Durkheim en débat

Restitution des critiques de Durkheim dans les ouvrages d’introduction à la sociologie

Une doctrine ne se dégage nettement que lorsqu’elle est mise en présence de la doctrine contraire. Pour une idée, la contradiction est un progrès décisif [1]

Quant à la critique de la pensée durkheimienne, elle est une autre preuve de la vitalité d’une œuvre dont les préoccupations maîtresses sont souvent encore les nôtres. En dialoguant avec lui, on peut, lui rendre l’hommage qu’il aurait aimé peut-être en proclamant qu’il est parmi nous. L’immortalité subjective dont parlait Auguste Comte est pleinement accordée aux penseurs et à ceux-là seuls dont la pensée reste vivante ». [2]

S’il est malaisé de séparer la pensée de Durkheim des critiques que l’on formule sur sa sociologie, ce n’est pas seulement que ces objections ont pris naissance au niveau même de la pensée de Durkheim, mais surtout parce que sa pensée se continue pour ainsi dire à travers ces critiques qui la complètent, en lui apportant une objectivité que sa situation temporelle lui retirait. Nous estimons que le commentaire critique d’une grande pensée fait partie intégrante du système épistémologique de cette pensée. [3]

Le privilège d’une pensée vivante est probablement de susciter après la mort de son auteur, des critiques contradictoires : après cinquante ans, c’est le sort de la sociologie de Durkheim… sans parler de ce que l’examen des critiques peut apporter à la connaissance des mutations intervenues dans la science, un bilan contestataire constitue une introduction à l’étude d’une œuvre qui, privée de cela, serait oubliée ou assoupie. [4]

 Il existe aussi des censures. Il existe une autre histoire, une contre-histoire, un envers de cette histoire [5].

Durkheim’s ideas never ceased to be the center of intense controversy. [6]

Ce qui doit être absolument sauvegardé comme condition fondamentale de la vie même de la science, c’est la pluralité conflictuelle au sein d’un jeu qui obéit à des règles empiriques et logiques. [7]

Nous ne croyons pas qu’il n’y ait qu’une tradition sociologique dont nous aurions à nous constituer les vestales. Au contraire, nous pensons qu’il y a des traditions sociologiques entre lesquelles les sociologues ont à choisir [8].

Tant que la critique réelle ne sera pas considérée comme une chose absolument normale et indispensable et le désaccord des adversaires de bonne foi comme plus intéressant et plus productif que le consentement des dévots, il n’y aura pas de salut pour notre philosophie. [9]

La nécessité du pluralisme doctrinal ne relève pas seulement du refus de principe de la mise au pas du chercheur. Elle est aussi la condition la plus sûre de l’effort de scientificité pour la simple raison que rien ne vaut la controverse pour produire des falsifications ou pour contraindre les parties à s’y soumettre [10].

Les adversaires de la sociologie durkheimienne sont, au mieux critiqués, la plupart du temps oubliés. [11]

Il nous semblerait particulièrement fructueux d’enseigner l’histoire telle qu’elle s’est faite, en partant du passé pour aller vers le présent, en étudiant les influences, les contextes, les polémiques entourant l’œuvre des principaux acteurs de la discipline, en restituant les groupes là où l’on ne voit trop souvent que des individus, en un mot : en étant davantage sociologue (…) Quelle plus forte initiation à l’esprit de la discipline et quelle meilleure formation intellectuelle pour les étudiants de tous les niveaux que le bilan véritablement érudit et positivement critique de l’œuvre de leurs prédécesseurs ?  [12]

L’histoire des sciences montre l’importance et la vivacité des débats scientifiques dans toutes les disciplines. Loin d’être une faiblesse, cette situation est tout à fait féconde. C’est la confrontation des hypothèses, des démarches, des résultats d’expériences et d’observations qui conduisent au progrès de la connaissance scientifique [13].

Le vrai respect scientifique d’une œuvre (et de son auteur) réside dans la discussion et l’évaluation rigoureuses et non dans la répétition sans fin des concepts, tics de langage, style d’écriture, raisonnements pré-établis, etc. Il faut savoir réveiller certains usages ensommeillés de ces concepts, il faut oser poser certaines questions, s’autoriser à contredire, réfuter, compléter, nuancer la pensée d’un auteur. [14]

J’ai toujours détesté les discours de complaisance. Il me semblait que la meilleure façon d’honorer la mémoire de Durkheim était, non de lui dresser une statue académique, mais de tenter de faire revivre pour un instant, dans la mesure de mes moyens, son génie novateur, mais aussi ses hésitations [15]. La didactique de la sociologie reste à inventer. [16]

Introduction

Les ouvrages spécialisés sur Durkheim établissent que son travail suscita de nombreuses controverses de son vivant comme après sa mort. Son œuvre n’a jamais cessé d’être débattue dans le monde, pour ne rien dire des éclipses qu’elle a traversées (Besnard, 2003). On trouve aussi bien des articles savants qui étudient les positions critiques de Durkheim à l’égard des théories et méthodologies des autres disciplines [17] que de nombreuses présentations des controverses qu’il a dû affronter [18].

Je voudrais étudier ici [19] la manière dont les débats suscitées par cette œuvre sont traités dans la plupart des ouvrages d’introduction à la sociologie (notésODISpar la suite) français disponibles sur le marché [20]. Cette littérature secondaire est disposée à entretenir un rapport prudent, pour ne pas dire déférent, avec le « père fondateur », plutôt que de le soumettre à une discussion serrée –celle à laquelle il a été confronté au cours de sa carrière et après sa mort. Yves Alpe (2005), l’un des rares auteurs qui ait essayé de livrer une réflexion didactique sur la sociologie, évoque les « concepts sanctuarisés » qui ne sont pas mis en débat. Il a constaté que les manuels du secondaire privilégient le « paradigme durkheimien ». Selon lui, le postulat durkheimien (« traiter les faits sociaux comme des choses ») est présenté sans discussion, notamment par l’intermédiaire de l’usage de la statistique. Il ajoute que « le caractère didactique d’une analyse déterministe est beaucoup plus facile à expliciter qu’une posture interactionniste » [21].

L’image d’un « savoir sanctuarisé » est intéressante ; il convient d’éprouver jusqu’à quel point elle résiste à l’épreuve de la vérification quand on ouvre les ouvrages du supérieur [22].

Dans cet article, je vais étudier comment les ODIS traitent cet auteur classique, plus précisément la manière dont ils s’y prennent pour restituer les discussions suscitées par son œuvre, en son temps et après sa mort. Ce travail sera l’occasion de mettre à plat certaines des critiques qui ont été faites à Durkheim.

Matière à réflexion sera donnée pour émettre quelques remarques sur cette opération de « vulgarisation » ou de « transposition didactique », consistant à écrire, concevoir et adresser une histoire de la discipline à un public qui la découvre. Cet article vise aussi à mettre à disposition du matériau pour améliorer la réflexivité des sociologues sur l’écriture de l’histoire de leur discipline, y compris (et surtout ?) au stade propédeutique. Quelle place doit être réservée à la restitution des controverses soulevées par les grands auteurs (et à leur propos) ? N’est-il pas salutaire, quand on vise la juste compréhension des auteurs, l’assimilation de leurs thèses par les étudiants, de donner à lire les débats provoqués par ces classiques ? N’est-ce pas préférable aussi quand, d’un point de vue scientifique, on sait que les controverses accompagnent la marche des idées ? Nous reviendrons sur ces interrogations en conclusion.

J’insisterai sur la comparaison de la première réception telle qu’elle est restituée dans ces ouvrages savants [23] avec ce qu’on en sait grâce aux ouvrages et travaux du « troisième marché » (schéma 1). L’introduction à l’histoire de la sociologie est une opération de transformation : des « faits historiques » (la première réception) sont sélectionnés et mis en récit par des auteurs contemporains [24], chargés de les restituer à un public élargi. Il faudra donc caractériser le travail de « polissage » lié à lavulgarisationopérée par lesODIS, littérature diffusée, pratiquée et pratiquement jamais étudiée elle-même [25] ; donner à voir les éléments de la « doxa » diffusée sur le classique de la sociologie française. Ladéperditionest nette. Il reste surtout à déterminer dans quelle mesure on peut l’apprécier et sur quels aspects elle porte.

Ce travail s’insère dans une recherche sur les manuels universitaires, domaine très peu étudié en France. Seuls quelques chercheurs en sciences du langage [26] et en histoire (sur les manuels républicains par exemple) se sont emparés de la question ; leur lecture m’a aidé à ajuster mon angle, sachant qu’ils privilégient l’analyse de la littérature (leur propre discipline [27]) et de son histoire ou les ouvrages du primaire. Ils se rejoignent sur une dimension importante : la mise en récit de l’histoire des disciplines universitaires n’est jamais neutre et passe toujours par des sélections, à interroger. En ce sens, cette étude est une contribution historiographique concernant l’écriture de notre discipline.

Le corpus (Tableau 1)

Ces ouvrages ont tous en commun de viser un public assez large : les meilleurs élèves des lycées français (de Première et Terminale ES) [28], les étudiants de sociologie [29], les étudiants d’autres disciplines soucieux de s’initier à la sociologie. Sont également concernés les enseignants du secondaire [30]et du supérieur [31]. Le marché potentiel est donc numériquement important. Les éditeurs ne s’y trompent pas, qui ont multiplié les ouvrages d’initiation, souvent en poche, à des prix raisonnables, qui ont su solliciter des auteurs pour des travaux de commande.

On voit dans le tableau 1 que les ventes sont importantes et vont bien au-delà de la moyenne des ventes d’un ouvrage de sciences sociales (estimées à 600 [32]) eta fortioripour les ouvrages et revues spécialisés (moins d’une centaine d’exemplaires). Ce public se retrouve sur une motivation (ou une obligation universitaire) : connaître l’œuvre de Durkheim (entre autres) dans ses « grandes lignes ». Il s’agit d’ouvrages de « vulgarisation », par opposition aux ouvrages « savants » (schéma 1). En sciences du langage, on oppose les « savoirs savants » aux « savoirs didactiques », les « discours sources » aux « discours seconds » [33]. On pourrait aussi parler d’ouvrages « semi savants », ou « demi savants » [34]. Peu importe : ce qu’il faut retenir, c’est qu’il existe des segments de marchés éditoriaux : l’un s’adresse à quelques spécialistes, ils sont peu diffusés et très érudits, ils visent l’exhaustivité, l’approfondissement et sont très analytiques ; l’autre s’adresse à des généralistes, il est conçu pour une plus grande échelle et des lecteurs qui ont des intérêts diversifiés ; son contenu est nécessairement différent : superficiel, sélectif et plutôt synthétique [35]. C’est à ce second segment que nous nous attachons ici.

Schéma 1 : la double transposition didactique

La frontière n’est pas toujours étanche entre ces segments de marché éditoriaux, du moins pour certains ouvrages qui campent aux frontières. Le cas du « Aron » (1967) l’illustre bien : l’auteur consacre plus de cent pages à la présentation des ouvrages et même de certains articles de Durkheim, qui sont selon lui importants ; cette quantité et cette qualité d’analyse font qu’il ne rentre pas vraiment dans le cadre des « ouvrages d’introduction » (certains se contentent de présenter le classique en quelques pages). Mais son caractère « incontournable » [36]permet malgré tout de l’introduire dans les monographies « de base » sur Durkheim ou du moins dans les histoires de la pensée (c’est ainsi qu’il se présente) qui seraient destinées à un assez grand public.

Concernant le choix des ouvrages du corpus, il n’est pas exhaustif et sans doute discutable. Je m’en suis tenu à ceux qui me paraissaient les plus utilisés. Le lecteur pourra rajouter mentalement les ouvrages de sa bibliothèque personnelle qui auraient été oubliés et chercher à vérifier si les tendances repérées correspondent à ce qu’il y trouve.

Chronologiquement, la série des ouvrages débute avec le « Duvignaud » (1965) dans la mesure où il inaugure une collection de poche (aux PUF) d’introduction aux « classiques » (« philosophes ») [37]. Avant lui, il n’existait aucune introduction à Durkheim en langue française [38]. J’aurais pu le laisser de côté, puisque sans doute mal vendu, il n’a jamais été réédité et reste donc peu connu. C’était l’occasion de remettre à la lumière cette première monographie de poche consacrée à Durkheim qui mérite mieux que cet injuste oubli. [39]

Symétriquement, et cela participe de la définition relative proposée ici, les ouvrages « savants » de langue française (marché 2) sont faiblement diffusés [40]. Dans cette catégorie, le dernier paru est celui de Marcel Fournier (2007), ouvrage de 900 pages, fruit d’un travail de plus de dix ans, qui vient compléter sonMauss(1994). Il est le premier ouvrage exhaustif sur Durkheim en langue française et il vient occuper une place de référence après celui de Lukes (1973), jamais traduit. A côté de ces monographies, on a des ouvrages collectifs édités, suite à des colloques qui ont réuni des spécialistes internationaux (Cuin, Borlandi, Cherkaoui…) ou des ouvrages qui réunissent des articles de tel ou tel durkheimologue (Berthelot, 1995 ;Besnard, 2003 ;Mucchielli, 2004 ;Karady, 2006).On trouve aussi des thèses réécrites (Marcel,2001 ; Mucchielli, 1998) et bien sûr une multitude d’articles savants parus dans les revues de sociologie (Boudon 1998 ; Marcel, 2004 ; Steiner 2009, etc.) ou parfois réédités sous formes de recueils (Boudon 2000, Besnard 2003, Steiner 2005, Karsenti). Ces publications sont bien moins lues, bien moins connues et bien moins diffusées [41]- presqu’aucune ne passe en poche- alors qu’elles contiennent des éléments indispensables sur toute une série d’aspects concernant l’œuvre de Durkheim et sa réception.

Je serai toujours amené à comparer ce qu’on trouve dans une main, les ODIS, avec ce qu’on trouve dans une autre, les ouvrages savants.

Considérations générales sur les débats suscités par l’œuvre de Durkheim (Tableau 2)

Les ODIS se différencient par leur propension variable à restituer les arguments qui furent opposés à Durkheim. On peut tenter de la mesurer en construisant un indice synthétique, afin de dépasser la simple impression de lecture. Il s’agit d’agréger une série de critères qui traduisent chacun à leur manière la part qui est réservée à la restitution des débats. Pris isolément, aucun de ces critères ne serait suffisant ; mis ensemble, ils permettent d’atteindre un certain niveau de complétude.

Les cinq critères retenus sont les suivants : la quantité de critiques reformulées (on les retrouve dans les tableaux 3 et 4) ; le nombre d’auteurs mobilisés qui « portent » ces critiques [42](tableaux 7 et 10) ; la variété des registres mobilisés (tableau 4) ; la variété des domaines évoqués (tableau 6) ;le nombre d’ouvrages de Durkheim passés au crible de la discussion (tableau 5).Au total, on aboutit à un indice compris entre 0 et 5. Pour atteindre l’indice théorique maximal (5), il faudrait obtenir pour chaque critère le score le plus élevé (par exemple avoir mobilisé tous les auteurs cités par tous les ouvrages du corpus) [43].

Ce critère de classification amène à distinguer trois catégories d’ODIS(tableau 2 :

  • Un premier groupe se détache avec un indice proche de 2 (de Aron à Steiner, en passant par Lallement, Beitone et Riutort, Simon et Jonas), qui inclut les auteurs soucieux de restituer les discussions suscitées par l’œuvre du classique, ou les plus envieux de la discuter eux-mêmes. Notons cependant qu’à l’intérieur de ce groupe, l’impression de lecture n’est pas uniforme, pour une raison simple : les critiques sont adressées par des instances différentes. Certains auteurs parlent en leur nom - c’est le cas de Aron, Simon ou Jonas qui s’expriment au style direct, tandis que d’autres optent pour le discours rapporté, plus conventionnel et plus attendu dans des ouvrages didactiques et historiques (Steiner, Lallement, Beitone…).
  • A l’autre extrémité, on trouve desODISqui éliminent les discussions qui eurent lieu à propos du classique. Cela concerne tout de même un quart de l’échantillon ! LeQue Sais-Je ?de « Pradès » est archétypal [44].Sociologie contemporainede Durand et Weil, pourtant épais, pratique de la même façon, mais pour d’autres raisons : manque de place [45], souci didactique [46]et contexte intellectuel au moment de la rédaction des ouvrages. [47]
  • Un troisième groupe, intermédiaire (du « Valade » au Dictionnaire Larousse), concerne les ouvrages qui restent très souvent allusifs au sujet des débats suscités par l’œuvre du classique ; ils les évoquent, sans s’y attarder.

