japonais a fourni des efforts remarquables, et que tout peut reprendre comme avant. Le Japon renaît.
C’est la position qu’essaie de défendre depuis le début les principaux responsables politiques et le gouvernement japonais.
Alors même que le Japon rétrogradait au rang de 3e puissance économique mondiale, l’échec du désastre nucléaire lui faisait perdre la face de « Gijutsu Rikkoku » pays technologique. Face à cette situation les autorités se sont peu [1] dirigées vers la remise en cause des choix qui ont fait du Japon une puissance nucléaire civile, choix d’immédiat après-guerre qui semblait n’attendre que l’initiative « Atome pour la paix » de Eisenhower en 1953 [2] . Elles ont alors mis tout en place pour assurer ce qui leur paraissait essentiel pour relancer l’économie du pays, avec l’aide d’un lobby pro-nucléaire puissant, « le village nucléaire », qui avait entonné l’hymne d’un nucléaire pacifique, sûr à 100% et prometteur de bien être, pour éviter l’opposition d’une opinion publique pacifique marquée par Hiroshima. Sur le deuxième point il y a évidemment depuis le 11 mars, un sérieux obstacle à surmonter pour rétablir la confiance dans l’opinion publique.
A l’intention de tous et des rétifs en particulier, les autorités ont clamé que l’arrêt du nucléaire serait la fin de la fourniture de l’électricité, du confort et pire pour les Japonais, la fin de la croissance. Toutefois le Japon, malgré un yen très cher, et sans centrales nucléaires, continue à fonctionner et à croître : là encore un argumentaire supplémentaire sera nécessaire.
Les exportations y compris nucléaires sont indispensables selon le gouvernement. Toshiba vient de remporter un contrat pour une partie du projet de construction d’une nouvelle centrale nucléaire aux Etats-Unis (premier projet depuis 30 ans) et se trouve bien placé pour des nouveaux projets en Turquie. Il faut également selon le gouvernement exporter des armes et le Japon est en train d’abandonner l’interdiction d’exportations d’armes qu’il observait jusqu’ici. Ses forces d’autodéfense ne constituent pas officiellement une armée, mais de fait en sont une qui fait désormais à l’occasion des missions de maintien international de la paix, sans engagement offensif.
La presse japonaise s’est montrée très timorée dans ses critiques vis-à-vis des versions officielles sur la situation et sur les positions des autorités. Les Japonais se sont mobilisés à plusieurs reprises contre le nucléaire, en juin, puis massivement le 19 septembre quand 60 000 personnes se sont rassemblées à Tokyo. Et puis surtout les autorités locales, au moins sous la pression de leurs opinions [3], refusent le re-démarrage des centrales qui s’arrêtent pour maintenance. Légalement elles n’ont pas besoin de ces autorisations, mais c’est la pratique usuelle.
Il est donc difficile de considérer que la situation est redevenue normale ; donnons quelques précisions.
2) Les données les plus publiques sur le niveau de radioactivité.
Le Japan Times [4] du 30 décembre a décidé d’arrêter la publication de la carte des niveaux maximum de radiation dans l’Est du Japon en indiquant que la situation semblait stabilisée. Ces données sont des données officielles en microsieverts/heures. Regardons les dernières données, certes bien meilleures que celles plus anciennes, prenons pour quelques dates les observations pour Iitate à 40 km de la centrale et pour la ville de Fukushima à 63 km (les données pour Fukushima ne sont reprises que depuis la mi-octobre) dans la même direction Nord-Ouest, mais après une zone montagneuse.
Depuis le 15 octobre l’observation était aux environs de 2µs à Iitate et de 1µs à la ville de Fukushima.
La baisse récente de 20% est peut être dû à la direction des vents d’hiver ou à des efforts de décontamination à proximité de l’appareil de mesure ? Ce serait dû officiellement à la réduction des émanations ? Peut-être pour la période récente l’emballage du réacteur numéro 1 par une toile de plastique montre une petite efficacité.
Pour calculer l’exposition annuelle à partir des valeurs observées par heure en dehors de tout correctif il suffit de multiplier par 24 (nb d’heures en une journée) puis par 365 (nombre de jours en une année, soit par 8765.
L’observation à Iitate, à 40 km de la centrale des 2 microsieverts/heure correspond donc à 17,53 millisieverts par an. Soit moins des 20 millisieverts choisis comme référence par le gouvernement japonais. La situation en début avril de 46,428 millisieverts et certainement plus encore en Mars quand ce n’était pas une zone d’évacuation, mais où sont allées se « réfugier » 2000 personnes aux quelles les autorités ont indiqué d’évacuer sans autre consigne que de s’éloigner de 20km de la centrale.
