Egoïsme et altruisme : deux désirs complémentaires ?

Un retour sur l’éternel débat : est-il bon ? est-il méchant (l’homme) ? égoïste ? altruiste, inspiré par la lecture de Bruno Viard, à la fois maussien, dielien (adlerien) et lerouxien, et notamment de son livre Les Trois neveux, ou l’altruisme et l’égoïsme réconciliés (PUF, 2002). A.C.

Suis-je égoïste ? Suis-je altruiste ? Si je suis altruiste, n’est-ce pas par égoïsme … par souci de la construction de mon image personnelle, intérieure et extérieure ?
Qui ne s’est posé de telles questions existentielles au cours de son adolescence … et même après ?

A ces questions qui furent miennes, voici qu’un livre découvert il y a quelques années m’a apporté un début de réponse [1] : son sous-titre n’affirme-t-il pas explicitement « l’altruisme et l’égoïsme réconciliés » ? A plusieurs reprises, j’ai caressé le projet d’en transmettre le message par écrit, sous la forme de l’un ou l’autre article. Le temps m’a manqué jusqu’à présent pour traduire cette intention en acte. Aujourd’hui, je peux enfin être en mesure de combler cette lacune.

Bruno Viard, armé d’une plume brillante et vaillante, renonce à suivre les traces de ses prédécesseurs tentant sans guère de succès de concilier les œuvres monumentales de Marx, Durkheim et Freud. Certes chacun de ces trois géants de la pensée dans le champ de l’étude de l’homme, de sa nature, de sa culture, a apporté des éléments essentiels pour la compréhension de notre espèce. Mais quels ponts significatifs bâtir entre leurs célèbres théories ? Bruno Viard aborde cette question par la tangente. Par delà ces trois figures tutélaires de la politique, de la sociologie et de la psychanalyse, il s’intéresse à leurs « neveux » (« neveux » étant entendu ici au sens large) : Pierre Leroux le socialiste « utopique », Marcel Mauss le sociologue durkheimien, Paul Diel le psychanalyste hétérodoxe. En fait ces trois « neveux » ont un trait commun : ils peuvent être dits les « quatrièmes hommes » au sein de leurs disciplines respectives : Leroux le quatrième socialiste (ainsi se qualifiait-il lui-même) après Fourier, Saint-Simon et Owen, Mauss le quatrième sociologue après Comte, Durkheim et Weber, Diel le quatrième psychanalyste après Freud, Jung et Adler.

Notons ici que Leroux, dont Viard a publié une anthologie de l’œuvre, a renvoyé dos à dos, dès le début du XIXe siècle ; le socialisme absolu et l’individualisme absolu : ne serait-il pas en cela, avec un siècle d’avance, un précurseur du personnalisme d’Emmanuel Mounier en quête d’une troisième voie entre le communisme totalitaire et le libéralisme pur et dur ?

Que viennent faire l’égoïsme et l’altruisme dans la démarche ainsi initiée par Bruno Viard ? Celui-ci montre que sur cette question du rapport entre de tels sentiments apparemment opposés, les thèses des trois « oncles » révèlent un profond divorce entre elles … alors que, en revanche, on peut déceler une étonnante convergence théorique entre les écrits des trois « neveux ». A travers cette convergence essentielle émergent de prometteuses reliances entre science politique, sociologie et psychanalyse.

Venons-en donc à ce qui - selon moi en tout cas - constitue l’essentiel du message de Bruno Viard. A cet égard, je mettrais volontiers en évidence trois idées – cet auteur est un grand amateur de triades … - rendant compte de l’originalité de sa thèse : celle de reliance [2] philosophique (sous le signe de l’ambivalence), celle de reliance scientifique (sous le signe de l’interdisciplinarité), celle de reliance ésotérique (sous le signe de la triangulation).

Voyons cela d’un peu plus près.

Une reliance philosophique : sous le signe de l’ambivalence


Pour Bruno Viard, la qualité commune des trois « neveux » - Leroux, Mauss et Diel – est d’avoir mis l’ambivalence au cœur de leur anthropologie : « L’égoïsme est ambivalent (légitime/néfaste). L’altruisme est ambivalent (légitime/néfaste). Chacun ne devient une valeur que quand il est associé à l’autre ll se pervertit quand il s’absolutise » [3].