Manières de rendre compte du climat difficile de la première réception de Durkheim

Le second point concerne la présentation de la première réception de l’œuvre. Une majorité d’ODIS signale comme un fait bien connu qu’elle fut difficile. Ils relayent l’information qui est historiquement avérée, faisant même parfois l’effort de différencier les ouvrages de Durkheim car ils n’ont pas tous eu le même accueil.

Aron (1967), bien que très peu soucieux de restituer des éléments du contexte intellectuel de la première réception, écrit que « le caractère philosophique de la sociologie durkheimienne explique la violence des passions soulevées il y a un peu plus d’un demi-siècle par cette sociologie » [48]. Il confirme que ce fut difficile pour Durkheim, sans toutefois préciser ce qu’il entend par là…

Dans son Que Sais-Je ?, Berthelot [49]évoque l’ « hostilité généralisée » qui accompagna la réception des Règles, sans restituer cependant une seule des critiques - par manque de place sans aucun doute.

Durand et Weil (1989) s’en tiennent pour leur part à une remarque générale sur « la polémique soulevée par la volonté de rupture et d’inauguration d’une science nouvelle dont le caractère apparemment matérialiste –en réalité naturaliste- heurtait un courant de renouveau spiritualiste et religieux » [50] ; mais ils restent muets, eux aussi, et sur le contenu, et sur les protagonistes de la critique anti-durkheimienne (ils disposaient pourtant de plus de place) [51].

Cuin et Gresle (1992), aussi allusifs que leurs collègues, écrivent qu’il fut « parmi les grands universitaires de l’époque, certainement l’un de ceux qui suscitèrent le plus de passion » [52]. Ils ajoutent, plus précis (mais toujours aussi mystérieux !), que laDivision du travaila essuyé de « sévères critiques de la part de philosophes, comme Halévy [53], qui pourtant ne lui étaient pas hostilesa priori [54]. Les Règles« ont fait grand bruit lors de leur parution » (…) « Le Suicideexpose une thèse osée qui suscite des réticences jusque dans les rangs durkheimiens [55], certains discutant son sociologisme étroit (Bouglé) quand d’autres contestent un recours immodéré à des statistiques peu fiables (Simiand) » [56].

Lallement, de son côté, évoque aussi les « sérieuses réserves » émises par Bouglé sur la méthode durkheimienne (sans préciser lesquelles) et, fait notable, il consacre un encadré [57] aux critiques qui viennent de tous les bords : « les juristes qui n’apprécient pas l’enseignement de cette science sceptique, les philosophes qui se sentent menacés, et des politiques ou polémistes, comme Sorel, Massis, Péguy ou le fils de Tarde, qui sont très acerbes ». Bien qu’elliptique, Lallement est l’un des seuls à faire mention de critiques à caractère politique.

Steiner (1994) écrit de son côté qu’il y eût un « intense débat contradictoire » autour de son œuvre (premier paragraphe du livre) ; il en donnera quelques exemples dans des encadrés, lui aussi.

Riutort rappelle à son tour que « la parution des Règles suscite par le radicalisme des thèses présentées un vif débat parmi ses collaborateurs, dont Bouglé [58](…) Seignobos refuse radicalement le projet intellectuel de la sociologie durkheimienne » [59].

Philippe Besnard (Dictionnaire Larousse) écrit que lesRègles« rencontrent un accueil réservé, voire hostile, notamment chez les philosophes que Durkheim voulait convaincre » [60]. Le même texte est repris dans le dictionnaire PUF (2005), mais on n’en saura toujours pas davantage, alors que cette partie de la notice est rédigée par le durkheimologue le plus informé sur la question.

Les autres ODIS ne font pas mention de cette première réception difficile ou, exceptionnellement, la nient [61]. Duvignaud (1965) n’a pas jugé utile d’en rendre compte, il ne s’est intéressé qu’à deux critiques posthumes : celle de Kroeber (années trente) et celle de Gurvitch (années cinquante) [62]. Il n’évoque aucun des auteurs de la première réception. Aron (1967), excepté la petite phrase citée plus haut, fait mine d’initier lui-même toutes les controverses sur Durkheim - un procédé que personne n’oserait plus suivre de nos jours ! Quand on connaît les textes et le contexte de la première réception, on mesure que son commentaire s’en est largement inspiré. Mais il a choisi de ne mentionner aucun des contradicteurs contemporains de Durkheim [63], à une exception : Tarde - et encore, en le reléguant en note de fin de chapitre [64].

Qui étaient les adversaires contemporains de Durkheim ? (tableau 7)

Huit ODIS seulement évoquent quelques-uns des premiers contradicteurs de Durkheim, presque toujours de manière allusive. Au total, ils signalent une dizaine d’auteurs contemporains qui se sont à un moment ou un autre confrontés publiquement à lui. Ce résultatest maigre si l’on veut bien considérer qu’il y eut au moins une centaine d’auteurs qui ont controversé avec Durkheim de 1893 à sa mort [65]. On arrive donc à ces deux résultats : huit ouvrages sur vingt deux (un tiers) prennent la peine de nommer au moins un auteur qui a échangé des arguments contradictoires avec le classique ; moins de 10% des « discutants historiques » sont signalés par les ODIS.

Parmi la dizaine d’ « adversaires » contemporains du classique signalés par ces ouvrages, Tarde n’est pas le mieux servi (trois fois sur dix neuf occurrences cumulées). On aurait pu croire que ce serait le cas, étant donnée la place que lui réservent certains durkheimologues [66]. Valade lui-même, qui le présente longuement dans son ouvrage d’histoire des sciences sociales, ne rend pas compte de la controverse avec Durkheim ; il a choisi de les présenter côte à côte plutôt que face à face [67]. Cette polémique bénéficie par conséquent d’un statut paradoxal : on la présente ici comme étant « bien connue » [68]-y compris aux candidats à l’agrégation de sciences sociales qui doivent s’attendre à tomber sur ce sujet à l’oral de la Leçon ! – alors que les ODIS qui en font mention ne sont que trois…

Autre fait étonnant, le discutant contemporain le plus souvent repris par les ODIS est un faux ! Max Weber est présenté le plus fréquemment comme son principal interlocuteur alors qu’il n’a jamais écrit une ligne sur Durkheim (et réciproquement), contrairement à ce que certains manuels laissent entendre. Cinq auteurs le mobilisent pourtant contre le classique, Aron le premier, qui n’eût de cesse d’opposer la tradition allemande des sciences sociales à la tradition française, et qui fut sans doute le plus habile propagateur de cette idée aujourd’hui remise en cause par quelques historiens, selon laquelle la sociologie compréhensive de l’allemand s’opposait au « sociologisme » du français [69]. Dès sa soutenance de thèse en 1938 [70], non sans un certain courage, Aron mobilisa Weber contre les « durkheimiens historiques » qu’il avait pourtant face à lui dans son jury. Cette présentation antagonique fut diffusée dans les années soixante par Boudon, qui n’a jamais cessé de critiquer le holisme de Durkheim [71], ni d’exagérer l’individualisme méthodologique de Weber, tout en s’ingéniant à faire passer le classique français pour un utilisateur (inconscient [72]) de la sociologie compréhensive. Cette dernière idée est relayée dans les nombreux dictionnaires qu’il a coordonnés (le Larousse, les PUF) ; on la retrouve aussi dans le manuel de Dellas et Milly (1997). Notons que cette opposition entre les classiques, sans doute en raison de son caractère spectaculaire (le combat des Titans), correspond à une véritabledoxadans de nombreux ouvrages français consacrés à Weber. Il y aurait fort à parier que la présentation symétrique de Weber dans lesODISse structure aussi autour de cette opposition à Durkheim.

On peut encore signaler que la coprésence au rang 2 de Sorel et de Deploige est surprenante, compte tenu du caractère marginal de ces auteurs dans le champ de l’histoire de la sociologie et de la nature peu sociologique de leurs arguments : ils adoptèrent tous les deux le registre politique et (donc ?) polémique. L’étonnement persiste quand on constate que deux autres auteurs (ce qui fait quand même au total 4/9 ou 5/10 si l’on ajoute Pareto qui piocha également dans ce registre) furent aussi des opposants politiques (Massis et Péguy)… Il y a bien une survalorisation du « registre politique » de la controverse, qui laisse entendre que la réception historique a été difficile en raison de son caractère politique. Cette idée a l’avantage, sans doute, d’atténuer la crédibilité de cette réception difficile. On sait pourtant que tel ne fut pas le cas : la critique a été très d’abord universitaire, scientifique, et marginalement politique.

Au final, près de la moitié des ouvrages ayant présenté des auteurs qui ont discuté le classique (6/14) ne signalent aucun de ses adversaires contemporains. L’autre moitié leur donne des noms [73]. Le cas du Simon est intéressant puisqu’il fait partie des plus critiques (au discours indirect) mais ne mobilise aucun contemporain de Durkheim. Riutort, manuel de la dernière génération, ne fait quasiment pas référence aux adversaires contemporains non plus, ni par conséquent aux contextes intellectuels. Il renoue donc avec la tradition que l’on croyait dépassée du Aron d’une histoire de la pensée décontextualisée, en contradiction avec les avertissements méthodologiques de l’auteur lui-même [74].

Les ODIS sont donc majoritaires (12/22) à considérer que la première réception, dans sa dimension controversée, n’est pas un phénomène digne d’être relayé ou approfondi « à ce niveau » d’initiation. Ni Duvignaud (1965), ni Ferréol et Noreck (1990), ni Simon (1991) qui choisit de signaler des détracteurs jamais nommés ; ni Pradès (1990) [75], ni Dellas et Milly (1997), ni Beitone (1998). De la critique, oui, mais anonyme. L’ « arène » de la controverse (pour reprendre l’expression des sociologues des controverses) est présentée aux lecteurs sans que ne soient nommés les contradicteurs ou, sinon, en livrant certains noms, mais sans prendre la peine 1) de les identifier dans le champ intellectuel 2) de développer leurs arguments [76].

Ajoutons que les ODIS qui se signalent par leur effort pour rendre compte du climat difficile en restent à l’évocation de ce fait ; ils se contentent de nommer des contemporains de Durkheim, sans les citer, ni restituer leurs arguments. Le mode choisi est celui de l’allusion. C’est un point du clivage très net entre les ODIS et les ouvrages érudits : ces derniers prennent la peine de présenter les arguments des adversaires, de les situer dans les champs intellectuel et universitaire. Fournier est celui qui se donne le plus cette peine et c’est sa force. Dans les ODIS, on ne trouve que des « isolats critiques » (Lallement 1993 ; Steiner 1994 ; Zalio 2001),formalisés par le dispositif des encadrés. Ces ouvrages introduisent, par touches, des moments, des acteurs, des arguments, qui donnent un peu plus qu’une impression fugitive sur la réception difficile de l’œuvre.

Le dernier carré pour présenter des éléments de débats : les notes et les encadrés

Certains ODIS parviennent à restituer des arguments énoncés contre Durkheim parce qu’ils intègrent dans leur format éditorial des « dispositifs de rattrapage », comme la note [77] et/ou l’encadré.

Les encadrés

Beaucoup de collections utilisent les encadrés : les Repères (La Découverte), les Circa (Nathan), les Prismes (Hachette) et les Cursus (Colin). Il est clair que ce dispositif est très utile pour accueillir et transmettre un peu d’érudition, d’histoire et de références bibliographiques. Steiner (Repères), Cuin et Gresle (Repères) s’en emparent, ainsi que Lallement (Circa) : c’est dans ces espaces circonscrits qu’on trouve une grande partie des discussions des ouvrages de Durkheim. Au lecteur de décider de s’y reporter [78]. L’encadré offre la possibilité aux auteurs de faire un point sur le contexte social, universitaire, intellectuel ou bibliographique ; c’est une sorte de « grande note de pleine page » : un « gros plan » sur les universités dans les années 1880 ; les problèmes de l’édition des sciences humaines à l’époque ; les collaborateurs deL’Année sociologique ;la biographie de Durkheim [79]. C’est aussi le lieu où l’on donne la parole à d’autres auteurs que l’on peut citerin extenso(PrismesetCirca). L’encadré de Lallement intitulé « l’analyse durkheimienne du suicide : des controverses méthodologiques au renouveau des débats » [80] présente un grand nombre d’arguments qui furent opposés à l’ouvrage. De même, l’encadré « Genèse du durkheimisme » [81] revient sur « la percée difficile » de ses idées, sur son « succès tardif », deux éléments qui remettent les pendules à l’heure. C’est aussi dans ces encadrés que Steiner développe des critiques adressées au classique.

A quoi sert- il donc de relayer l’information qu’il y eut une première réception difficile, sans jamais prendre la peine de descendre dans l’arène des débats ? On peut supposer – c’est une de nos hypothèses - que cette information générale est assez bien relayée dans ces introductions à l’histoire parce qu’elle participe de la construction du « Durkheim mythologique » [82] : un auteur est d’autant plus « Grand » qu’il a triomphé des forces hostiles rencontrées sur son chemin (schéma que l’on retrouve dans l’analyse structurale des contes). D’incompris, il a finalement accédé au statut de « classique » qu’on lui connaît aujourd’hui. Lesgatekeepers(ses contemporaines, qui eux ont été rejetés dans les marges de l’histoire) n’avaient pas perçu l’importance du fondateur ; il s’en fallut même de peu qu’ils l’étouffent avant qu’il n’accède à la postérité et parvienne jusqu’à nous. [83]

Familles, domaines et registres des controverses

L’analyse de contenu nous apprend beaucoup sur ce qu’on nous donne à lire sur le classique [84]. Pour explorer cette piste, une question devra être posée : existe-t-il une « doxa critique » ? Par « doxa », il faut entendre qu’on nous « resservirait » toujours les mêmes arguments contre Durkheim.

Les « familles » de critiques (tableau 3)

En guise de première approche, on peut chercher à savoir si ce sont toujours les mêmes « familles de critiques » qui reviennent « ad nauseum » comme l’écrivent certains auteurs écœurés à l’avance par l’idée de reprendre les mêmes motifs et de chanter la même rengaine. [85]

Le tableau3 propose un premier tri par « famille », en spécifiant dans la dernière colonne leur occurrence, afin de mettre en évidence une éventuelle « doxa ». Par « familled’arguments », j’entends ici ceux qui abordent les mêmes problèmes en les prenant par des aspects différents ; ils ont un « air de famille » comme dirait Wittgenstein [86].

La formule « les faits sociaux sont des choses », on s’en doutait un peu à force de fréquenter ces ouvrages, est la plus fréquemment reprise. Elle est associée à une série de critiques « apparentées » (de la même famille) : celle qui évoque son « spiritualisme » ou s’en prennent à sa notion de « conscience collective » (huit fois), à sa vision hypostasiée du social. On la retrouve également dans la critique de la notion de « courant suicidogène » proposée dans le Suicide. Dans cette « famille » d’arguments (lignes 1 à 10 du tableau3), on retrouve quand même 42 occurrences, soit presque la moitié du corpus ! La réponse à notre question vient donc rapidement : oui, Durkheim est discuté dans les ODIS le plus souvent à propos de cette conception « holiste » de la société et de tout ce qui peut y être associé : sociologisme, hypostasie du social, objectivisme, positivisme... cela est repris à chaque fois, comme une sorte de « service minimum ».