En fait le gouvernement japonais traduit les microsieverts par heure en utilisant un coefficient : selon son calcul, on ne vit que 8h par jour à l’extérieur mais 16 h par jour à l’intérieur où ne pénètre que 40% des radiations (l’association Acro [5] vient d’analyser les poussières d’aspirateur, montrant le degré élevé de contamination à l’intérieur des maisons malgré l’habitude japonaise de laisser ses chaussures à l’entrée). Cela fait qu’une journée ne comprend que 8h + 16hx40% = 14,4 heures d’exposition à la radiation observée. Soit pour une année 365x14,4 = 5256 comme multiplicateur.
Avec ce coefficient Iitate est à environ 10,512 millisieverts par an et Fukushima à 5,256 millisieverts par an.
Lors des déclarations du 16 décembre le gouvernement japonais a cependant prétendu que bientôt autour de la centrale on serait dans une situation normale, c’est-à-dire que l’on pourrait observer autour de la centrale des émanations de moins de 1 millisievert/an a –t il précisé. Le communiqué de l’ambassade du Japon en France donne également ce chiffre comme limite à venir pour l’exposition supplémentaire (à quoi ?) des enfants.
On en est donc encore loin.
Un rapport en principe indépendant d’un groupe mené par le Pr Yotaro HATAMURA sera bientôt présenté, un rapport intérimaire a été diffusé fin décembre dont les journaux japonais se sont faits l’écho. Il montrera clairement les dysfonctionnements et le manque de considération active pour protéger les personnes. Le choix a été, plutôt que d’organiser la mise à l’abri des populations en les évacuant massivement, de les soumettre de manière prolongée à des doses d’irradiation d’urgence. Ainsi il a été décidé d’autoriser une exposition à une radiation externe de 20 millisieverts pour les enfants dans les écoles [6] ; notons que la mesure a été appliquée avec la correction indiquée plus haut, ce qui fait que l’exposition potentielle est en fait de 33 millisieverts, à charge de réduire l’exposition réelle grâce à une vie limitée à 8h en extérieur et à une protection de 40% pendant 16h à l’intérieur et tout ceci ne prend pas en considération l’exposition interne des enfants par leur alimentation.
Or l’alimentation locale s’appuie principalement sur l’agriculture locale et la base en est le riz.
Le gouvernement n’a interdit la culture du riz dans la préfecture de Fukushima que récemment [7] et la récolte de cette année est enfin testée de manière plus systématique après la découverte circonstancielle de quelques récoltes avec un riz dépassant les normes de 500b au kilo. Au total (The Japan Times, 29 décembre) avec les normes pour l’an prochain qui devraient ne plus être celles possibles en situation d’urgence et que le gouvernement a dit vouloir réduire à 100b au kilo [8], c’est 18% des 11 800 fermes cultivant du riz qui devraient recevoir une interdiction de le cultiver. C’est dire en même temps que toutes ces familles et celles qui leur ont acheté du riz ont reçu une contamination interne non négligeable pour laquelle le gouvernement n’a accordé aucune considération [9].
3) Les perspectives concrètes : un avenir proche encore bien difficile
Au bout d’un an, en avril prochain, le gouvernement prévoit d’entrer dans une période qui n’est plus celle d’une situation d’urgence avec des critères plus restrictifs pour le contrôle des produits alimentaires (mais avec des moyens d’application qui semblent trop limités [10]) et de redéfinir les zones. Le système de simulation SPEEDI [11] qui, à partir de niveaux d’émanations radioactives en un lieu, peut, en fonction de la météo, prévoir la carte des niveaux de radioactivité résultant, n’avait pas été utilisé pour définir les zones d’évacuation. Quand le gouvernement a eu connaissance de ce système (très coûteux, public et financé par l’Etat) et compris sa signification, il n’en a rien tiré comme conséquences rapides et a retardé la publication de ces données jusqu’au 26 avril, au moment où des données équivalentes avaient été publiées par des organismes occidentaux.