C’est Paul Diel, le psychanalyste qui a formulé explicitement ce concept d’ambivalence. Mais cette notion rend également bien compte de la pensée de Leroux et de Mauss : Bruno Viard le démontre de façon convaincante.. Que signifie cette loi d’ambivalence formulée par Diel ? Que dissociés (dé-liés), ces opposés apparents que sont l’égoïsme et l’altruisme se développent de façon pathologique : l’un s’exalte, l’autre s’inhibe, jusqu’à s’inverser. Réunis, en revanche, ils constitueraient une valeur [4]. Ce qui vaut pour les relations interpersonnelles, l’amitié et la fraternité (Diel), vaut aussi pour le don/contre-don (Mauss), pour l’association et la fraternité républicaine (Leroux). La loi d’ambivalence met de l’égoïsme dans le véritable altruisme et de l’altruisme dans le véritable égoïsme [5].

Tout provient du fait que, pour la majorité des hommes, la vie est une négociation permanente entre le désir de rivaliser et celui de coopérer avec ses semblables : nous sommes tiraillés entre la tentation de l’égoïsme et celle de l’altruisme, à la limite entre le cynisme et le moralisme, débouchant sur l’affrontement entre l’individualisme libéral et le socialisme égalitaire. Les valeurs de liberté et d’égalité -c’est de notoriété publique – sont contradictoires : seule la fraternité, prônée par Jésus, permet de concilier. la liberté initiée par les Grecs et l’égalité chère à Rousseau . Telle est la thèse de Pierre Leroux, promoteur de la triade républicaine. en 1948. Dès cette époque, on peut estimer qu’il exprime en germe une pensée de l’ambivalence : pour lui la liberté et l’égalité ne sont de réelles valeurs que si elles ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Et l’association – une de ses idées maîtresses – constitue ; selon lui, la solution macro-sociale de cette opposition problématique, comme la fraternité en serait la solution micro-sociale [6]. La fraternité, elle, est un pont (une reliance) entre deux libertés ; la liberté de soi et la liberté d’autrui. Association et fraternité constituent des structures de reliance entre l’égoïsme et l’altruisme socio-politiques, dépassant synthétiquement les ambivalences de l’une et ‘autre tendances sans pour autant se diluer dans un juste milieu médiocre [7].

Cette pensée de l’ambivalence se retrouve mutatis mutandis dans l’œuvre sociologique et psychosociologique de Marcel Mauss, notamment au cœur de sa célèbre théorie du don et du contre-don. Le don, en effet, réalise la synthèse de l’égoïsme et de l’altruisme ; ce qui le rend particulièrement précieux, à la fois dans la réalité et pour notre propos : avec le don, l’égoïsme cesse de s’opposer à l’altruisme, il en devient la condition, de même que l’altruisme est la condition de l’égoïsme [8]. Rendre service à des amis est – ou devrait être - moins un sacrifice qu’une joie, un plaisir, un bonheur. Par ailleurs vivre au sein d’une autarcie égoïste est un projet sans perspective à long terme, voué à une entropie prévisible, à un dépérissement des valeurs humaines fondamentales : les échanges sont vitaux pour le devenir des communautés humaines. Le don et le contre-don ou l’art de créer du lien, des reliances … Par delà le pur utilitarisme [9] et la « pure » générosité, par delà la confuse dialectique entre le calcul et la spontanéité : une précieuse synthèse entre l’obligation et la liberté (le contre-don n’est pas obligatoire, il est libre mais recommandé … mieux vaut échanger des cadeaux que des coups !). Le don maussien se nourrit d’un mélange d’amour de soi et d’amour d’autrui, ce qui le distingue de l’altruisme chrétien [10] : en cela réside son ambivalence essentielle.. En profondeur, le don et le contre-don tendent à satisfaire un des besoins humains les plus répandus : le besoin de reconnaissance. Ils expriment et créent la reconnaissance [11] .
C’est autour de ce besoin – parfois reformulé en tant que besoin d’estime - que le psychanalyste Paul Diel construit une large part de sa psychologie. Psychologie au cœur de laquelle il place cette loi de l’ambivalence dont nous avons déjà pu deviner la vigueur explicative. Une citation illustre le fond de sa théorie : « Satisfaction sublime de l’égoïsme, l’amour porte en lui, inséparables, les deux aspects : l’amour reçu et l’amour donné. …L’aspect sublime de l’amour est le don de soi. Mais ce don exige la réciprocité. Seul l’amour sentimentalement surchauffé accorde le don gratuitement ; mais l’égoïsme sous-jacent ne tardera pas à se manifester ; l’amour exalté se chargera de rancœur (amour-haine) … » [12]. Notre psyché, ajoute-t-il, a besoin de la reconnaissance d’autrui autant que notre corps d’oxygène. Pour lui, psychanalyste hétérodoxe (point de castration, d’Œdipe, de pulsion de mort, etc.), la connaissance de la loi d’ambivalence permet de fonder une thérapie autant qu’une morale [13] : au centre de sa théorie et de sa pratique, le besoin de soins, d’affection, plus tard de reconnaissance ou d’estime. Et de plaider pour une meilleure reconnaissance de la reconnaissance.