En revanche, quand on poursuit la lecture du tableau 3, il devient rapidement difficile de faire des recoupements par « famille », les idées deviennent très diversifiées. On a bien encore une « famille » autour de la confusion entre le Durkheim normatif et le Durkheim descriptif, une autre sur les questions de définition du religieux (lignes 16, 18 et 19), mais le reste est vraiment dispersé : critique de sa définition de l’égoïsme (ligne 32), de ses explications hasardeuses du suicide des femmes (ligne 22) et des juifs (ligne 29)... Comme si chaque auteur d’ODIS passait d’abord sur la discussion obligatoire de la méthodologie holiste pour y aller ensuite de sa « petite musique » personnelle.

Les « registres » des controverses (tableau 4)

Il existe une manière plus satisfaisante de regrouper les arguments opposés à Durkheim, qui consiste à repérer les « registres », en distinguant les arguments d’ordre épistémologique, théorique, méthodologique, empirique, politique, morale et idéologique [87]. Il s’agit parfois de frontières incertaines [88], car une critique n’est jamais exclusivement – par exemple- ou méthodologique ou politique [89]. Cependant, au-delà des limites inhérentes à toute classification, cela permet d’y voir nettement plus clair sur le traitement réservé à Durkheim dans lesODISet sur la manière dont on écrit l’histoire de la sociologie, à ce stade.

Grâce à ce nouvel ordonnancement, on établit sans peine que les ODIS proposent de restituer en premier lieu les débats méthodologiques et épistémologiques (47% environ), ce qui renvoie à une certaine réalité historique, si on en croit les spécialistes de la première réception. Viennent ensuite les débats sur ses théories, plus sectorielles (22%), sur les techniques (principalement sur la statistique) (19% environ), c’est à dire sur les modalités du recueil des faits, de leur classification et de leur interprétation. Finalement, on trouve peu de critiques idéologiques, politiques et morales (15%). Au-delà de cette comptabilisation, il convient de rentrer davantage dans le détail de chaque registre.

Les critiques épistémologiques et méthodologiques

Il s’agit là du caractère le plus général, qui renvoie à la querelle des méthodes (expliquer/comprendre), à la démarche scientifique, aux modalités de l’expérimentation en sciences sociales, aux formes de l’administration de la preuve, à la construction de l’objet, au rapport à l’objet... Dans notre corpus, presque 50% des critiques restituées rentrent dans ce registre. Il existe donc bien une orientation à dominante épistémologique dans la restitution des débats, avec des arguments récurrents ; ce constat vient confirmer ce qu’écrivait Besnard sur ce qui fait un « classique » :

Le Suicide a été redécouvert par des théoriciens [Parsons, Merton, Benoit-Smullyan, Mayo], des généralistes, et non par des spécialistes travaillant sur un problème social (…) Le processus d’innovation est venu de jeunes théoriciens lisant les auteurs européens dans le texte et non d’un secteur particulier relevant de la sociologie appliquée. C’est d’ailleurs la meilleure manière d’acquérir le statut de ‘classique’. [90]

Ces questions concernent la thématique principale des RMS, l’ouvrage qui est logiquement le premier visé par tous ces commentaires. Le tableau5 montre clairement qu’il est le plus repris par les ODIS : dix sept ouvrages sur vingt-deux le signalent, davantage encore (17/19) si l’on élimine les trois ODIS qui ne restituent aucun des débats. Le score est moins élevé pour les autres ouvrages (respectivement 12, 11 et 12). En termes d’occurrence (3e colonne du tableau), le résultat est également très net : 44 éléments critiques renvoient aux Règles, qui se distinguent des autres ouvrages : près d’un tiers [91] des occurrences, deux fois plus que chacun des autres.

Remarquons en passant que tous les auteurs d’ODIS n’ont pas la même propension à reprendre ces aspects. Les philosophes de formation, comme Aron et Jonas, ont tendance à privilégier les discussions sur les RMS  : ils aiment s’attarder sur les principes généraux, sur « la philosophie de Durkheim », comme le dit Aron lui-même. Jonas propose des débats très philosophiques qui l’éloignent des critiques empiriques qu’on pourra retrouver ailleurs (chez Lallement, par exemple, qui est un sociologue contemporain bien plus empiriste). Quand les « philosophes » évoquentLe suicide, c’est pour le reprendre sur des questions épistémologiques et/ou théoriques : la notion « d’âme collective », le « réalisme social », etc.

Les critiques théoriques, notionnelles, conceptuelles

Quand la discussion porte sur un domaine –l’éducation, la famille, la densité sociale, le changement social, les conflits), sur une explication générale (l’origine des croyances religieuses, les courants suicidogènes), sur une notion (la conscience collective, le totémisme, l’anomie, etc.), on peut considérer qu’elle est « théorique ». Dans ce « registre », on comptabilise une vingtaine de critiques (tableau4, colonne 3), soit deux fois moins que dans le précédent. L’éventail des questions est plus large, les ouvrages ne sont pas toujours spécifiés. Cette fois, onze auteurs sont concernés.

Les critiques empiriques

Ce domaine est essentiel en sociologie, science empirique s’il en est, qui se différencie de la philosophie en partie sur cet aspect. On peut s’attendre à ce qu’il nous soit donné à lire beaucoup d’arguments dans ce registre. Pourtant, seuls une dizaine d’auteurs sur la vingtaine d’ouvrages du corpus se rapportent à lui.

En outre, les discussions empiriques rapportées se focalisent sur Le Suicide(5/8), exceptionnellement sur les autres (une pour la DTS, une autre pour les FEVR), cela sans raison objective : tous les ouvrages de Durkheim furent soucieux des faits et donc susceptibles d’accueillir des discussions de ce type ; qu’il s’agisse de faits juridiques dans la Division, de faits ethnologiques dans les Formes, ou de faits historiques dans L’évolution pédagogique en France. Tous auraient pu relever d’une critique empirique, au moins potentiellement. Ces débats rapportés ne portent jamais sur ces domaines sociaux qui ont été abordés par Durkheim : l’éducation, qui occupa une partie essentielle de son œuvre ; la morale, qu’il liait à la sociologie et à l’éducation ; la famille enfin, qu’il étudia avec le plus grand soin dès 1888 [92].

Enfin, troisième enseignement, ces objections sont redondantes : sur les cinq formulées à propos duSuicide, celle qui porte sur l’absence d’analyse critique des statistiques revient quatre fois (Aron, Cuin, Beitone, Riutort) et elle fait toujours allusion à Douglas (1967) - sans jamais préciser d’ailleurs cette référence (l’auteur n’est jamais cité directement) ; deux autres portent sur la question de la définition problématique du suicide (le sacrifice est-il un suicide ?) et se réfèrent cette fois à Halbwachs (1930).

Critiques politiques et idéologiques

Les ODIS reprennent assez peu les critiques idéologiques et politiques [93]. On peut considérer que seulement cinq d’entre eux y font allusion. Il faudrait donc les lire tous les cinq pour avoir un aperçu de l’ensemble des points de vue exprimés. Tous les autres ont choisi de laisser de côté la posture politique de Durkheim (qui put provoquer des réactions, fort logiquement), le contexte idéologique de la production et de la réception de ses ouvrages, alors même que les aspects théoriques de sa sociologie entrent souvent en résonance avec les débats politiques de son époque. N’était-ce pas cet auteur qui s’engagea dans la sociologie pour des motivations politiques ?(Filloux 1977 ; Lacroix 1981).N’était-ce pas lui qui insistait sur l’utilité de la sociologie pour la société ? Certes,{{}}son œuvre scientifique se voulait politiquement neutre et se présentait comme telle. Certes, il avait choisi de n’adhérer à aucun parti, même s’il comptait Jaurès parmi ses amis. Certes, il n’avait pas l’âme d’un militant comme son neveu à qui il reprochait de se disperser dans cette activité chronophage. Mais on sait quand même qu’il était républicain fervent et socialiste [94], qu’il était anti-libéral et anti-utilitariste (il le défendait explicitement y compris dans sa thèse de 1893, qui est très engagée sur ce point). Son engagement public dans l’affaire Dreyfus et ses réseaux socialistes étaient connus de tous. Quand on consulte les thèmes des articles publiés ailleurs que dansl’Année sociologiqueà partir de 1898 [95], on constate qu’il prit position sur de nombreux aspects politiques du moment : laïcité, éducation, séparation de l’Eglise et de l’Etat, lois sur le divorce, éducation sexuelle, criminalité, patriotisme, antisémitisme, etc. On ne peut donc pas faire comme s’il n’avait pas eu d’engagement politique ; et en contrepartie, on peut s’attendre à ce qu’il ait essuyé des répliques.

Deux ODIS (Simon 1991 et Riutort 2004) font de courtes allusions à des penseurs communistes qui lui ont reproché son « conformisme bourgeois ». Mais les deux auteurs viennent après sa mort (Mannheim 1929 et Nizan 1932). Ces critiques ne sont pas forcément anodines, si l’on veut bien considérer que les théories sociologiques peuvent être en affinité avec les options politiques : sa doctrine de l’obéissance, son « apologie du consensus », son « obsession de la cohésion », qui lui sont parfois reprochés, renvoient à la question de savoir si Durkheim est un théoricien du consensus ou du conflit [96]. La question est controversée [97], et elle est importante pour la sociologie. Il est important de savoir que le conflit social est conçu par Durkheim comme une « pathologie » à laquelle il consacre peu de temps et de place [98]. Ses écrits sur le socialisme n’insistent pas sur la lutte des classes. La critique de Sorel, l’une des plus anciennes, contemporaine de Durkheim, portait sur cet aspect [99].

Il y eut également, symétriquement, des critiques émanant de la droite conservatrice, voire de l’extrême droite catholique. Elles furent autrement plus dures, cinglantes et sans doute déstabilisantes pour Durkheim, qui découvrit à cette occasion la violence de la politique - d’autant qu’elles purent être inspirées par l’antisémitisme [100] (également représenté à gauchede l’échiquier politique, il ne faut pas le perdre de vue…). L’une d’entre elles est reprise par Aron, qui lui-même l’emprunte à Pareto, selon lequel il y a une véritable « irresponsabilité » ou une « inconséquence » à divulguer des savoirs sur l’ordre social, au motif qu’on risque d’encourager le relativisme, pour ne pas dire le nihilisme et donc de déliter cet ordre. C’est une critique très importante qui a été opposée à plusieurs reprises à Durkheim, qu’on retrouve dans certains textes de Tarde à propos du crime (un phénomène soi-disant « normal ») ou dans des discussions à propos de l’analyse sociologique de la religion : en décortiquant les fondements de la croyance religieuse, ne risque-t-on pas de saper la croyance religieuse et toutes ses fonctions sociales ? Pour reprendre le vocabulaire wébérien, c’est une critique qui renvoie à « l’éthique de responsabilité » du savant [101], à la question des effets sociaux de la divulgation du savoir. Philippe Steiner rappelle que le problème était sérieux et fut soulevé à propos dessavoirs économiques [102].Cependant, cette critique adressée à Durkheim n’est reprise que chez Aron, que l’on sait soucieux des questions de responsabilité du chercheur, de son inscription dans son temps (idée qui le rapprocha d’emblée de Weber). Deploige a pu aussi porter cette critique, à sa manière. Il n’est repris qu’une seule fois dans Zalio avec un extrait de texte. Cuin et Gresle (1992) y font une allusion sans citer qui que ce soit ni dire pourquoi. Lallement tourne autour du problème dans un encadré, en reprenant le juriste Hauriou selon lequel l’enseignement de la sociologie risquait de rendre les esprits sceptiques et relativistes [103]. C’est une critique de droite, a priori inspirée par le conservatisme et le souci de l’ordre social indiscuté (la famille, l’autorité, la religion, l’obéissance) ; mais aussi inspirée par le libéralisme qui refuse de suivre le classique quand il prescrit d’aimer la société (ce qui devient la « sociolâtrie » dans le langage de Deploige), le groupe, au détriment de l’individu. L’argument est restitué par Simon (1991), qui reprend Deploige. Certains auteurs ont pu insister sur les conséquences désastreuses de cette « idolâtrie » en pensant au fascisme (même si la critique est très présentiste et anachronique). Mauss eut conscience de cette erreur, qui vécut l’entre deux guerres et la montée des fascismes européens.

Les « domaines » des controverses (tableau 6)

Un regroupement des arguments par « domaines » [104], enfin, permet de confirmer définitivement les analyses précédentes, sans qu’il soit utile de s’y attarder. D’un côté, on abien une concentration sur les points méthodologiques et épistémologiques, ce qui caractérise sans doute le traitement réservé aux « classiques », et de l’autre une dispersion des domaines, avec des silences étonnants : rien ou presque sur la famille (deux occurrences), l’éducation (une occurrence), la morale (quatre), qui furent des questions qui passionnèrent Durkheim toute sa vie. Les auteurs d’ouvrages généraux répugnent à sortir des « autoroutes » ; peu d’entre eux estiment que la présentation introductive à la sociologie et à Durkheim valent pour autre chose que des débats généraux sur le holisme. Il est rare de trouver les réflexions de Durkheim sur les secteurs spécialisés qui l’occupèrent. Il est encore plus rare,a fortiori, de tomber sur les discussions suscitées par ces travaux à l’intérieur de ces spécialités.

On a là une réponse à notre questionnement initial sur les modalités du traitement d’un classique dans les ouvrages d’introduction : peu d’intérêt pour ses études spécialisées, pour les discussions qu’elles soulevèrent, et peu d’excursion en dehors des quatre ouvrages : rien sur les cours posthumes ni sur les nombreux articles. Un certain conformisme est de mise pour le gros bataillon desODIS. Le traitement d’un classique appelle ce conformisme, et j’ajouterai : le traitement parODISredouble cet appel. Pour tourner le problème dans un autre sens, le conformisme est peut-être le symptôme de l’existence d’un classique, comme la sanction est le symptôme du crime ?

La préférence marquée pour les controverses post-mortem

Les auteurs mobilisés (Tableau 10)

Si l’on consulte des auteurs qui sont mobilisés pour porter les arguments contre Durkheim, force est de constater que la plupart desODISpréfèrent ceux qui n’étaient pas ses contemporains : on en trouve quatre fois plus. QuatorzeODISsur vingt deux évoquent des controverses issues d’auteurs venus après la mort de Durkheim, s’appuyant sur trente sept auteurs (cinquante sept occurrences cumulées). Ce fait n’est peut-être pas injustifié si l’on veut bien admettre que les discussionspost-mortemont sans doute été plus abondantes [105].

Qui sont ces auteurs ? Le tableau10 permet de constater que certains « discutants » de Durkheim sont plus utilisés que d’autres [106].

Jules Monnerot remporte « la palme », sans doute grâce au titre si bien choisi de son ouvrage de 1946. Cet essai, notons-le en passant, n’est jamais présenté ni analysé par aucun ouvrage. Il y aurait beaucoup à en dire, pourtant, à la fois sur le contexte historique et intellectuel de sa parution, sur ses arguments et sur la trajectoire de l’auteur [107]. Halbwachs (1930) et Douglas (1967) arrivent en second, avec quatre occurrences chacun, tous les deux à propos de la méthodologie duSuicide. Arrivent ensuite Lévi-Strauss et Evans-Pritchard, pour le versantanthropologique et religieux de l’œuvre, qui se sont positionnés contre la théorie totémique de Durkheim et qui ont contesté le primat du social sur le symbolique ainsi que sa définition du religieux.

Il est notable que de nombreux auteurs utilisés sont issus de l’interactionnisme symbolique ou de l’ethnométhodologie : Berger et Luckmann, Schutz, Becker, ou Douglas. On peut dire que toutes ces références sont un peu anachroniques [108] car elles opposent à Durkheim des courants de pensée qu’il n’a pu connaître, sans vraiment prendre les précautions d’usage pour signaler que ces auteurs n’ont parfois jamais écrit quoi que ce soit à propos de Durkheim ! [109] On oppose alors des points de vue académiquement cristallisés plutôt que des adversaires qui se seraient affrontésmano a mano. [110] On veut bien comprendre que dans un manuel d’histoire de la pensée puissent s’affronter des auteurs qui ne se sont jamais connus ni adressés directement la parole, c’est une règle étonnante- encore faut-il prendre la peine de présenter les chronologies et les contextes.