Depuis on a des niveaux observés qui complètent la prise en considération des calculs de SPEEDI et amènent enfin le gouvernement à revoir la cartographie des zones en 3 catégories non liées à des éloignements en km de la centrale accidentée. Un inventaire des zones à plus de 50 millisieverts par an (effectif ou corrigé ?) qui resteront (ou seront) interdites et vraisemblablement pour plus de 5 ans (l’Etat rachèterait les propriétés privées), des zones entre 20ms et 50ms qui seront à accès restreint mais avec un effort intense de décontamination (plusieurs entreprises commerciales sont en cours d’opérations pilote pour montrer la performance de leurs systèmes y inclus pour des sols de cultures), et enfin les zones en dessous de 20ms qui sont considérées comme habitables et qui feront aussi l’objet d’opérations de décontamination pour réduire encore le niveau. Dans cette zone il y aura incitation au retour des habitants. Mais si les enfants ne doivent pas se trouver exposés au-delà de 1ms, comme l’indique par ailleurs le gouvernement, ce serait des zones habitables sans école et sans enfants.
La plupart des enquêtes semblent montrer que les habitants jeunes avec des enfants qui ont pu s’éloigner et retrouver du travail n’ont aucune volonté de revenir. Ce n’est pas le cas des plus anciens. La perspective de revitalisation est une volonté certaine des autorités politiques officielles, qui passe par la restauration de la confiance, confiance que la situation est bien sous contrôle et que le niveau de radiation est sans danger. Le fait que 280 000 enfants aient été dotés d’un dosimètre et que l’on ait officiellement annoncé que les 2 millions d’habitants du département de Fukushima seront l’objet d’un suivi médical à long terme, que 360 000 personnes de moins de 18 ans auront un suivi de leur thyroïde, est censé restaurer cette confiance mais fonctionne aussi comme le fait qu’un doute subsiste sur l’état réel de la situation. Il est clair que cette population sert de cobaye ; l’Ukraine n’a pas eu les moyens financiers nécessaires pour faire une étude épidémiologique à grande échelle qui permette de voir si oui et ou non et dans quelle proportion l’exposition à des radiations « faibles » augmente la survenue de cancers et lesquels. Une étude sérieuse exigerait que chaque personne ait une sorte de journal qui renseigne sur les niveaux d’exposition radioactive auxquels elle a été exposée, quel type de nourriture elle a ingérée, de telle date à telle date. En tout état de cause ce genre d’opération génère un certain stress chez les personnes en observation.
Dans les zones éloignées, la méfiance vis-à-vis des produits alimentaires en fonction de leur provenance est assez grande et les débouchés des agriculteurs des départements limitrophes de Fukushima sont devenus difficiles. Une conséquence concrète de l’extension progressivement annoncée par le gouvernement de la contamination de riz cultivé dans le département de Fukushima fait que l’ensemble de ce riz, y compris celui des 80% des fermes dont les sols ne sont pas contaminés, ne trouve que difficilement à se vendre ce qui est en train de ruiner les fermiers dont deux viennent encore se suicider pour cette raison à la fin de l’année 2011.
Les cantines scolaires, sous la pression des mères, commencent à faire attention à la provenance de leurs approvisionnements, surtout elles essaient de vérifier le degré de radioactivité ; il semble que cela n’était pas réalisé jusqu’en octobre dans le département de Fukushima alors que ce l’était déjà dans une proportion élevée à Tokyo.
Les déclarations publiques rassurantes qui ne sont pas fondées sur des faits objectifs manquent leur objectif qui est de faire en sorte que les populations concernées vivent dans une situation non normale en considérant qu’elle est sans risque pour eux ; cette confiance éliminerait une des causes des souffrances socio psychologiques [12] et de maux réels qui s’en suivent et qui s’ajoutent aux radiations comme facteurs de maladies.
Il est clair que le choix fait jusqu’ici par les autorités a été de ne pas tenter d’organiser la réinstallation ailleurs au Japon de ces populations, en justifiant cette option comme étant une mesure permettant de réduire la souffrance qui est celle des populations évacuées, parce qu’elles sont loin de leur maison (pour beaucoup en bon état) et séparées de leur communauté locale ; certes cette souffrance est bien réelle. Nous avons pu constater que la résistance des populations restées sur place à ne pas se relocaliser [13] est demeurée forte jusqu’ici y compris dans les zones contaminées (exemple des agriculteurs, à voir comme cela va évoluer avec l’interdiction de cultiver du riz), mais la tendance des populations déjà évacuées à revenir est timorée (à voir quelle confiance ils auront dans les données à venir).
L’évolution de la situation à la centrale reste problématique : l’arrêt à froid des réacteurs proclamé le 16 décembre, n’a rien des caractéristiques que ce concept recouvre. Il est impossible de retirer des réacteurs les barres de combustible puisque celui-ci a fondu sans que l’on sache définitivement sa situation ; l’incertitude reste et a été alimenté encore par l’annonce du 3 novembre de la détection de Xénon 133-135 qui a amené TEPCO à considérer qu’une réaction limitée de fission avait pu avoir lieu. En tout état de cause l’opération d’enlèvement du combustible, selon la feuille de route officielle doit demander une dizaine d’années [14] et c’est ensuite que pourrait commencer un processus de dé-commission qui durerait entre trente et quarante ans.