Autre illustration de la loi d’ambivalence chez Paul Diel : les reliances secrètes entre masochisme et sadisme, ces deux pathologies extrêmes du besoin de reconnaissance. Si celle-ci fait défaut, la personne peut glisser soit vers la fusion autosacrificielle (masochisme), soit vers l’affirmation impérialiste (sadisme), deux formes hypertrophiées de symbiose, l’une active, l’autre passive [14]. Non pas des pulsions, mais des vicissitudes du besoin d’estime frustré. Dans le prolongement de ceci, Diel distingue deux formes d’angoisses : l’angoisse accidentelle de nature exogène, résultant d’une agression, et l’angoisse existentielle, endogène, signe avertisseur d’un fourvoiement par apport au sens de la vie, une invitation à évoluer [15]. Rappelons-nous Montaigne : « De toutes nos maladies, la plus sauvage, c’est de mépriser notre être » [16]

Par delà la psychologie, l’œuvre de Diel porte en elle les bases d’une éthique, voire d’une morale. Le principe fondamental en est ce que Diel nomme l’égoïsme conséquent. Que signifie cette affirmation antimanichéenne et nourrie de la loi d’ambivalence ? Que pas plus que le libéralisme absolu et le socialisme absolu (Leroux), pas plus que la prédation absolue et le don absolu (Mauss), l’égoïsme absolu et l’altruisme absolu ne sont des valeurs. Egoïsme et altruisme sont ambivalents : désirs complémentaires, funestes pris absolument, féconds mariés à leur opposé [17]. A la loi d’ambivalence doit donc être jointe la loi de complémentarité des contraires, la coincidentia oppositorum chère à maints penseurs, anciens et modernes. Nous reviendrons sur ce thème un peu plus loin, à propos de reliances ésotériques.

Auparavant, en suivant le parcours de nos trois « neveux », tentons de dégager la complémentarité de leurs trois approches disciplinaires : science politique, sociologie et psychanalyse.


Une reliance scientifique : sous le signe de l’interdisciplinarité


Ambivalence, complémentarité des contraires, complémentarité des désirs, complémentarité des disciplines en sciences humaines : Bruno Viard, à la suite de ses trois auteurs trop négligés à son estime, nous entraîne dans des pistes de réflexions stimulantes, interpellantes.

Les trois « oncles » ont, chacun de leur côté, apporté ses lettres de noblesse au champ disciplinaire dans le cadre duquel ils ont situé leurs œuvres personnelles, fondatrices à bien des égards : la science politique et l’économie pour Marx, la sociologie pour Durkheim, la psychanalyse pour Freud. Toutefois, ces champs sont longtemps demeurés relativement imperméables les uns aux autres. Marx avec sa lutte des classes ne s’encombrait guère de considérations purement sociologiques et psychologiques, Durkheim n’avait que mépris pour la psychologie (en témoigne sa virulente polémique avec Tarde) et ne s’engageait politiquement que dans une perspective social-démocrate bien distincte de la révolution marxiste, Freud, médecin et psychanalyste, s’intéressait essentiellement aux pathologies personnelles quitte à en rechercher les causes dans certaines « maladies de la civilisation » aux origines plutôt mentales. Point de réelles convergences entre ces trois monuments de la pensée en sciences humaines. Vouloir les réunir, les relier et les synthétiser : une énorme gageure ! C’est pourtant ce qu’a tenté et réussi Bruno Viard, en contournant la pesanteur théorique des « oncles » et en s’appuyant sur les riches personnalités des « neveux » sous-estimés., ou du moins insuffisamment reconnus à ses yeux. Qu’il s’attache dès lors à « relier ».