Notons aussi que le taux de concentration des auteurs utilisés pour porter des critiques est assez faible : un seul est repris cinq fois, deux le sont quatre fois, quatre le sont trois fois et quatre autres le sont deux fois. Près de la moitié (26/58) sont mobilisés une seule fois. La critique a donc un caractère éclectique et dispersé (ce point est vérifié sur un plan thématique, on l’a vu plus haut avec les « familles » d’arguments). Cette variété des auteurs est plutôt un signe de pluralisme.

Les débats rapportés : presque toujours anciens

Pourtant, contrairement à ce que pouvait nous laisser croire l’analyse de la répartition des auteurs, la plupart des débats évoqués sont anciens. Ainsi, si les auteurs de la première réception sont pour la plupart abandonnés « à la critique rongeuse des souris » comme disait Marx à propos de certains de ses manuscrits, les arguments qui ont été opposés à Durkheim dans lesODISpar des « modernes » sont souvent les mêmes que ceux qu’il dut affronter de son vivant ; ils ont seulement été repris par des auteurs plus proches de nous. La plupart des critiques qui nous sont données à lire (au moins 4 / 5) auraient pu être exprimées sous leur forme originelle et portées par un contemporain du classique. Tout se passe comme si les auteurs d’ODISavaient préféré que les arguments anciens soient prononcés par des « modernes ». Ils ont ainsi occulté les écrits d’un Simiand, d’un Bouglé, d’un Adler ou d’un Herr à propos de « l’objectivisme réaliste » de Durkheim, et de l’autre repris le titre de l’ouvrage de Monnerot (années quarante), les étiquettes de Piaget (années cinquante et soixante) ou les charges contre le « holisme » de Boudon et Bourricaud (années quatre-vingt). La question reste en suspens : est-ce pour rendre ces discussions plus actuelles et moins « dépassées » ? Est-ce par ignorance des débats anciens ? Est-ce par désintérêt pour l’histoire des idées ?

Au final, parmi les débats qui sont restitués, il en existe peu qui soient vraiment « modernes ». Cela risque de contribuer à produire un double contresens dans l’esprit des lecteurs novices : en laissant penser d’une part que les discussions qui eurent lieu du temps de Durkheim furent vives (Cf la réception difficile) mais pauvres (la preuve : on n’en propose aucune restitution). En négligeant d’autre part les critiques post durkheimiennes qui ont été nombreuses.

Prenons deux ou trois exemples.

Quand il décide de restituer deux critiques faites à Durkheim, Duvignaud (1965) cite explicitement ses deux sources, qui sont alors assez proches de lui : celle de Gurvitch (1950) dans son long exposé afférant au problème du concept de conscience collective chez Durkheim ; celle de Kroeber (1935) qui s’en prenait àl’armchair sociology(la critique des ethnologues sans terrain) [111]. Duvignaud estimait alors inutile de remonter plus loin dans le temps, sous entendant que personne n’avait jamais formulé ces critiques avant eux. Pourtant, Gurvitch avait des antécédents et il aurait pu s’avérer très instructif, après tout, de les mettre en évidence. Si on se reporte à son texte de 1950 [112], on voit qu’il s’appuie notamment sur les idées d’Halbwachs qui critiquait la notion durkheimienne de conscience collectiveau singulier, lui substituant celle de mémoiresau pluriel. Cette objection (ou théorie alternative, en l’occurrence) n’est pourtant jamais reprise dans aucunODIS, bien qu’elle soit évidemment beaucoup plus intéressante (et sociologique) que celles qui dénoncent « l’hypostasie du social », la « substantivation » de la société ou le « holisme » du classique sans autres développements. Cet exemple montre que l’on pourrait parfois tirer un grand profit à reconstituer la chaîne des controverses. On partirait de Halbwachs (1925) [113], on passerait par Gurvitch (1950), on aboutirait à Duvignaud (1965). Au lieu de cela, on retrouve des formulations de cette critique dans lesODISà l’état de « traces ». On peut affirmer, en ce sens, qu’il y a bien unedéperditionde la qualité de la critique, qui s’use ou s’effiloche au fil du temps.

Prenons un second exemple. Certains prêtent à Durkheim un travers : il aurait été un adepte de la méthode compréhensive alors qu’il la condamnait dans ses écrits méthodologiques ; il n’aurait pas été aussi « objectiviste » qu’il voulait le faire croire. Il n’aurait pas été « en règle » avec sa propre doctrine. On retrouve cette idée dans Dellas et Milly (1997) qui se l’approprient au style direct sans prendre la peine de reporter le lecteur à des antécédents. On sait pourtant que cette critique avait été faite par Boudon bien avant eux, qui avait tenté de démontrer que Durkheim pratiquait l’individualisme méthodologique [114], reconnaissant toutefois avoir « poussé le bouchon un peu loin » (pour reprendre sa propre expression) [115]. Cuin avait repris l’argumentation de Boudon dans le colloque qu’il organisa à Bordeaux pour le centenaire desRègles de la méthodeen 1995 [116]. La liste est longue des auteurs qui relayent l’argument, trop heureux de tenir une belle contradiction au cœur de la doctrine du classique [117]. On apprend cependant parLukes [118] ou Fournier [119] que, dès 1913, Malinowski avait fait plus qu’évoquer le problème en recensant lesFormes  : il avait reproché à Durkheim de verser dans la méthode compréhensive et psychologique alors qu’il se prétendait objectiviste. N’aurait-il pas été plus intéressant de revenir sur la critique initiale de Malinowski ?

Dernier exemple : Valade (1996) insiste sur « le sociologisme », la propension au « réalisme totalitaire » de Durkheim. [120] Quelle est sa référence ? Il se reporte seulement auDictionnaire critiquede Boudon et Bourricaud (qui date de 1982), qu’il cite à plusieurs reprises [121]. Avouons que le référent est à faible portée : la critique du sociologisme était contemporaine de Durkheim ! Il est intéressant de retracer la chaîne et l’histoire de cette critique, d’en passer par certaines des sources intermédiaires de Boudon et Bourricaud eux-mêmes [122]. On pense à Piaget (1955) qui fut à l’origine des expressions de « réalisme totalitaire » et de « sociocentrisme ». Ce qui est plus cocasse, c’est que la critique du « spiritualisme » provient aussi de Gurvitch (1950) [123]comme on l’a montré plus haut ; mais cette référence est masquée, sans doute parce qu’elle est un peu encombrante. Cet auteur n’est plus franchement en odeur de sainteté. Lui-même ne disait pas vraiment qu’il avait peut-être déjà trouvée certaines de ses idées dans sa lecture de Parsons (1937) qui voyait dans le dernier Durkheim les défauts de l’idéalisme le plus caricatural ? [124]

Que reste-t-il des critiques « actuelles » de Durkheim ?

En fin de compte, une partie infime des controverses qui nous sont restituées concerne celles d’entre elles qui sont émises par nos contemporains, et qui n’ont pu émerger qu’à la faveur des développements (pour ne pas dire : des progrès !) de la sociologie. [125]

Au plan théorique, par exemple, les sociologues s’interrogent depuis Parsons (1937) sur la « bonne » théorie de l’action. Les conceptions durkheimiennes de la socialisation ont été abondamment discutées depuis ; elles ont servi de base pour une série d’auteurs. En outre, certaines notions ont pu être retravaillées : la religion définie par l’opposition sacré/profane n’est plus guère utilisée ; l’importance donnée par Durkheim aux recherches sur le totémisme a été relativisée (c’est un euphémisme) ; la notion d’anomie a été suivie dans ses méandres par Besnard qui aurait souhaité qu’on y renonce –mais il n’empêche : elle n’a pas cessé d’être utilisée [126].{{}}

Sur un plan empirique, les problèmes posés par le recueil des données statistiques ont été largement analysés depuis un siècle. Le travail critique des sources, déjà soulevé par Simiand (1897) et Halbwachs (1930) en leur temps, a été théorisé notamment par les ethnométhodologues dans les années soixante. Depuis, aucun étudiant sérieux ne peut méconnaître les avertissements méthodologiques sur les « données ».

Enfin, dans le registre épistémologique, la position du chercheur, sa posture objectiviste, les problèmes de réflexivité, de neutralité, de rapport aux valeurs, toutes ces questions parfois abordées à son époque mais en Allemagne ne purent lui être opposées avec la même vigueur qu’aujourd’hui. Le contexte intellectuel a changé. La culture allemande s’est diffusée et imposée dans notre fond culturel sociologique élémentaire.

CONCLUSION

Une question historiographique

Il est important de se demander comment on présente l’histoire de la sociologie à partir des « pères fondateurs » dans les ouvrages d’introduction. Quelle place réserve-t-on à la connaissance (historique) des débats soulevés par leurs œuvres, jusqu’à quel point est-il important d’en restituer les contenus, jusqu’où il est possible d’aller dans leur effacement ? Cette question historiographique n’a jamais été posée, me semble-t-il, ni au plan de l’écriture de l’histoire de la sociologie (Jones, 1977), ni de celui de la transposition didactique [127]. Elle soulève pourtant un pan de réflexion dont la sociologie ne peut plus faire l’économie si elle veut avancer, inventer de nouvelles voies et sortir des sentiers battus, qui laissent quand même insatisfaits ici.

Un problème didactique

A côté de la question des modalités de l’écriture de l’histoire de la sociologie il y a celle de la didactique de la sociologie, totalement absente des recherches actuelles [128], hormis quelques articles dans la revueDEES(devenueIDEES) qui s’adressent aux enseignants du secondaire(Beitone, 2006, Pinet 1996), un peu plus soucieux de la question. Il n’existe aucune réflexion sur la question de savoir « Comment écrire l’histoire de la sociologie ? » (Boudon), qui appelle une réponse à la fois descriptive (traitée ici) et normative. Il est pourtant bien établi maintenant (Latour, Raynaud 2004, Coser et Larsen 1976, etc.) que les débats et controverses sont au coeur de la fabrication des faits scientifiques et que la science n’est jamais « faite », mais toujours « en train de se faire ». Pourquoi ne pas en tirer les conséquences quand on écrit l’histoire de cette discipline, qui a été la première à mettre en évidence cette découverte ? Pourquoi ne pas mettre en scène, dès les ouvrages d’initiation, certains débats et certaines controverses historiques ? Je suis convaincu, sans doute avec quelques-uns, que l’exposé des débats et des échanges d’arguments est le plus sûr moyen de comprendre (comme dans un jeu de rôles les tenants et aboutissants des théories, des auteurs importants, leurs points aveugles et leurs points forts. Au final, n’est-ce pas la voie la mieux assurée pour s’approprier un savoir qui n’est jamais définitif, qui est et a toujours été en discussion ? Il est peut-être paradoxal de commencer par la discussion des « pères fondateurs ». Mais un fait est historique : Durkheim a toujours été débattu, de son vivant et après sa mort. Un classique en sociologie se reconnaît peut-être en cela qu’il est plus commenté et discuté que les autres. Cela est peut être plus vrai encore en sciences sociales qu’en sciences de la nature. Il faut assumer cette spécificité, une de plus, et en tenir compte, jusque dans les introductions à l’histoire de la sociologie.

Annexes

Tableau 1 : les ouvrages du corpus (ordre chronologique)

Auteurs Titres Editeurs(et collections) Nombre d’édition(s), 1re et dernière édition Exemplairesvendus [129]
Duvignaud , Jean Durkheim. Sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie PUF(philosophes) 1 (1965) < 3000
Grawitz , Madeleine Méthodes des sciences sociales Dalloz 1965 ; 1986 (7) ;
Aron, Raymond Les Etapes de la pensée sociologique Gallimard(Tel) 1967
Mendras, Henri Eléments de sociologie Colin(U2) 1975
Boudon Raymond et Bourricaud François Dictionnaire critique de la sociologie PUF 1982, 1986
Durand & Weil Sociologie contemporaine Vigot(essentiel) 31989,2006 20 000 [130]
Boudon, Besnard, Cherkaoui, Lécuyer (dir.) Dictionnaire de sociologie Larousse(les référents) 1989… 1999
Férréol Gilles et Noreck Jean-Pierre Introduction à la sociologie Colin(Cursus) 1990
Pradès José Durkheim PUf(QSJ ?) 1990
Berthelot Jean-Michel La construction de la sociologie PUF(QSJ ?) 1991, 1993 (2) > 10 000 [131] ??? (vérifier)
Jonas Freidrich Histoire de la sociologie des Lumières à nos jours Larousse 1991 (éd. française)1965 (éd. Allemande)
Simon Pierre-Jean Histoire de la sociologie PUF(quadrige) 19912002
Cuin Charles-Henri & Gresle Histoire de la sociologie La Découverte (repères) 1992
Lallement Michel Histoire des idées sociologiques Nathan(Circa) 31993, 2007 15 000 [132]
Dubois Michel Les Fondateurs de la pensée sociologique Ellipses 1993 <5000
Steiner Philippe La sociologie de Durkheim La Découverte (repères) 1994
Valade Michel Introduction aux sciences sociales PUF(Premier cycle) 1996
Etienne et Mendras 1996
Delas et Milly Histoire des pensées sociologiques Sirey(Synthèses +) 31997, 2005, 2009 10 000
Beitone Alain Sciences sociales Sirey(Aide-mémoire) 61998, 2009 20 000 [133]
Zalio, Pierre-Paul Durkheim Hachette (Prismes) 12001
Riutort Philippe Précis de sociologie PÜF(Major) 2004
Borlandi Massimo, Boudon Raymond, Cherkaoui Mohamed, Valade Bernard (al), Dictionnaire de la pensée sociologique PUF(quadrige Dicos poche) 2005
Coenen-Huther Comprendre Durkheim PUF 2010

Tableau 2 – indice critiques des ODIS

Ouvrages(ordre de l’indice synthétique)

Nombre de critiques formulées [134](Max =51)

Nombre d’auteurs mobilisés [135](Max=57)

Nombre de registres abordés [136](max=5)

Nombre de domaines abordés [137](max=10)

Nombre d’ouvrages critiqués(Max=5) [138]

Indice synthétique [139]Max=5

Aron 9 8 4 6 5 2,71
Lallement 9 11 4 5 5 2,66
Beitone [140] 10 2 3 7 5 2,52
Riutort 8 13 4 5 4 2,47
Jonas [141] 10 7 2 3 5 2,01
Férréol et Noreck 6 / 4 5 3 2.01
Simon 8 6 4 3 3 1,93
Steiner 7 6 2 4 4 1.83
Valade 4 4 2 4 4 1.74
Zalio 7 5 3 4 3 1,69
Cuin & Gresle 4 2 3 3 3 1.6
Duvignaud 5 2 3 4 2 1.52
Boudon & Bourricaud 3 2 2 2 4 1.48
Delas et Milly 3 3 2 3 3 1.4
Grawitz 4 3 2 2 1 1,13
Larousse 2 5 2 2 2 1,12
Dubois 3 1 2 2 2 1,08
Pradès 2 1 1 1 1 0.56
Durand & Weil 1 1 1 1 1 0,53
Berthelot 0
Mendras 0
Borlandi (al), 0

Tableau 3- Les « familles » de controverses

numéro [142]