D’ici à février les 6 dernières centrales nucléaires en fonctionnement devraient être arrêtées, et il devient difficile de maintenir que sans ces centrales la vie et l’économie japonaise sont menacées. C’était pourtant le discours officiel qui prévalait ; le gouvernement aurait voulu remettre en route quelques centrales, les autorités locales, sous la pression des populations ne l’acceptent pas pour le moment. En restaurant une situation qu’elles prétendent normale, en lançant un programme de décontamination et de revitalisation et en faisant revenir les populations dans différentes zones, le projet est clairement de pouvoir « rationnellement » obtenir la remise en route de une puis plusieurs centrales après avoir fait les travaux nécessaires pour les protéger d’un éventuel tsunami ou d’un accident de perte d’électricité.
Une des questions ennuyeuses pour les autorités sur ce point de remise en route des centrales concerne l’ampleur des dégâts causés par le seul tremblement de terre, avant le tsunami : il semblerait que le système de refroidissement était déjà atteint. Cela signifierait qu’il faut relever également les normes antisismiques alors que tout jusqu’ici a été mis sur le dos du tsunami. Tepco a annoncé qu’il va augmenter ses tarifs ce qui commence à renchérir l’électricité nucléaire sans même prendre en considération les coûts que doit couvrir l’Etat, qui montrent qu’au moins dans un pays tel que le Japon, l’avantage « économique » du nucléaire sur les autres énergies (et ici de la géothermie) n’est pas ce qu’il semblait. Les exemples allemands et italiens seront aussi partie au débat.
En ce qui concerne les financements, les budgets publics ont été, c’est vrai largement mis à contribution ; ce sont les Japonais eux-mêmes qui prêtent à l’Etat, permettant à celui-ci une dette publique énorme sans trop de conséquences : elle atteint 200% du PNB et ne paie qu’un taux d’intérêt extrêmement faible.
Une partie seulement des crédits publics est liée au traitement des conséquences directes du désastre nucléaire, la majeure partie concerne les conséquences du tsunami et la « renaissance » le long des 600 km de côtes dévastées. Les montagnes de gravats représentent pour les communes dévastées souvent l’équivalent de plus de dix années de leur capacité de traitement annuel. Une part non négligeable a un degré de radioactivité qui rend son traitement classique impossible. La question des zones de stockage et d’enfouissement définitif pour des millions de tonnes n’a pas encore trouvé de projet établi, ni de long terme ni de moyen terme. Les stockages temporaires sont supposés ne pas durer plus d’un an.
Le soutien aux victimes survivantes du tsunami, pour remarquable qu’il ait été n’est pas totalement exemplaire. Le Japan Times du 30 décembre rapporte la situation à Ishinomaki (Myagi) où la moitié des 61 000 maisons de la ville ont été détruites ou sévèrement endommagées par le tremblement de terre et le tsunami. 6 800 familles ont été hébergées dans 7 000 habitats temporaires mis en place par les autorités municipales, tandis que 6 500 familles ont été hébergées dans des appartements loués pour eux par le gouvernement local. Mais les représentants de la ville reconnaissent qu’ils ne savent pas ce que sont devenues 20 000 familles ; ils supposent que soit elles ont rejoint des parents ou bien qu’elles habitent dans leur maison si elle n’est pas trop endommagée ; les officiels déclarent ne pas avoir d’information à leur sujet. En février dernier il faisait – 8° : être mal abrité dans cette région est une situation particulièrement difficile pour les mois qui viennent.
4) Il n’y a pas de mot de la fin
Si en surface un semblant de normalité permettra au gouvernement de disposer de quelques données pour argumenter qu’il y a effectivement un retour à une situation de renaissance, à mon sens, comme l’indique les éléments factuels que j’ai présentés plus haut, on est loin au fond, d’un retour à la normale et encore moins d’une renaissance ; par ailleurs, mais je n’apporte ici aucun support à cette affirmation, les ruptures qui ont eu lieu ne laissent pas apparaître des possibilités de replâtrage à un horizon ni de court terme ni de moyen terme, il faut donc espérer que de véritables restructurations soient entreprises.
Marc Humbert
Kyoto, le 30 décembre 2011 [15]