Certes avant lui de multiples tentatives ont vu le jour, qui visaient à concilier Marx et Freud. Elles ont même connu leur heure de gloire, sous l’étiquette du courant dit « freudo-marxiste », en mai 68 et dans la décennie qui a suivi.. Que l’on songe ici aux thèses alors abondamment diffusées de Marcuse, Mendel, Fromm et de leur cortège d’épigones : à titre personnel je regrette que Viard semble négliger la réalité de leurs apports, ou tout au moins qu’il n’y fasse guère allusion. Il n’empêche. Ces efforts de synthèse entre deux célèbres théories ne semblent pas avoir été couronnés de succès durable. Ce qui incite notre auteur à dénoncer la double impasse dans laquelle s’enlisent les volontés de mariage entre l’économisme marxien et le sexualisme freudien : une politique sans psychologie, une psychologie sans politique [18]

D’autre part, les relations entre psychologie et sociologie, ou du moins entre psychologues et sociologues, n’ont jamais fourni l’image d’un long fleuve tranquille. N’ai-je point entendu mes amis psychologues qualifier les sociologues de « bla-bla-teurs », de discoureurs abstraits éloignés des réalités humaines … diagnostic stigmatisant que leurs collègues s’empressaient de leur renvoyer en les traitant d’individus « tordus », submergés de problèmes personnels, à la limite des malades mentaux ? Plus sérieusement, l’historique polémique entre Durkheim le sociologue et Tarde le psychologue a révélé le mépris de Durkheim pour la psychologie. Héritier de Comte et de son positivisme rationaliste, il a défendu une approche holistique où la priorité est accordée à la société, au tout social : « Le tout pense, agit, sent tout autrement que ne le feraient les individus s’ils étaient isolés » [19]. Cette sociologie holiste ; produit d’une époque où prévalait une analyse des conflits vécus en termes marxistes de lutte des classes, est amenée à faire l’impasse sur la dimension identitaire de maints conflits, au sein desquels se jouent des enjeux psychologiques, notamment liés au besoin de reconnaissance. La société, après tout, n’est-ce pas nous, en premier lieu ?

Bruno Viard prétend n’être ni sociologue, ni psychologue. Ne serait-ce pas cette candeur disciplinaire qui lui permet d’oser s’engager sans trop d’appréhension dans cet effort de synthèse entre deux disciplines cousines, moins « contraires » que complémentaires ? Toujours est-il qu’il développe avec force et vigueur sa thèse selon laquelle l’homme ne saurait exister sans l’humanité, mais que, réciproquement, l’humanité n’est rien sans les hommes singuliers » [20]. A cet égard, je ne puis m’empêcher de considérer Bruno Viard comme un précurseur – conscient ou inconscient - d’une nouvelle discipine – ambivalente, reliante, synthétique – qui s’est récemment développée, particulièrement dans le monde du savoir francophone depuis un demi-siècle : la psychosociologie [21].. Ayant pour vocation de relier les apports de la psychologie et de la sociologie, elle s’est heurtée – pour des raisons de conflits d’intérêts académiques – aux vives résistances et attaques de ses deux disciplines-mères [22].

Autre fruit de cette prise de conscience du besoin de relier sociologie et psychologie : ma proposition de mettre en chantier une nouvelle branche de la sociologie qui pourrait s’intituler sociologie existentielle [23]. De quoi s’agit-il ? D’une sociologie qui accorderait toute la place qui lui revient à l’individu, à la personne, à l’affectif, à l’irrationnel, au subjectif. En d’autres termes, une sociologie personnaliste et humaniste. Car les structures sociales et les mouvements sociaux – objets d’études privilégiés par la sociologie traditionnelle – ne sont rien sans les personnes qui les font vivre, sans les relations qui lient, délient, relient ces personnes entre elles. Pour être plus précis, j’accorderais même à la notion de personne une place préférentielle par rapport à celle d’individu : il s’agit en effet d’une notion plus globale, plus reliante, plus proche de ces phénomènes sociaux et psychiques totaux dont nous savons depuis Mauss et Gurvitch qu’ils devraient constituer pour nous un objet de recherche essentiel, alors que celle d’individu renvoie à une image de social atomisé, émietté, isolé, délié. En accordant une place centrale à la personne, j’entends non seulement valoriser la dimension subjective des phénomènes sociaux, mais aussi souligner la nécessité pour la sociologie d’accorder une importance non négligeable, dans ses analyses et théories, aux apports de deux disciplines naguère refoulées au nom d’un rationalisme et d’un positivisme triomphants : la psychologie et la philosophie.