Critiques

Auteurs

occurrences
Famille 1 Objectivisme, sociologisme, réalisme… 44
1 « Les faits sociaux sont des choses » ; méthodologie objectiviste, point de vue surplombant qui en découle Duvignaud, Aron ; Simon, Jonas ; Steiner ; Dubois ; Cuin ; Beitone ; Riutort 10
2 Spiritualisme (conscience collective, société, âme collective), sociologisme, hypostase du social Duvignaud, Grawitz ; Jonas ; Simon, Boudon et Bourricaud ; Durand et Weil ; Cuin et Gresle ; Zalio 8
3 Les faits sociaux sont contraignants Duvignaud ; Jonas ; Steiner ; Zalio 4
4 « Courant suicidogène » ; « réalisme social » ; « réalisme sociologique » ; « réalisme totalitaire » ; finalisme (donner des intentions à « la société ») Aron ; Boudon-Bourricaud, Dellas et Milly, Ferréol et Noreck 4
5 méthodologie holiste Dubois ; Valade ; Riutort 3
6 La « société » comme entité indifférenciée Boudon et Bourricaud ; Valade 2
7 Comment communiquent les individus ? (problème de la théorie de la conscience collective) Lallement (via Gurvitch) 1
8 Présence/absence des conflits (notamment de classes), des luttes de classes, conservatisme qui en découle, apologie du consensus Aron ; Zalio ; Ferréol et Noreck ; Simon, Riutort 5
9 L’adoration de la société, « sociolâtrie », idéalisation de la société Simon ; Zalio , Grawitz 3
10 L’individu comme support de normes et de valeurs ; représentation déterministe de la socialisation Boudon et Bourricaud ; Beitone, ; Jonas ; Lallement 4
Famille 2 Morale ou science ? 15
11 La confusion entre morale et science, le rapport entre science et action, apologie de la morale officielle Jonas ; Steiner ; Riutort ; Beitone ; Simon ; Cuin 6
12 La distinction incertaine et intenable entre normal et pathologique ; neutralité axiologique ? Steiner ; Riutort ; Beitone 3
13 Danger de la sociologie pour l’ordre moral Cuin et Gresle ; Lallement ; Dubois 3
14 Définition du crime comme phénomène « normal » ; théorie de la déviance Aron, Steiner, Riutort 3
Autres familles
15 Evolutionnisme en général ou par rapport à la famille, à la religion… Duvignaud ; Riutort ; Beitone 3
16 Doute sur la pertinence de la dichotomie sacré/profane Steiner (via Evans-Pritchard), Riutort ; Beitone 3
17 Statistiques du suicides peu fiables et non contrôlées Cuin, Riutort, Beitone 3
18 La centralité problématique du concept de sacré dans la définition des phénomènes religieux Steiner, Riutort 2
19 Flou et obscurité des concepts d’anomie, d’égoïsme Valade (via Boudon et Bourricaud) 2
20 Théorie du changement social par la densité non avérée Noreck, Beitone (via Konig) 2
21 Sociologue/ethnologue sans terrain Duvignaud, Simon 2
22 Mauvaise explication du suicide des femmes  Steiner ; Zalio 2
23 Cadre théorique (sans précision) Larousse 1
24 Une seule expérience (cruciale) ne vaut pas.Illustrer n’est pas prouver. Jonas 1
25 La sociologie n’est pas la science de la société mais des associations Zalio (via Tarde et Latour) 1
26 Causes de la conscience collective ? contrainte ou effervescence ? Lallement (via Evans-Pritchard) 1
27 Impérialisme sociologique Simon 1
28 Quid du suicide stratégique ? Lallement (via Baechler) 1
29 Mauvaise argumentation pour le suicide des Juifs Dellas et Milly 1
30 Définition du suicide Larousse 1
31 Et le suicide comme phénomène d’imitation ? Lallement 1
32 Problème de définition et de mauvaise distinction entre égoïsme et individualisme Ferréol et Noreck 1
33 Typologie des formes de solidarité non validée par le droit Ferréol et Noreck 1
34 La morale fondée sur la raison = illusion Aron 1
35 La responsabilité des sociologues ? Aron 1
36 Méthodologie inductive Ferréol et Noreck 1
37 Dualisme dépassé Jonas 1
38 La mauvaise conception du but de l’organisation sociale Aron 1
39 La religion comme expérience hallucinatoire Aron 1
40 Caractère anhistorique des fait sociaux Jonas 1
41 Vision statique de la nature humaine Jonas 1
42 La causalité du social n’est pas démontrée Jonas 1
43 L’assimilation des religions au totémisme Aron 1
44 Excessive opposition individu/société Riutort (via Elias) 1
45 Critique de la théorie de l’acteur Beitone (via Touraine) 1
46 Méthodologie compréhensive masquée Dellas et Milly 1
47 Vision fonctionnaliste de l’éducation Beitone 1
48 Primat du social sur le logique Riutort (via Lévi-Strauss) 1
49 Contraction de la famille Beitone 1
50 Système de parenté complexe (et non simple) des aborigènes Valade (via Lloyd Warner, 1937) 1
51 La sociologie n’est pas une science naturelle Zalio (via Passeron 1991) 1
52 Durkheim irreligieux Pradès 1
Total 101

Tableau 4 - Les « registres » des controverses

Ouvrages (ordre chronologique)Critiques épistémo-méthodologiquesCritiques théoriques etconceptuellesCritiques empirico-méthodologiquesCritiques morales (au sens philosophique)CritiquesIdéologiques (au sens politique) [143]Total [144]
Duvignaud -Evolutionnisme (et hypothèse totémique) -La conscience collective idéalisée (Gurvitch 1950) = spiritualisme-Les faits sociaux sont définis comme contraignants : quid de l’imprévisible ? « arrmchair sociology » (Kroeber 1935)
1 2 1 4
Aron -le « chosisme » -la notion de contrainte-ses définitions extrinsèques des phénomènes sociaux qui le conduisent à des assimilations fausses (religion totémique et religions du salut). Il assimile les religions du salut avec le totémisme-mauvaise définition de la démocratie-les concepts pris pour la réalité.-holisme et anti individualisme méthodologique -Définition du crime, de la sanction et relativisme qui en découle.-Le conflit des interprétations sociologie/psychologie sur le suicide. (Cf le concept de « courant suicidogène ») Le « réalisme social » qui s’en suit -La valeur des statistiques des suicides.-La validité des corrélations. -Difficulté d’isoler tel ou tel facteur. (=Halbwachs, 1930) -La morale peut être fondée sur la raison et la science.-penser que les individus « hallucinent  » = dégradation de l’expérience humaine.- sur le socialisme : l’insatisfaction des hommes n’est-elle pas le propre de tous les temps ? La sociologie doit-elle servir la morale qui limiterait cette insatisfaction ? Naïveté de ce point de vue Irresponsabilité qui consiste à divulguer des savoirs sur l’ordre social (=Pareto, 1917)relativisme et inconséquence de la divulgation de ce point de vue.
6 2 3 3 1 15
Mendras
0
Boudon & Bourricaud « réalisme totalitaire » -Théorie de la socialisation. L’individu comme support de normes et valeurs (des structures)le sujet n’est pas agissant- théorie de « la société » « comme un tout indifférencié »
1 2 3
Grawitz1986 [145] -Réification voire déification de la société-Comme Aron le soulignait, tendance à confondre concept et réalité-Dogmatisme et moralisme (1976, Mc Lung Lee) -Critique de Kroeber : répugnance à voyager pour enquêter
3 1 4
Durand & Weil(1989) Le concept de « conscience collective » 
1 1
Larousse(1989) Le « cadre théorique » (sans autre précision !) Définition du suicide (quid du sacrifice ?)
1 1 2
Ferréol et Noreck(1990) Le finalisme (les états d’âme collectifs, les intentions de la société)La méthode inductive -Sa mauvaise opposition entre individualisme et égoïsme - les équilibres sont plus importants que les déséquilibres, le consensus que les conflits -Sa typologie des formes de solidarités ne correspond pas aux observations comparées du droit-Sa théorie de la densité qui accroît la division n’est pas observée
1 2 2 5
Pradès(1990) Irréligiosité de Durkheim
1 1
Berthelot (1991)
0
Jonas (1991/1965) -Dogmatisme -retour à la scolastique, métaphysique. -Confond hypothèses et vérité théorie dualiste (âme et corps) inacceptable -Une expérience cruciale vaudrait pour tout-Illustrer n’est pas prouver.
3 1 2 5
Simon(1991) -Hypostase du concept de société-difficile conciliation entre science (neutralité) et action (engagement)-prosélytisme sociologique, qui vire à « l’impérialisme sociologiste »- « chosisme » et objectivisme -Armchair sociologist -Aimer la société conduit au totalitarisme-Conservatisme » (Mannheim)Apologie du consensus, obsession de la cohésionChien de garde (Nizan)
4 1 2 7
Cuin & Gresle(1992) -« chosisme sociologique »-« sociologisme étroit » -Statistiques peu fiables Caractère pernicieux de sa pensée qui pouvait ruiner l’unité morale de la nation
2 1 1 4
Lallement (1993) -Les faits sociaux sont ils des choses ?-Réserves sur la méthode (Bouglé) -Conscience collective : contrainte ou effervescence ? (Evans Pritchard)-Comment les individus communiquent entre eux ?-Son déterminisme-Le suicide comme acte stratégique (Baechler) -Les définitions du suicide sont variables (Douglas). -Le suicide comme phénomène d’imitation (Philipps et Bollen) La sociologie sape l’ordre public (Hauriou), qui rend les esprits sceptiques et relativistes
2 4 2 1 7
Dubois1993 - Divination de la société- Insistance sur l’irrationnel dans le comportement humain au détriment du rationnel et de la volonté (Nisbet) « Dangereux révolutionnaire » selon les milieux conservateurs
2 1 3
Steiner (1994) -distinction du normal et du pathologique qui ne lui permet pas de suspendre les jugements de valeur. Pas de neutralité axiologique. « Méthode idéologique »-définition du fait social par la contrainte-Les faits sociaux sont-ils des choses ?-Explication biologique du suicide des femmes Théorie du sacré Définition controversée du crime comme « normal »
4 1 1 6
Valade(1996) -Imprécision, obscurité des concepts (anomie, égoïsme)-Transcendance de la conscience collective. Spiritualisme de cette conception de la société-Holisme méthodologique= erreur Le système soi disant élémentaire de parenté des aborigènes est en réalité complexe (Lloyd Warner, 1937)
3 1 4
Delas et Milly(1997) -Méthode compréhensive et non objectiviste (pour le suicide et les Formes)-Réalisme totalitaire (Piaget) Les contorsions pour expliquer le faible suicide des Juifs, pour des raisons qui fonctionneraient aussi avec les protestants
2 1 3
Beitone( 1998) -objectivisme-Ambiguïté sur la distinction entre normal et pathologique (Cf phénomène du suicide)-évolutionnisme (famille)-Théorie (évolutionniste) du totémisme (Lévi-Strauss) -théorie de l’acteur qui est aussi transparent que le système (Touraine)-Critique de la théorie du changement social (et uni causalité) : la densité-définition de la religion (sans précision)-perspective fonctionnaliste de l’éducation [146] -Usages des statistiques institutionnelles sans regard critique-théorie de la contraction de la famille [147]
4 4 2 7
Zalio2001 -Contre l’idée d’âme collective (Sorel) et l’absence d’une théorie des classes, des luttes qui en découlent ; -La sociologie n’est pas une science naturelle (Passeron 1991)-Définition problématique des faits sociaux ;-La conception de la société (et non des associations) Latour-Théorie datée du désir sexuel masculin/féminin Deploige contre Durkheim qui veut faire des hommes des adorateurs de la société, des « sociolâtres » Sorel et sa critique du réformisme, d’un penseur bourgeois hostile au socialisme, qui ne voit pas les conflits [148]
5 1 1 7
Riutort(2004) -Contre le holisme (Becker)-Opposition individu/collectif excessive (Elias)-Critique du holisme (Dubet)-point de vue surplombant (Schutz)-Confusion morale/science -Théorie de la déviance (Becker) et de la norme (surestimée)-L’importance trop faible donnée aux catégories logiques (Lévi-Strauss) Douglas (1967) et l’absence de regard critique sur les données Nizan 1932Mannheim 1929 doctrine d’obéissance et conformisme, positivisme bourgeois
5 2 1 1 9
Besnard et Cherkaoui, dans Borlandi (al),2005
Total 47 22 19 7 8 103/97

Tableau 5- Ouvrages visés par les controverses [149]

Ouvrages(ordonnés en fonction de leur occurrence) Auteurs (ordre chronologique)(entre parenthèses, les occurrences)  [150]

Total des occurrences pour chaque ouvrage [151]

Les Règles de la méthode sociologique(1894-95) Duvignaud (3) ; Aron (1) : Boudon et Bourricaud (3) ; Jonas (5) ; Simon (4) ; Larousse (1) ; Ferréol et Noreck (1) ; Durand et Weil (1) ; Cuin et Gresle (2) ; Lallement (1) ; Dubois (1) Steiner (4) ; Valade (2) ; Dellas et Milly (1) ; Beitone (5) ; Riutort (5) ; Zalio (4)
total 17 44
Le Suicide(1897) Aron (1) ; Jonas (1) ; Boudon et Bourricaud (2) ; Larousse (1) ; Ferréol et Noreck (2) ; Cuin et Gresle (1) ; Lallement (2) ; Steiner (1) ; Valade (2) ; Dellas et Milly (3) ; Beitone (1) ; Riutort (3)
total 12 20
Les Formes élémentaires de la vie religieuse(1912) Duvignaud (2) ; Aron (2) ; Jonas (2) ; Simon (3) ; Boudon et Bourricaud (1) ; Lallement (1) ; Steiner (2) ; Valade (2) ; Dellas et Milly (1) ; Beitone (1) ; Riutort (2)
total 11 19
La Division sociale du travail(1893) Aron (2) ; Jonas(1) ; Simon (1) ; Boudon et Bourricaud (1) ; Ferréol et Noreck (3) ; Steiner (1) ; Lallement (1) ; Dubois (1) Valade (1) ; Beitone (1) ; Riutort (3) ; Zalio (1)
total 12 17
Autres [152] Aron (3), Jonas (3) ; Cuin et Gresle (1) ; Lallement (1) ; Beitone (2) ; Zalio (1)
Total 6 11
moyenne 11 22
Total général 132

Tableau 6- Les « domaines » des controverses

Ouvrages (ordre chronologique)MéthodologieépistémologieThéorie généraleFamilleReligionCriminalitésuicideEducationMoraleConflitsclassesChangementsocialsolidaritétotal
Duvignaud (1965) 1 1 1 1 4
Aron (1967) 1 1 1 1 1 1 6
Mendras (1975)
Boudon & Bourricaud (1982) 1 1 2
Grawitz )1986) /1965) 1 1 2
Durand & Weil (1989) 1 1
Larousse (1989) 1 1 2
Férréol et Noreck (1990) 1 1 1 1 1 5
Pradès (1990) 1 1
Berthelot (1991)
Jonas (1991/1996) 1 1 1 3
Simon (1991) 1 1 1 3
Cuin & Gresle(1992) 1 1 1 3
Lallement (1993) 1 1 1 1 1 5
Dubois (1993) 1 1 2
Steiner (1994) 1 1 1 1 4
Valade (1996) 1 1 1 1 4
Delas et Milly (1997) 1 1 1 3
Beitone (1998) 1 1 1 1 1 1 1 7
Zalio 1 1 1 1 4
Riutort 1 1 1 1 1 5
Borlandi (al),2005
total 15 18 2 8 8 1 4 6 2 2 66

Tableau 7 – identification des discutants contemporains de Durkheim

Auteurs contemporains de Durkheim l’ayant critiquéréférencés dans les ODIS

ODIS s’y référant

occurrence
Weber 4
Sorel (1895) Lallement (sans référence) ; Jonas ; Zalio (avec le texte de 1895) 3
Tarde Aron, Jonas, Pradès 3
Déploige (Le conflit de la morale et de la sociologie, 1911) Jonas ; Zalio (avec un texte) 2
Bouglé (recension des RMS), 1895 Cuin et Gresle ; Lallement 2
Belot Steiner 1
Simiand (recension du Suicide), 1898 Cuin et Gresle 1
Péguy Lallement 1
Agathon (Massis et le fils de Tarde) Lallement 1
Pareto Aron 1
Sous total = 10 Sous total = 9 19

Tableau 8- part des contemporains de Durkheim dans les « discutants »

Proportion d’auteurs contemporains de Durkheim dans les auteurs mobilisés

ODIS concernés

100 Cuin et Gresle (2/2) ; Pradès (1/1)
50 Boudon et Bourricaud (2/4)
42 Jonas (3/7) ; Lallement (5/12)
40 Zalio (2/5)
37 Aron (3/8)
33 Dellas et Milly (1/3)
16 Steiner (1/6)
0 Duvignaud (0/2) ; Durand et Weil (0/1) ; Simon (0/’6) ; Valade (0/4) ; Beitone (0/2) ; Riutort (1/13)

Tableau 9 – Notes et encadrés dans les ODIS

Ouvrages(ordre de l’indice synthétique)Notes de bas de pageNotes de fin de chapitre (end notes)Bibliographie sur DurkheimEncadrésRéférenciation dans le texte
Duvignaud(1965) Oui (<10, pour des référenciations) Oui (10 références) oui
Aron(1967) Oui (12) Oui (10)
Mendras1975
Boudon & Bourricaud (1982) Oui oui
Larousse(1989)
Férréol et Noreck(1990) Oui
Simon(1991) Oui (pour références et des commentaires)
Durand & Weil(1989) Oui (rares, pour des références) oui oui
Pradès(1990) Oui (petits commentaires, ajustement) Oui oui
Berthelot(1991) oui
Jonas(1991/1965) oui oui
Cuin & Gresle(1992) oui oui oui
Lallement(1993) oui oui
Steiner(1994) Oui (références) oui oui
Valade(1996)
Delas et Milly(1997) Oui (rares, pour des références) oui oui
Beitone(1998) [153] oui
Zalio2001 Oui (précisions) oui
Riutort(2004) Oui (avec commentaires) oui
Borlandi (al),2005

Tableau 10- discutants post mortem de Durkheim dans les ODIS

Auteurs postérieurs à la mort de Durkheim ayant discuté son œuvre , repris par les ODIS (classés par occurrence [154])OccurrencesODIS s’y référant
Monnerot, Les Faits sociaux ne sont pas des choses, 1946 5 Aron ; Jonas ; Simon, Lallement ; Steiner
Douglas, The social meaning of suicide, 1967 4 Aron ; Larousse (Besnard) ; Lallement ; Riutort
Halbwachs, Les Causes du suicide, 1930 4 Aron ; Larousse (Besnard) ; Jonas ; Lallement
Lévi-Strauss Le totémisme aujourd’hui, 1962 (pour Aron) 3 Aron ; Riutort ; Beitone
Boudon/Bourricaud (1982) 3 Durand et Weil ;Valade ; Dellas et Milly
Evans-Pritchard, La religion des primitifs à travers les théorie anthropologiques (Payot 1965) 3 Lallement ; Steiner ; Riutort
Baechler, Les Suicides, 1975 3 Boudon et Bourricaud ; Larousse (Besnard) ; Lallement
Nizan, Les Chiens de garde, 1932 3 Simon ; Cuin ; Riutort
Mannheim, Idéologie et utopie, 1929 2 Simon ; Riutort
Piaget 2 Boudon/Bourricaud ; Dellas et Milly
Besnard, Revue française de sociologie, 1976 sur l’explication biologique du suicide des femmes 2 Steiner ; Zalio
Gurvitch, 1950 2 Duvignaud ; Grawitz
Kroeber 1935 1 Duvignaud
Lloyd Warner, A black civilization : a social study of an australian tribe, 1937 1 Valade
Aron 1938 1 Larousse
Mauss, 1939 1 Simon
Sartre, Situation I, 1947 1 Simon
Benoit-Smullyan, « T sociologism of Durkheim and his school », dans Barnes H, An introduction to the history of sociology, 1948 1 Jonas
Hauriou 1 Lallement
Weil, Philosophie politique, 1956 1 Aron
Merton 1957 1 Valade
Selvin, 1958, AJS 1 Jonas
Schutz 1 Riutort
Becker, Outsiders, 1963 (1984) 1 Riutort
Aron 1967 1 Grawitz
Berger et Luckmann (1967) 1 Steiner
Chazel 1967 (sur l’anomie) 1 Valade
Nisbet 1966/74 The sociology of Durkheim 1 Dubois
Mac Lung-Lee (American sociolgical review, 1976, 41, sociology for whom ? ») 1 Grawitz
Atkinson 1978 1 Riutort
Elias, Qu’est-ce que la sociologie ? 1 Riutort
Tiryakan, in Bottomore et Nisbet, 1979, An history of sociological tradition 1 Simon
Philipps et Bollen, 1982 (sur le suicide imité) 1 Lallement
Willaime 1 Riutort
Héran 1 Riutort
Pickering 1984 1 Steiner
Isambert 1 Riutort
Dubet 1 Riutort
Konig 1 Beitone
Latour 1 Zalio
Passeron 1991 1 Zalio
SOUS TOTAL= 39 auteurs 59 16

Tableau 11 - Renseignements sur les auteurs des ODIS [155]

Ouvrages(ordre de l’indice synthétique) Age (lors de la 1ère éd)

Situation institutionnelle au moment de la parution de la 1ère éd.

formation Indice de spécialisation sur Durkheim (année de la publication)
Duvignaud 44 Professeur à l’université de Tunis(thèse la même année avec Gurvitch)  ? non
Aron 62 Professeur de sociologie à la Sorbonne ENSAgrégation philosophieDr philosophie de l’histoire 1938 non
Mendras 48 Professeur à l’IEP de Paris IEP Paris non
Boudon (1934) & Bourricaud (1922) 50 Professeur à la Sorbonne Boudon : ENSAgrégation philosophieDr sociologie 1967 oui
Larousse (Philippe Besnard) Dr de recherche CNRS IEP ParisEtudes de sociologie à l’université Oui
Ferréol et Noreck [156] Professeur agrégé du secondaire (prépa)  ? non
Simon  ? non
Durand (1948) & Weil (1941) [157] 41 et 48 ans PR sociologie à RouenMCF à Rouen ENS philosophie pour Weil non
Pradès  ? Oui  [158]
Berthelot 45 ENSAgrégation philosophique non [159]
Jonas  ? non
Cuin & Gresle  ?  ? non
Lallement (1962) MCF Paris X  ? non
Steiner 39 MCF en économie à dauphine Paris 10 ENS, agrégation sciences sociales 79Thèse économie Oui [160]
Valade (1942)  ? non
Delas (1950) et Milly [161] (1971) Agrégés en classes prépa pour Delas et prof agrégé allocataire moniteur pour Milly  ? non
Beitone [162]  ? non
Zalio (1966) 35 MCF ENS Agrégation sciences sociales non
Riutort PRAG ( ?) Agrégation sciences sociales non
Borlandi (al),  ?
// Article publié le 14 juillet 2014 Pour citer cet article : Matthieu Béra , « Durkheim en débat, Restitution des critiques de Durkheim dans les ouvrages d’introduction à la sociologie », Revue du MAUSS permanente, 14 juillet 2014 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Durkheim-en-debat-1144
Notes

[1Espinas (1877), cité par Fournier, 2007.

[2Allocution en hommage à Durkheim de Aron (1960, p. 37).

[3Duvignaud (1965, p. 17)

[4Duvignaud (1969) 

[5Barthes (1971)

[6Lukes (1973)

[7Morin (1982)

[8Boudon et Bourricaud (1982, avant-propos de la deuxième édition, 1986) 

[9Bouveresse (1984) repris par Lahire, p. 9, 1999 

[10Bonnafous (1989, p. 178)

[11Dubois (1993, p. 91)

[12Mucchielli (1998, p.534 et 535)

[13Beitone (2006/1998, p. 10) 

[14Lahire (1999)

[15Boudon (2003, p. 101)

[16Alpe (2005) :

[17Je pense à Steiner (2009) qui étudie la critique de l’économie politique.

[18Par exemple Paoletti (2008) ou Pickering (2008).

[19Je remercie Philippe Steiner, Jean-Christophe Marcel, Laurent Mucchielli, Bernard Pulman ainsi que tous les auteurs des ouvrages de mon corpus qui ont bien voulu répondre à mes questions : Alain Beitone, Jean-Pierre Durand, Charles-Henri Cuin, Bernard Valade, Pierre Paul Zalio, José Pradès, Philippe Steiner, Pierre-Jean Simon, Philippe Riutort, Michel Lallement, Jean-Pierre Noreck. Grâce à eux, on trouvera des renseignements précieux sur les textes étudiés (tableau 1). Il va de soi que je suis seul responsable de la version finale et que j’en assume toutes les imperfections et les éventuelles erreurs. Je remercie également pour leurs conseils et encouragements

[20Une étude comparative serait profitable qui réaliserait ce travail dans les ouvrages d’introduction à la sociologie des autres pays.

[21L’analyse statistique n’ouvre par nécessairement la voie, pourtant, à une analyse déterministe. Elle est plutôt probabiliste. Il est vrai, en revanche, que le registre de Durkheim (dansle Suicide) était sans doute plus déterministe que probabiliste.

[22Cet auteur faisait déjà cette analyse en 1997 (Alpe, 1997). Ces remarques mériteraient des discussions, mais force est de constater, là encore, que la didactique de la sociologie (dans le supérieur encore plus que dans le secondaire, où elle n’existe que sous une forme diluée dans les fameuses « sciences économiques et sociales » introduites en 1969 avec la section B) n’existe pas. Il va pourtant de soi que le « paradigme durkheimien » (à supposer d’ailleurs qu’il soit réductible à un bloc cohérent, alors qu’il n’existe qu’une unité présumée de la pensée de cet auteur qui ne saurait par exemple être assimilée au seul usage de la statistique qu’il a abandonnée dès 1897) est totalement banalisé : notre vision de la société telle qu’elle s’impose via la production et la diffusion de statistiques nationales propose toujours une explication du social par le social (et considère aussi « les faits sociaux comme des choses »…), sur un mode probabiliste, certes, mais facilement transposable au déterminisme des commentaires journalistiques.

[23Cet aspect aurait dû être étudié de façon systématique. J’avais le projet préalable de l’inclure dans l’article présent, mais la longueur de l’ensemble aurait été contre la loi du genre. Je donnerai ici seulement quelques indications pour éclairer différents points, à chaque fois que ce sera nécessaire.

[24Souvent, ils ne sont ni historiens ni spécialistes de Durkheim (Cftableau 11),

[25Si l’on excepte le travail de compte rendu qui est souvent relégué aux fins de revues et qui suit des objectifs d’évaluation eux-mêmes pas forcément très clairs (et jamais étudiés non plus). Il n’est pas indifférent de noter que les seules fois où nous avons pu trouver des réflexions sur les ODIS, ce fut précisément dans des comptes rendus (Cf ceux de Paugam, 1993).

[26Roland Barthes lui-même a proposé quelques réflexions sur ce thème (Barthes, 1971), sans pousser plus avant.

[27Je remercie Christian Puech pour les références qu’il a bien voulu me donner. Son travail porte explicitement sur les sciences du langage en tant que discipline universitaire et sur les processus de « disciplinarisation » qui sont en œuvre dans les ouvrages qui les « mettent en histoire » (Puech et Chiss, 1997 et 1999). Il a récemment animé un colloque sur « la disciplinarisation des savoirs linguistiques. Histoire et épistémologie » (29 et 30 janvier 2010, Paris).

[28Tous les ans, on compte 100 000 bacheliers en ES. Environ 15% ont une mention B ou TB.

[29On estime à 10 000 le nombre de diplômes délivrés en sociologie tous les ans (Piriou, 2008).

[30On compte près de 5000 enseignants en sciences sociales au lycée (source : Association des professeurs de SES).

[31On compte environ 1000 enseignants chercheurs et chercheurs qui dispensent pour la plupart des cours d’introduction à la sociologie.

[32D’après Sophie Barluet, ces ventes ont fortement chuté depuis une vingtaine d’années, passant de 2200 à 600 exemplaires en moyenne par an (Barluet, 2004, p. 25).

[33Frédérique Sitri, « La diffusion de la typologie des textes dans les manuels scolaires : formes et enjeux » (dans Amossy/Maingueneau, 2003, p. 390). (Puech, 1998 ; Puech et Chiss, 1997 et 1999).

[34Besnard, dans son article sur la réception duSuicide(de 1897 à nos jours) parle de la « vulgate ». Mais le terme a le défaut d’être connoté péjorativement. Il marque un certain mépris des érudits pour les opérations de vulgarisation. On a d’ailleurs pu apprendre qu’il avait refusé l’offre qui lui avait été faite par La Découverte pour écrire un Durkheim pour la collection « Repères ».

[35« Notre objectif est de rédiger un ouvrage d’introduction accessible à des gens qui n’ont pas fait jusque là de la sociologie » (Alain Beitone, février 2010, échange avec l’auteur).

[36On pourrait presque dire de « classique »… Aron est un intermédiaire particulier, car c’est un passeur devenu une référence. Il illustre assez bien ce phénomène social qu’on retrouve ailleurs : l’autonomisation des intermédiaires.

[37On apprend donc qu’en 1965 on considérait Durkheim encore comme un « philosophe ». Les cycles d’enseignement supérieur de la sociologie n’étaient pas encore très développés et n’avaient peut-être pas atteint un seuil de visibilité institutionnelle suffisant pour qu’il soit envisagé de lancer des collections « Sociologues » ou « sociologie(s) ». C’était d’ailleurs aussi les débuts des collections de poche (et de l’université de masse).

[38Excepté le « Davy » (1911), publié du vivant de Durkheim, jamais réédité depuis. Cet ouvrage est assez facile à se procurer sur internet à des prix modestes. Il n’est pas du tout inutile de le connaître. Il contient en outre une série de photographies jamais reproduites ailleurs.

[39Duvignaud est aussi un universitaire qui a permis la réédition d’un ensemble de textes de Durkheim paru dansl’Année sociologique : tous ses mémoires et 20% de ses comptes-rendus, selon mes calculs (Journal sociologique, PUF, 1969).

[40Je n’évoque même pas ici les ouvrages de langue étrangère. Les spécialistes internationaux de Durkheim sont largement inconnus des Français qui ne traduisent quasiment jamais ces auteurs (Lukes, le plus généraliste et complet, n’a jamais été traduit). Ceux qui lisent les anglais (je ne parle pas des allemands, des italiens, des espagnols, etc.) sont très rares.

[41Certains n’ont jamais dépassé la centaine d’exemplaires vendus. La plupart, en outre, ont des chiffres de vente inconnus des auteurs eux-mêmes car les éditeurs ne les leur communiquent pas, n’ayant à justifier d’aucun droit d’auteur. Je ne parle pas de la diffusion des grandes revues de sociologie. A ma connaissance, d’ailleurs, aucun sociologue ne s’est intéressé à la diffusion des publications sociologiques…

[42Je n’ai compté que les auteurs nommés, même si les références ne sont pas toujours complètes. Il peut être fait allusion, par exemple, à Halévy, sans que l’on nous dise quoique ce soit d’autre sur leurs ouvrages, les passages visés, leurs positions dans le champ universitaire, etc. Pour avoir des données sur les contemporains de Durkheim, le mieux est encore de se référer à Fournier (2007).

[43Remarquons au passage que, quand bien même un tel ouvrage aurait cité la vingtaine de « discutants » contemporains repris dans tous lesODIS(tableau 7), il resterait très éloigné de la soixantaine ayant été recensés par les historiens.