Comme je l’ai dit il y a quelques instants, ces disciplines que l’on tend parfois à opposer, ne sont pas « contraires », mais bien complémentaires. Ce qui justifie que soient envisagées des initiatives allant, malgré de nombreux obstacles à surmonter, dans le sens d’une nécessaire interdisciplinarité. Professeur de littérature française à l’Université de Provence, Bruno Viard se lance hardiment dans cette voie, sans se référer explicitement à une telle notion. Séduit par ses trois « neveux », il relève en diverses occasions les reliances théoriques qui portent en elles les germes d’une potentielle interdisciplinarité. Ainsi, par exemple, lorsqu’il rapproche leur commune réjection des solutions « absolues » : individualisme absolu et socialisme absolu (Leroux), tout donner ou tout rendre (Mauss), égoïsme absolu et altruisme absolu (Diel) [24] ; ou encore lorsque – de façon sans doute un peu caricaturale – il plaide pour le dépassement de l’opposition stérile entre une psychologie « égoïste » et une sociologie « altruiste » [25] ; ou encore lorsqu’il souligne la dimension psychologique inhérente à la sociologique théorie maussienne du don et du contre-don [26] ; ou encore lorsqu’il relève la similitude des approches de Diel et Leroux concernant la religion, la religiosité et la notion de Dieu [27] ; ou encore lorsqu’il souligne la similitude des engagements politiques de Mauss et Leroux [28] ; puis encore lorsqu’il note le commun accent placé par Diel et Mauss sur le besoin d’estime [29] … et cette liste d’exemples est loin d’être exhaustive.

La démarche de Viard est originale et intéressante. Il part d’une double constatation : les trois « oncles » vivent dans des mondes intellectuels séparés, dé-liés ; les trois « neveux » prennent, à des titres divers et dans des mesures différentes , leurs distances par rapport à leurs impressionnants ancêtres (Leroux par rapport à Marx, Mauss par rapport à Durkheim, Diel par rapport à Freud). Une fois cette autonomie acquise et assumée, le rapprochement de leurs théories et, par voie de conséquence, de leurs disciplines, leur reliance scientifique cesse d’être une vaine utopie … et Viard esquisse les prémisses de cette reliance.

.Illustre bien ce propos, la prise en compte du vécu de l’expérience existentielle – personnelle, sociale ou religieuse – par les trois « neveux » dans leur interprétation des réalités socio-politiques : ainsi se manifeste implicitement leur reliance spirituelle, intellectuelle que Bruno Viard nous aide à découvrir. Une réflexion significative : la valeur d’un don est non seulement psychologique, elle est surtout symbolique. Or que nous enseigne l’étymologie – bien connue - du mot symbole (du grec sun-bolon) ? A l’origine un symbole est une pièce échangée, en deux partie qui se rejoignent, se relient : un symbole, au sens large, est ce qui, intellectuellement ou spirituellement permet de réunir ce qui est séparé, de re-lier ce qui .est dé-lié.. Bref qui constitue un outil de reliance.

Ici nous débouchons tout naturellement dans le domaine de l’ésotérisme, de la reliance ésotérique.

Une reliance ésotérique : sous le signe de la triangulation


Pierre Leroux, auteur fétiche de Bruno Viard – il lui a consacré plusieurs publications et une Anthologie - semble avoir été considéré en son temps comme le philosophe de la triade. N’écrivait-il pas en 1848 : « … il y a un maître plus capable d’enseigner que le plus capable des maîtres : c’est trois maîtres réunis en triade … » [30]. Fidèle disciple, Bruno Viard semble fasciné par les vertus symboliques et ésotériques du nombre trois … et dans la foulée médite abondamment les leçons de ses trois « maîtres »-neveux .