[44L’auteur justifie son choix dans le préambule : « Nous avons pris le parti d’éviter autant que possible les interprétations personnelles et encore plus les commentaires laudatifs ou critiques,pour laisser la parole à Durkheim lui-même. Nous méfiant des lectures secondaires qui ne sont pas circonscrites par des analyses de texte serrées, ce livre renonce à produire un dialogue à plusieurs voix pour s’en tenir, autant que faire se peut, à une voix unique (…) Les idées dont il va être question seront les idées de Durkheim, et avec un usage minimal de guillemets pour simplifier les choses, les mots utilisés seront pour l’essentiel ses propres mots ». Il ajoute en conclusion : « Une certaine durkheimologie qui se restreint à faire le compte des torts et des mérites, des profits et des pertes, nous laisse indifférent ». Voilà qui est clairement annoncé !

[45« La raison principale tient dans le manque de place. On ne pouvait écrire un manuel en proposant des critiques de fond de niveau épistémologique sur des auteurs de base : la critique des pères fondateurs exige un niveau de connaissance de ces auteurs qui n’est pas, normalement, celui des lecteurs d’un manuel ! » (Echanges de mail avec JP. Durand, juillet 2009.)

[46« Il valait mieux laisser la place à la présentation pédagogique de leurs thèses essentielles. On ne pouvait guère complexifier les exposés des auteurs historiques car nous en avions fait une sorte de socle pour travailler le reste ». (Idem).

[47« Durant les années 80, la critique de Durkheim relevait des archives plutôt que des publications de l’actualité scientifique ! Tout le monde était durkheimien » (Idem). Il ajoute qu’il existait un débat entre lui et son co-équipier, qu’il aurait aimé parler de l’ouvrage de Larry Portis,les classes sociales en France, 1988, qui était un réquisitoire assez violent contre Durkheim. Mais il y a renoncé, le reportant à une prochaine édition.

[48(1967, p. 397).

[49(1991, p. 39). Dans son ouvrage érudit (1995), il évoquera quelques années plus tard « l’accueil réservé » fait aux RMS, en étudiant huit des comptes rendus les plus « consistants » (p.139). Le changement de qualification est à souligner : dans un ouvrage destiné au grand public, l’adjectif est plus frappant que dans un ouvrage pour public restreint (de pairs ?). Le fait historique, pourtant, est le même.

[501990, p. 80.

[51Les auteurs manquent toujours de place, même quand les manuels sont très épais. Il y a toujours de « bonnes raisons » d’esquiver le rendu des arguments qui furent opposés au classique.

[521992, p.64.

[53Ni son prénom, ni sa fonction, ni sa contribution ne sont donnés. Il s’agit d’Elie Halévy, lié à Léon Brunschvicg et à Xavier Léon, tous les trois réunis autour de la nouvelleRevue de métaphysique et moralelancée en 1893 et future concurrente deL’année sociologique(volume 1 : 1898).

[54p. 82.

[55Cuin n’échappe pas à l’anachronisme : les « durkheimiens » n’existaient pas en 1897 puisqueL’Année sociologiquen’était pas née, ni par conséquent le groupe des collaborateurs qui se forma.

[56p. 69.

[57p.182.

[582004, p.22-23. Il n’échappe pas lui non plus à l’anachronisme puisque Durkheim n’avait pas d’autre « collaborateur » que son neveu Mauss avant la création del’Année sociologique. Il ne connaissait pas même Bouglé avant 1896… Riutort aurait dû écrire : « sesfuturscollaborateurs ». On remarque que Bouglé a clairement la faveur des auteurs de manuels.

[59Il ne précise pas qui est Seignobos. Normalien, agrégé d’histoire, de la même génération que Durkheim, il a été de son côté sévèrement pris à partie par Simiand. Cette controverse bien connue a marqué un axe majeur des différends entre historiens et sociologues qui perdurent par endroits et par moments.

[602005, p. 196.

[61Je dois faire mention de Michel Dubois (1993) qui commence ainsi son chapitre sur Durkheim : « si la tradition sociologique est riche de controverses et de réhabilitations posthumes, Emile Durkheim apparaît, par la constance avec laquelle a été reconnue sa légitimité, comme l’une des figures les plus consensuelles de l’histoire de la sociologie [ !].Très tôt considéré comme le sociologue par excellence, iln’eut guère à endurer, sinon à ses débuts et de façon tout à fait marginale par la suite, le sort de ceux qui, sans cesse, se voient discuter le bien fondé de leur revendication statutaire » (1993, p. 87).Cette méconnaissance de la réception historique du classique est assez rare.

[62On peut ajouter Lévi-Strauss si on se réfère au texte introductif duJournal sociologique (Duvignaud, 1969).

[63Né en 1905 et agrégé en 1928, il était chronologiquement le plus proche de tous les auteurs étudiés ici : il connut Fauconnet, Bouglé, Halbwachs, Davy, Mauss.

[641967, note 3 p. 402.

[65Calcul établi à partir des ouvrages érudits qui ont traité cette question. Encore récemment, les enquêtes de Baciocchi sur la première réception des Formes élémentaires de la vie religieuse(CfArchives de sciences sociales des religions, 2012), concernant ce seul ouvrage, mentionne près de 70 réactions, souvent très polémiques.

[66Notamment Lukes, Besnard, Borlandi et récemment Pizarro (2009).

[67Comme Cuin et Gresle 92, Dubois 93, ou le Dictionnaire 2005.

[68« Cette querelle bien connue » écrit Laurent Mucchielli (1998, p. 218) après l’avoir synthétisée en deux pages. Mais il a dû pour la connaître lui-même lire Lukes (1973), jamais traduit en français, Borlandi paru dans la très confidentielleDurkheimian studies(1994) ou Besnard, « La destinée dusuicide », parudans Borlandi et Cherkaoui (dir), 2000. Il aurait été bien enpeine de le faire s’il avait eu uniquement à sa disposition lesODISdu corpus.

[69Catherine Colliot-Thélène, « Weber et la sociologie compréhensive allemande : critique d’un mythe historiographique », 2001. Et Mucchielli, 2003 (1993) : « La guerren’a pas eu lieu ».

[70Thèse sans doute dirigée par Brunschvicg, soutenue devant un jury de durkheimiens : Fauconnet, Bouglé, Halbwachs et Bréhier. On trouve le récit de la soutenance dans sesMémoireset dans laRMM(juillet 1938). La réédition de sa thèse (Aron, 1986) contient le récit de sa soutenance (pp. 447-457). On apprend ainsi que Fauconnet (qui mourut quelques mois plus tard) exprima son espérance que les étudiants ne suivraient pas un auteur aussi « désespéré et satanique » ; que Bréhier déplora que « la pensée allemande ait complètement déteint sur Aron ». Ce reproche, ironie de l’histoire, avait été adressé à Durkheim par Deploige en 1907 quilui avait reproché de produire une œuvre « made in germany ».

[71L’avant propos duDictionnaire critiqueoppose de manière radicale « le mode de pensée individualiste de Weber » et « le réalisme totalitairedont Durkheim ne s’est jamais tout à fait affranchi » (p. VII).

[72Boudon applique la théorie du « multiple self » pour tenter de comprendre le double jeu de Durkheim : à la fois positiviste et comtiste (conscient), à la fois psychologue (involontaire ?).

[73deux s’en tiennent à des auteurs qui ont côtoyé le classique.

[74Cf. ses avertissements contre le « présentisme » dans son avant-propos.

[75Il ne propose qu’une allusion : « la polémique contre Gabriel Tarde, l’auteur bien connu deLes Lois de l’imitation, amène Durkheim à examiner en détail ici ce phénomène de psychologie individuelle qui peut avoir lieu entre individus que n’unit aucun lien social » (p. 31).

[76Le champ intellectuel est hors champ, si l’on veut bien nous accorder cette image cinématographique.

[77De nombreuses collections exigent des auteurs qu’ils n’insèrent aucune note de bas de page, niends notes, comme disent les anglais (quand celles-ci sont remisées en fin de volume ou, comme dans la « collection U » de Colin, en fin de chapitre). C’est une proscription institutionnalisée. On estime qu’elles détournent les lecteurs, que ce signe ostentatoire d’érudition risque de les décourager (pour les lecteurs qui apprécieraient au contraire les notes, je les renvoie à Arnould et Poulouin, 2008, actes du colloque sur la note en bas de page). D’autres collections, en revanche, n’y ont pas renoncé : la collection « Tel » (Gallimard) où Aron fut édité. Aron n’en n’abuse pas : une douzaine de petites notes sur plus de cent pages consacrées à Durkheim. Il en profite pour donner les références des auteurs qui ont discuté Durkheim et qui ont été sortis du texte principal. De même, la collection « Quadrige » (PUF) n’a pas renoncé aux notes. Si l’on en juge par l’ouvrage de Simon, elle octroie une grande marge d’expression aux auteurs. Celui-ci ne se contente pas d’y mettre seulement des références érudites (des articles de revues spécialisées, des auteurs et des ouvrages américains), il y ajoute aussi son opinion.

[78L’encadré, cependant, est plus impératif que la note en bas de page. Il n’a pas ce statut de « relégué ». L’encadré souligne, encadre un point qui n’est pas jugé superflu - au contraire. Ce procédé vient sans doute du journalisme qui l’utilise pour distinguer l’objectif du subjectif, l’information de son commentaire. Ce n’est pas sa fonction ici.

[79Lallement, p. 152.

[80p.170 et 172.

[81p. 182.

[82J’emprunte cette expression à William Watt Miller qui distingue trois Durkheim : mythologique, historique et vivant (actuel).A Durkheimian Quest, 2012.

[83Laurent Mucchielli, le dernier auquel on aurait pu reprocher de contribuer à la construction d’un récit mythologique, est néanmoins hyperbolique quand il décrit le feu de barrage essuyé par Durkheim à la parution desRègles. Voici les termes qu’il emploie : « Cette dernière initiative [le fait de se positionner en rationaliste, se distinguant à la fois du spiritualisme et du matérialisme] faillit bien lui être fatale,non pas tant du fait de la polémique qu’il engagea avec Tarde, mais parce qu’il allait réaliser en réalitéune quasi unanimité contre lui »(p. 216, 1998). Dans la nouvelle préface de 2010 pour les RMS, il écrit : « L’illusion rétrospective fait souvent croire que ce livre que nous considérons aujourd’hui comme un classique ne pût qu’être accueilli comme [sic] une remarquable avancée intellectuelle en son temps (…) Or la suite ne fut pas un long fleuve tranquille. A bien des égards, on peut même dire que la parution des Règles a failli déconsidérer Durkheim et contrarier toute son entreprise intellectuelle  » (p. 18, 2010). Pour corroborer ses dires, Mucchielli renvoie à son texte de 1998 et à celui de Paoletti (1995). C’est à partir de ce « quasi échec » que Durkheim va pouvoir renaître de ses cendres, tel un Phénix, et « remonter la pente » (l’expression est aussi de Mucchielli dans les pages suivantes).

[84Il faudrait comparativement étudier le traitement réservé à Durkheim selon cette grille dans les ouvrages anglo-saxons. De la même façon, ce travail pourrait être appliqué à l’autre classique le plus utilisé en France, je pense à Weber.

[85« Malheureusement, ce sont les formules les plus obscures d’un auteur qui sont les plus rabâchées. Passant pour profondes, elles donnent lieu à des gloses proliférantes et deviennent des sujets idéaux de dissertation. Elles finissent par absorber la pensée d’un auteur important dans une sorte de trou noir » (Boudon, 2003, p. 104). Il fait précisément allusion dans ce passage à la formule de Durkheim « il faut considérer les faits sociaux comme des choses ».

[86Je distingue les « familles » des « registres » et des « domaines » (Cf. plus loin). Les « domaines » renvoient aux champs de la sociologie (famille, éducation, politique, etc.) tandis que les « registres » distinguent les arguments épistémologiques, théoriques, méthodologiques, ou politiques.

[87Il y a d’autres façons de regrouper les controverses. Nizet (2007) présente les arguments des contradicteurs de Giddens en choisissant de privilégier le cadre épistémologique (chapitre 5). Alain Bruno propose de faire le tour de la réception critique de l’ouvrage de Bourdieu et Passeron (chapitre 3 : « Réception, critiques et prolongements ») en distinguant les critiques centrées sur la méthode, celles qui portent sur le contenu et celles qui sont théoriques. Il propose aussi de présenter les réponses aux critiques{}(Bruno, 2009). William Pickering entreprend de son côté le relevé exhaustif des critiques faites à Durkheim venant des milieux religieux (2008). De leurs côtés, Sapiro, Pinto ou Paoletti ont choisi de référencer les critiques faites à Durkheim selon les disciplines : les hommes de lettres (Sapiro, 2004) et les philosophes (Paoletti, 2008 ; Pinto, 2009). C’est ce qu’avait un peu fait Mucchielli (1998), mais dans l’autre sens, en insistant sur les critiques faites par Durkheim aux autres disciplines (on pourra trouver une littérature spécialisée sur les arguments de Durkheim contre l’histoire, la science économique, etc.). Mucchielli, assez étrangement, négligea les attaques de Durkheim contre la philosophie.

[88Un exemple illustrera ce point : Durkheim considérait que le crime était un phénomène « normal » au sens où il existe des criminels dans toutes les sociétés ; selon lui, le crime joue une fonction « positive » en contribuant à activer la conscience collective. Cette proposition était à la fois méthodologique et théorique mais elle choqua les criminologues, dont Tarde, qui la raillèrent et déplacèrent la discussion sur un terrain moral, voire politique, pour mettre Durkheim dans l’embarras et tenter de le disqualifier : quel pouvait être le sérieux d’un sociologue qui considérait que le crime était « normal » ?

[89Raynaud (2003, p. 9) distingue les controverses selon leur objet, selon qu’elles portent sur des faits (empiriques), des principes (méthode ou ontologie) et des théories. Cependant, il n’évoque pas les déplacements qui permettent de basculer de l’un à l’autre. Dans les sciences sociales, pourtant, la politique et la méthodologie ne sont jamais très éloignées, sinon dans les intentions, du moins dans les effets ; ce à quoi fut souvent confronté Durkheim, parce que ses options y encourageaient, quoiqu’il ait toujours voulu s’en défendre.

[90Besnard, 2003, p.242. Notre article, notons le ici, ne vise pas à éclaircir ce point. La perspective est de savoir comment on « traite » un classique. Des modalités du traitement, on pourrait à la rigueur en déduire si on a affaire à un classique. Il faudrait proposer une étude comparative et analyser le « traitement » réservé à d’autres auteurs. Sur les classiques, leur définition ou sur le processus de « classicisation » (ou de « canonisation »), nos recherches n’ont pas été au-delà de quelques lectures en sciences du langage (Robert, 2002), en théorie littéraire (Viala, 1993) ou en histoire de la littérature (Jey, 2000)). Nous comptons y revenir, tant cela est important pour l’historiographie.

[9144/132

[92Voir l’ouvrage qui reprend tout ce que Durkheim a pu écrire à propos de la famille, qui n’a pas d’équivalent en français et qui est totalement méconnu : Mary Ann Lamanna,Durkheim on the family, 2002.

[93On a mesuré plus haut la surestimation du registre politique dans la prise en compte des contemporains de Durkheim.

[94Cf. Filloux, 1977 ; Lacroix, 1981 ; Fournier, 2007 ; Lukes, 1973.

[95Dans Karady (1975) ou dans la bibliographie de Lukes.

[96On peut considérer que Noreck (1990) exprime la critique de gauche quand il critique (en son nom) cette conception durkheimienne qui insiste davantage sur les équilibres que sur les déséquilibres, sur le consensus que sur les conflits.

[97Birnbaum (dans Boudon, 1993) essaie de démontrer que Marx n’était pas un penseur du conflit tandis que Durkheim en aurait été un. Ou encore Boudon et Bourricaud, 1982. Filloux, au contraire, essaie de démontrer que Durkheim ne supportait pas l’idée même de conflit.

[98Cf. le chapitre qu’il y consacre sous ce titre dans laDivision sociale du travail,

[99Seul Zalio donne à lire un extrait de Sorel.