Le nombre trois, ses significations symboliques et ésotériques, trois « maîtres » … : ceci ne fait-il pas irrésistiblement penser au monde plus ou moins discret, voire secret, de la Franc-maçonnerie ? Cette institution souvent brocardée avec ou sans sympathie comme un groupement de Frères « trois points » dont un des symboles les plus connus est le triangle … Quoi de plus naturel, dans ces conditions, que de parler ici de reliance ésotérique et d’une réflexion sous le signe de la triangulation ?

La pensée triangulaire innerve tout l’ouvrage, à commencer par le titre de celui-ci. Quelques exemples : les trois « neveux » (Leroux, Mauss, Diel), les trois « oncles » (Marx, Durkheim, Freud), les trois disciplines (science politique, sociologie, psychanalyse), la devise républicaine (liberté, égalité, fraternité) adoptée en 1848 grâce à Leroux [31], la pensée triadique (p. 61), la triade des besoins (sexe, argent, reconnaissance ; p. 113), le triangle du lien social (marché, Etat, société, p. 49), la triade chronologique (passé, présent, futur, p. 61), la trilogie « ambivalence, triade, don » au cœur de l’analyse de Bruno Viard (p. 6), etc..

Examinons d’un peu plus près quelques-uns de ces triangles, trilogies et triades.

Commençons par ce problème crucial – de plus en plus crucial aujourd’hui – qui est celui du lien social.. Leroux l’aborde en commençant par tracer un triangle dont l’Etat, le marché et l’association (la société) sont les trois sommets [32]. Opposé à l’anarchisme et à Proudhon, à la croyance naïve en la liberté absolue, il défend un Etat bien régulé, non tentaculaire, échappant au collectivisme absolu à vocation totalitaire. L’association (de même que la fraternité) comme solution synthétique, triangulaire, aux ambivalences contradictoires de la liberté et de l’égalité, du libéralisme et du communisme, du marché (l’économique pur) et de l’Etat (la politique impure). Analyse étonnamment prémonitoire des problématiques actuelles … ! Personnellement, en ce qui concerne la dynamique du lien social, des liens humains en général, j’accompagnerais volontiers cette trilogie leroussienne, par une autre triade formulée en des termes qui me sont chers « liance, déliance, reliance ». Liance : l’existence d’un lien humain non médiatisé (celui de la future maman et son fœtus, par exemple) ; dé-liance  : la destruction de la liance, de liens antérieurs (la coupure du cordon ombilical étant symboliquement et concrètement, la première « dé-liance ») ; re-liance : la réparation des liens défaits, le remède à la déliance [33]. Comme quoi les hommes meurent, les problèmes – et les propositions de solutions – demeurent ….

Evoquons ensuite le tryptique « ambivalence, triade, don  » dont Bruno Viard fait l’armature de sa réflexion. Point n’est besoin de nous attarder sur ce triptyque il nourrit toutes les pages qui précèdent. Contentons-nous de reprendre les termes dans lesquels notre auteur expose son projet : « Notre tâche sera celle d’un traducteur à la recherche des synonymies qui peuvent unir et interféconder trois œuvres qui s’ignorent jusqu’à présent. Il nous plaît, en raison de la beauté du triangle et de sa forme significative par rapport à la substance de notre propos, de réfléchir sur trois œuvres… » [34].

Un mot, enfin, sur la triade des besoins –« argent, sexe, reconnaissance » - au cœur de la théorie psychanalytique de Diel. Le troisième besoin – besoin d’estime et de reconnaissance [35] - nourrit les deux autres : le besoin sexuel (besoin d’être aimé et donc reconnu) et le besoin matériel (besoin d’être physiologiquement nourri et économiquement reconnu). Ce besoin de reconnaissance est également au centre de la théorie maussienne du don … et du contre-don. Le jeune Marx lui-même, sous l’influence de Hegel, avait accordé une grande importance au besoin de reconnaissance [36] dans les conflits sociaux [37]. Plus tard, ce besoin céda la place, dans la théorie marxiste, à l’utilitarisme et à la logique des intérêts économiques sous-tendant la lutte des classes. Ce besoin est donc un élément de reliance entre les diverses disciplines des sciences humaines : économie, politique, sociologie, psychologie, philosophie. Mais il est aussi le troisième terme de la diélienne triade des besoins, celui qui relie les deux autres et rénd possible leur coexistence relativement paisible. Diel, à juste titre selon moi, refuse de se laisser séduire par les théories qui, comme celles de Freud, Marx, Girard, prétendent dévoiler le facteur explicatif essentiel, pour ne pas dire unique, des phénomènes humains, sociaux et psychologiques étudiés. D’où sa théorie triangulaire des besoins et de la motivation… Selon lui, la prétention de tout expliquer par un seul de ces besoins (le sexe pour Freud, l’intérêt matériel pour Marx, le mimétisme pour Girard) porte en elle une part de vérité, mais deux parts d’erreur : seule une anthropologie qui accorderait une place égale aux trois besoins fondamentaux mériterait d’être défendue [38]. Pour en revenir au titre de cet article : égoïsme et altruisme sont des désirs réels, ambivalents, moins opposés et contraires que complémentaires, très profondément reliés.

Epilogue

Après réflexion et lecture attentive de ce livre roboratif, quelles réponses possibles à mes questions initiales ?

Suis-je égoïste ? Oui, sans doute. Suis-je altruiste ? Oui, peut-être. Si je suis altruiste, ne serait-ce pas par un zeste d’égoïsme bien compris ? C’est probable. Si je suis égoïste, suis-je pour autant insensible à tout souci altruiste ? C’est moins évident … sauf que pour survivre mon égoïsme ne peut pas ne pas tenir compte de la réaction d’autrui, et donc m’inciter à un certain altruisme.

Bruno Viard, lui, a poursuivi sa méditation inspirée par la confrontation des œuvres des trois « neveux ». En s’appuyant sur les analyses de ceux-ci et en prolongeant leurs thèses, il a publié un nouveau petit livre à vocation de philosophie morale intitulé « La morale sans peine » [39] dans lequel il exprime sa conception d’une morale pour notre temps. Ses trois sources principales d’inspiration sont plus que lamais ses trois maîtres-auteurs : : le socialiste « utopique » Pierre Leroux, , chez qui il retient la nécessité de concilier individualisme et socialisme, liberté et égalité ; Marcel Mauss, le sociologue de l’Essai sur le don, en tant que penseur de la réciprocité, ce processus qui associe le souci d’autrui et le souci de soi ; enfin le psychologue Paul Diel, qui insiste sur l’importance de l’estime de soi, seule à même de faire barrage aux couples infernaux : l’orgueil exacerbé et le mépris des autres d’une part, la honte et l’envie d’autre part. Fidèle disciple de Leroux, il ne manque pas de rappeler que seule la fraternité au niveau individuel, l’association au niveau sociétal peuvent rendre possible simultanément l’égalité (en tout cas cette égalité minimale qui fait tellement défaut aujourd’hui) et la liberté. (sans cesse menacée).
Entre-temps, Viard , disciple cette fois de Mauss, est entré au comité éditorial de la revue du MAUSS (« Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales »), mouvement qui se revendique du neveu de Durkheim.. Ce nouveau petit livre de Viard permet, incidemment, de mieux comprendre ce qu’est l’anti-utilitarisme du MAUSS : non le refus de tout calcul d’utilité, mais le refus du simple calcul égoïste, celui qui ne considérerait que l’intérêt de l’individu calculateur, en faisant complètement abstraction de l’intérêt d’autrui. Mauss, nous l’avons vu, ne sous-estimait pas l’importance du calcul d’utilité puisque l’acceptation du don entraînant l’obligation de rendre, le don devrait être suivi par un contre-don proportionné.
Don et contre-don, libéralisme et socialisme, égoïsme et altruisme sont ambivalents, complémentaires … dans une relation duelle et dialogique, comme a dirait Edgar Morin [40].. Ces valeurs n’ont de sens que dépassées, associées, synthétisées dans une relation triadique, triangulaire.

// Article publié le 27 octobre 2011 Pour citer cet article : Marcel Bolle de Bale , « Egoïsme et altruisme : deux désirs complémentaires ? », Revue du MAUSS permanente, 27 octobre 2011 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Egoisme-et-altruisme-deux-desirs
Notes

[1Bruno Viard, Les 3 neveux, ou l’altruisme et l’égoïsme réconciliés, Paris, PUF, 2002.