[100On ne rappelle jamais qu’il fut pris à partie par un sénateur d’extrême droite de la Manche, Gaudin de Vilaine, alors que la France était en guerre (1917). Il l’accusa nommément d’espionnage au profit des allemands lors d’une séance du Sénat, aux motifs qu’on l’avait écrit dans la presse d’extrême droite (à laquelle il collaborait), et peut-être parce qu’il portait un nom à consonance germanique… et qu’il était Juif. Il est vrai qu’on est ici très éloigné de la sociologie académique.

[101Durkheim avait une position complexe sur cet aspect, que les ouvrages cherchent à simplifier et tronquer en reprenant la même citation en boucle : « la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine, etc. ». Il a pourtant écrit aussi que « la science étudie les faits pour les connaître en se désintéressant des applications auxquelles peuvent se prêter les notions qu’elle élabore » (1900). On a d’ailleurs reproché à Durkheim et ses collaborateurs de n’avoir pas assez observé leur époque et d’avoir négligé ou sous estimé les guerres, les passions, la violence. La neutralité objectiviste pose problème, aussi, quand elle tend à rendre indifférent au temps présent (Cf. Annette Becker,Halbwachs,un sociologue entre les deux guerres). Aron préférait Weber à Durkheim sur cet aspect, précisément.

[102Des économistes s’interrogeaient sur l’intérêt d’une divulgation des connaissances de l’économie politique scientifique et rationnelle (Steiner, 1998, chapitre 4, point trois). On apprend que Tocqueville doutait lui-même, en 1840, de l’intérêt de tout expliquer et surtout (c’est le problème ici) de divulguer ce savoir : « chez les nations démocratiques, les hommes agissent souvent au hasard parce qu’on a voulu tout leur dire ». Pareto lui aurait-il emprunté cette idée ?

[103Sans donner de référence bibliographique ni préciser qui était cet auteur.

[104J’entends par « domaines » ce qu’on pourrait aussi bien appeler « champs » de la sociologie, c’est à dire spécialités de la sociologie, au risque de faire un peu de « présentisme », puisque ce tableau est un mixte des catégories de l’époque de Durkheim et de celle des auteurs qui le commentent aujourd’hui. Il s’agit surtout de donner un indicateur de concentration ou de dispersion domanial.

[105Cependant, il est impossible de comparer ce chiffre avec le total des auteurs qui ont discuté Durkheim depuis 1917, personne n’ayant déterminé ni combien d’auteurs ont discuté des aspects de l’œuvre de Durkheim, ni effectué une typologie des contenus.

[106Cf. la colonne des occurrences. J’ai choisi de les ordonner selon ce critère.

[107Deux faits notables sur l’auteur : Monnerot (1908-1995) a été recalé à l’oral de l’ENS en 1930 par des durkheimiens gardiens du temple alors qu’il avait eu un exposé… sur Durkheim ! Il ne l’aurait jamais digéré (nombreux sont ceux qui ont pourtant échoué deux ou trois fois à l’oral de l’ENS et qui n’ont pas renoncé, pour autant : Stoetzel ou Durkheim lui-même…). En outre, il a traversé tout le spectre politique : d’abord proche des socialistes, de Bataille et Caillois avec lesquels il a fondé le collège de sociologie (1939), puis résistant, il est devenu anti-communiste virulent après guerre et a été un membre des instances nationales du FN à la fin de sa vie. Il a finalement rompu avec ce parti pendant la guerre du Golfe.

[108Les étiquettes, au moins : « l’interactionnisme symbolique » peut remonter à l’ouvrage de Blumer, 1937 et « l’ethnométhodologie » à Garfinkel, 1967.

[109Je pense au Beitone qui n’hésite pas à mobiliser Touraine, ou à Riutort qui mobilise Dubet et Becker contre Durkheim, sans donner la moindre incise sur la chronologie des auteurs.

[110En revanche, il serait très intéressant de reprendre l’ouvrage de Garfinkel (non traduit), paru en 2002,Ethnomethodology’s program. Working out Durkheim’s aphorism, dans lequel le chef de l’ethnométhodologie se présente commeun héritier direct de Durkheim, ce qui est l’inverse exact de ce qu’on lit en général à propos de ce courant. On oppose toujours le holisme structural de Durkheim, cette « société-déjà-là », à l’interactionnisme des ethnométhodologues, selon lesquels la réalité sociale se construit ici et maintenant. Certains contemporains seraient déstabilisés dans leurs certitudes si on les confrontait à cette filiation revendiquée par le maître de l’ethnométhodologie lui-même - je pense à Bruno Latour (2006) qui n’hésite pas à caricaturer les positions de Durkheim qu’il n’a visiblement pas lu avec la même attention que Tarde. Pour reprendre son expression, il ne les traite pas de manière très « symétrique ».

[111Cette critique a été reprise à de nombreuses reprises. Par exemple Evans-Pritchard écrivit en 1965 : « C’est un fait extraordinaire : aucun des anthropologues dont la théorie sur la religion primitive ont eu de l’influence n’a jamais approché une population primitive. C’est comme si un chimiste n’était jamais entré dans un laboratoire » (La religion des primitifs à travers les théories des anthropologues, cité par Obadia (2007, p. 27). On peut noter cependant que la remarque d’Evans-Pritchard n’est pas dénuée d’ambiguïté : il admirait aussi ces théoriciens qui surent malgré tout découvrir des éléments essentiels.

[112Note 1 p. 30 (1963/1950), dans Halbwachs 1925.

[113Sans préjuger des découvertes que l’on ferait en remontant à ses sources d’inspiration ! Il a lui-même des ressources pour produire cette théorie alternative de la conscience collective qui le laissait insatisfait. Il était très sensible à cette idée : « On se souvient en s’appuyant sur la mémoire des autres » (1994/1925, p. 21).

[114« Il serait en effet facile de montrer que la plupart des théories et résultats de Durkheim peuvent être aisément retraduits dans le langage des sociologies de l’action » (Boudon, 1979, p.39). Boudon se réfère à Alpert (1939) qui faisait de Durkheim un « relationniste réaliste ». Plus tard, Boudon écrivit que « la théorie de la magie de Durkheim peut-être tenue pour une application remarquable par sa virtuosité de la méthodologie duverstehen » (1998, p. 118) (…) De même, contre ses principes méthodologiques desRMS, on repère derrière de très nombreuses analyses de Durkheim une application de la méthodologie de la sociologie compréhensive telle que Weber la définit » (1998, 119).

[115Cf la préface de 1983 à la réédition deLa logique du social : « J’ai l’impression aujourd’hui d’avoir sur un point poussé le bouchon un peu loin en annexant Durkheim à la perspective méthodologique que je défends ici. ».

[116« Une méthode peut en cacher une autre : desRèglesauSuicide » (Cuin, 1997). Il montre que le suicide « conjugue (ou juxtapose) une démarche individualiste avec une épistémologie holiste » (p. 170). Dans une note amusante (p. 185), il cite un passage de Durkheim particulièrement inspiré par la méthode individualiste et ajoute : « on croirait lire du Boudon ! »

[117L’ouvrage d’introduction de Coenen-Huther,Comprendre Durkheim, PUF, 2010 se fait l’écho de cette idée à plusieurs reprises. Le titre de l’ouvrage, quand bien même il ne ferait que reprendre mécaniquement le nom d’une nouvelle collection, n’est pas innocent à cet égard. (Cf. mon compte-rendu de l’ouvrage dans ce numéro).

[118p.523 et suivante. Il cite des passages de l’article de Malinowski.

[1192007, p. 806.

[120Notons qu’il ne se contente pas d’un jugement neutre, il ajoute son point de vue en écrivant que cela « a engagé la sociologie française dans des voies qui apparaissent aujourd’hui bien étroites » (1996, p. 363).

[121Notamment p.359 pour l’inauguration de ce chapitre.

[122Cf. l’article de Bourricaud (1975), indispensable pour enquêter sur la généalogie de leur position. Il se réfère entre autres à Brunschwicg, qui fut un contemporain de Durkheim, critique à son encontre, qui se plaçait du côté des philosophes et dela Revue de morale et de métaphysique. Il renvoie également à Piaget (1955) à l’origine de l’étiquette de « réalisme totalitaire ».

[123Antériorité que lui reconnaît d’ailleurs Cuin (1997). Duvignaud (1965) est le seul, rappelons-le, à développer la critique de Gurvitch à Durkheim.

[124Pour une généalogie poussée de la critique Durkheim par Parsons, erronée selon elle, voir Ann Rawls, 2003/1996. Je remercie J-C Marcel de m’avoir signalé cet article. Elle y écrit que « l’idéalisme du dernier Durkheim » serait un contresens énorme de Parsons, repris après lui par une multitude d’auteurs.

[125Environ 20% des critiques de cette liste me semblent relever d’une critique qui ne pouvait pas avoir eu lieu au temps de Durkheim

[126Notice du Larousse, 1989.

[127Il existe un article à charge de Nicole Pinet (1996) qui émet des doutes sur la pertinence didactique consistant à vouloir revenir aux « pères fondateurs » dans les programmes de Sciences économiques et sociales de Terminale, en particulier sur Durkheim.

[128Question : « la réflexion sur la didactique de la sociologie me paraît proche du nul pour l’université. Est-ce que je me trompe ? » Réponse de Yves Alpe : « Hélas, vous ne vous trompez pas. La plupart de nos collègues universitaires sont réfractaires à toute approche didactique » (février 2010).

[129Les données ne sont pas exhaustives. Nombreux auteurs ne les connaissent pas, notamment ceux qui ont publié aux PUF. Cette maison d’édition n’a jamais répondu à mes demandes de renseignement.

[130Entre 500 et 1000 exemplaires par an selon Jean-Pierre Durand, soit 15 000 sur vingt ans.

[131Paru en 1991, l’éditeur préparait déjà une seconde édition en 1993. Les 10 000 de la première avaient donc été écoulées (Paugam, 1993).

[132Michel Lallement estime les ventes à 1000/1500 par an, soit environ 20 000 exemplaires vendus depuis 1993.

[133Selon Alain Beitone, il faut compter environ 4000 exemplaires par édition.

[134Pour une autre présentation, voir le tableau 3 sur les critiques les plus récurrentes (rapportées auxODISqui les formulent).

[135Pour une autre présentation, voir les tableaux 8 et 10 des auteurs cités et leur distribution dans les différentsODIS. Cette colonne propose de compter les auteurs cités parODISpris individuellement.

[136Voir le tableau 4 sur les registres des controverses tels qu’ils sont restitués dans lesODIS.

[137Décompte réalisé à partir du tableau 3 qui liste l’ensemble des critiques.

[138Le maximum est calculé à partir de l’ouvrage d’Aron, le plus exhaustif : on distingue les quatre ouvrages publiés du vivant de Durkheim et on ajoute une rubrique « divers ». C’est assez insatisfaisant, mais la diversité masquée par la rubrique « divers » (qui touche la philosophie, l’éducation, la morale, etc.) est partiellement rattrapée par les analyses des « domaines » et des « registres ». Cette colonne a été calculée à partir du tableau 5 des ouvrages les plus souvent visés par les discutants.

[139L’indice synthétique est calculée de la manière la plus simple possible, sans coefficient de pondération : maximum de points au numérateur/nombre de colonnes.

[140La première édition remonte à 1998. Je restitue ici le contenu de la 5e(2007).

[141L’ouvrage de Jonas a été traduit en français en 1991. Compte tenu de la problématique de cet article, on peut considérer qu’il n’existe qu’à partir de son édition française.

[142Ces numéros ne visent qu’à identifier les arguments pour les citer ensuite. Il ne s’agit pas d’une numérotation ordinale.

[143Riutort distingue deux dimensions dans sa critique du fonctionnalisme (p. 171) : d’une part, une critique idéologique quand on lui reproche d’être neutre politiquement alors qu’il est particulièrement adapté aux demandes sociales (Cf Gouldner contre Parsons ; Mannheim et Nizan contre Durkheim, Adorno contre Popper ou Gurvitch contre les quantitativistes). On a d’autre part une critique théorique (il parle de « griefs ») qui reproche au fonctionnalisme d’insister sur les régularités et de négliger les ruptures.

[144Comme on atteint la centaine de critiques, on a l’avantage de pouvoir convertir instantanément les données absolues en proportions.

[145L’ouvrage de Madeleine Grawitz connu une première édition en 1962 (en collaboration avec Roger Pinto, Presse de Chicago, deux volumes). Une seconde édition a été proposée en 1967 en un volume. Il s’agit ici de la 7e édition.

[146Cette critique est à cheval sur la critique épistémologique : il s’agit de critiquer le fonctionnalisme et le holisme sous jacent qui commande la théorie de l’éducation.

[147Critique qui est à la fois théorique, empirique et méthodologique (évolutionnisme).

[148ce qui renvoie indistinctement à une critique théorique : absence de prise en compte des classes sociales et considérations sur « l’âme collective »

[149Ce tableau a été monté à partir du relevé exhaustif des critiques. Les ouvrages ne sont pas forcément mentionnés nommément, mais les thèmes abordés dans les discussions les visent toujours assez explicitement.

[150j’ai noté le nombre de fois (en fonction du nombre de critiques restituées) que chaque ouvrage était concerné, plus ou moins directement par une proposition. Cela permet de noter les points de focalisation. Une seule critique peut viser les quatre ouvrages. Un cas typique est celui de Jonas qui écrit que la causalité du social n’est pas prouvée ; un autre quand Boudon et Bourricaud n’admettent pas la représentation d’une société comme un tout indifférencié. Par conséquent, on peut trouver davantage d’ouvrages visés pour un ouvrage que de critiques formulées. Si je reprends le cas de Jonas, on aboutit à 12 occurrences pour 10 critiques formulées.

[151Ce chiffre est l’addition des chiffres indiqués entre parenthèses dans la colonne précédente.

[152Il s’agit des mémoires publiés dans L’Année sociologique, des ouvrages posthumes (recueils d’articles, cours). Aron en sélectionne quelques-uns quand il présente l’œuvre de Durkheim.

[153Je restitue ici ce qu’on trouve dans la 5e édition (2007).

[154Les références sont indiquées telles qu’elles le sont dans les ouvrages. Nous avons effectués des recherches supplémentaires quand les références étaient insuffisantes pour les classer chronologiquement. Quand plusieurs ouvrages appellent un auteur (Cf colonne de droit), nous avons pris la référence la plus complète.

[155Je n’insiste pas sur la piste qui aurait consisté à enquêter sur les propriétés objectives et sociales des auteurs au moment de la parution de leurs ouvrages. L’échantillon me paraît trop petit pour être représentatif. Mon propos n’était pas tant de déterminer ce qui avait pu inciter tel ou tel à donner à lire (ou non) des critiques du père fondateur, mais plutôt d’exposer ce qui se trouve dans les ODIS. En outre, les ouvrages sont parfois des entreprises collectives et leur production serait en soi un sujet d’enquête, comme a pu le faire Vincent Gayon (2009) à propos de la rédaction d’un rapport à l’OCDE.

[156Les données portent sur Noreck, qui est à l’auteur du chapitre sur Durkheim.

[157C’est Robert Weil qui s’est chargé de la rédaction des chapitres sur Weber et Durkheim. Durand s’est occupé de Marx.

[158Pradès avait écrit Persistance et métamorphose du sacré. Actualiser Durkheim et repenser la modernité, 1987, PUF

[159Berthelot n’était pas spécialiste de Durkheim à l’époque. Il commençait à devenir un épistémologue, ce qui l’amena ensuite à étudier très précisément le paradigme épistémologique de Durkheim.

[160Il avait publié plusieurs articles.

[161Les passages ont été écrits par les deux auteurs qui ont travaillé en navette (échange avec Bruno Milly, mars 2010).

[162Christophe Rodrigues est responsable du chapitre sur l’histoire de la sociologie. Les passages sur Durkheim sont disséminés dans de nombreux chapitres (déviance, éducation, exclusion, liens social, etc.) rédigés par des auteurs différents. Il est donc difficile de rattacher une manière, un propos, à un auteur.

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