[2Par « reliance » j’entends l’action – ou le résultat de cette action – visant à créer ou re-créer des liens détruis par l’évolution du système social.

[3Bruno Viard, op.cit., p. 6.

[4Id., p. 7.

[5Id. p. 13.

[6Id., p. 34.

[7Id., p. 53 .

[8Id., p. 73.

[9A cet égard, on consultera avec profit l’importante étude d’Alain Cailé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, La Découverte, 2007. Ce disciple de Mauss – incidemment directeur de la revue antiutilitariste du MAUSS - développe par delà les paradigmes individualiste et holiste, une théorie du paradigme du don e , élargissant celui-ci, la conception d’un tiers paradigme, à la fois paradigme de l ‘alliance, de l’association, du symbolisme, du politique, du jeu.

[10Bruno Viard, op.cit., p. 84.

[11Id., p. 100

[12Paul Diel, Principes de l’éducation, Paris, Payot, 1992, pp. 107-110.

[13Bruno Viard, op.cit., p. 112.

[14Eric Fromm, L’art d’aimer, Paris, Epi, 1968, p. 37.

[15Bruno Viard, op.cit., p. 133.

[16Montaigne, Les Essais, livre II, chap. XVIII, Du repentir, p. 634.

[17Bruno Viard, op.cit., p. 132.

[18Id., p. 10

[19Emile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1960, p. 156.

[20Bruno Viard, , op.cit., p. 104.

[21Ont marqué les débuts de cette discipline en langue française : les noms – par ordre alphabétique … et parmi beaucoup d’autres ! - de Amado, Ardoino, Barus-Michel, Dubost, Enriquez, Filloux, , de Gaulejac, Lapassade , Levy, Maisonneuve, Palmade, Pagès, etc. en France, De Visscher, Hanssens et quelque autres en Belgique.

[22Illustration de cette lutte pour la survie : Marcel BolleDe Bal, « Heurs et malheurs de la psychosociologie à l’Université Libre de Bruxelles, Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, septembre-décembre 2001, pp. 153-16 4

[23Le texte fondateur de cette nouvelle discipline en langue française « La sociologie … et la personne ? ou j’ai même rencontré un sociologue heureux » a été publié dans Marcel Bolle De Bal, Les adieux d’un sociologue heureux. Traces d’un passage, Paris, Detrad, 1999, pp. 17-50.

[24Bruno Viard, op.cit., p. 6

[25Id ;, p. 7

[26Id., p. 99

[27Id., p. 56

[28Id., p. 65

[29Id., p. 106

[30Id., p. 10

[31Id., p. 6

[32Id., p. 49. Pour Leroux, l’ « association » repésentait en 1850 une solution au problème posé par les déchirures du lien social …

[33Pour plus de détails : Marcel Bolle De Bal, « Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques,
Sociétés, n° 80, 2003, pp. 99-131.

[34Bruno Voard, op.cit. p.6

[35Assez curieusement Viard renvoie à cet égard le lecteur au chapitre 5 de la première partie du livre de Diel Psychologie de la motivation, alors que dans ce chapitre consacré aux pulsions l’expression « besoin de reconnaisance » ne figure nulle part … Diel y parle surtout de pulsion sexuelle, de pulsion sociale, de pulsion spirituelle : une triade,sans aucun doute, mais légèrement différente. Dans ce chapitre, on peut certes découvrir l’essence du besoin de reconnaissance, ce que fait Viard, tout occupé à construire sa propre théorie triangulaire …

[36Notons ici que, dans un tout autre domaine, Francis Fukuyama, autre disciple de Hegel, a placé le désir de reconnaissance au centre de sa théorie – contestable et contestée, mais qui a connu une certaine célébrité dans les années 90’ – de la fin de l’histoire. . Cf. Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

[37Id., p. 124

[38Id., p. 115

[39Bruno Viard, La morale sans peine, Lyon, Ovadia (éditions) ,2008

[40Dialogique (au sens de Morin) : « unité symbiotique de deux logiques qui se nourrissent l’une l’autre, se concurrencent, se parasitent mutuellement, s’opposent et se combattent à mort » (Edgar Morin, La Méthode. I. La Nature de la Nature, Paris, Seuil, 1977, p. 80)

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