Clinique des altérités : enjeux et perspectives aujourd’hui

Autour de l’altérité : quelques axes possibles d’échanges et de construction d’objet entre anthropologie et psychologie clinique. Un texte qui repose sur les échanges chaleureux que l’auteur a pu avoir avec Marcel Drach, Monique Sélim et Bernard Hours, et avec le regretté Gérard Althabe.

“L’universel, c’est le local moins les murs ”
Miguel Torga

J’ai voulu écrire ce texte afin de présenter et de commenter des moments de dialogues actuels entre anthropologie et clinique du sujet, en soulignant que les enjeux de ces dialogues peuvent nous aider à lire et interpréter les troubles, et même les échecs, de l’institution du sujet dans nos mondes contemporains, instables. Cette lecture sera nécessairement partielle et incomplète ; si elle n’engage que son auteur elle, n’en est pas moins le résultat d’échanges exigeants et chaleureux avec des anthropologues, dont le regretté Gérard Althabe, Marcel Drach, Monique Sélim et Bernard Hours.
Promouvoir une construction interdisciplinaire exige de situer une position épistémologique claire. Elle sera orientée par l’objectivation de foyers de sens de la théorie de la culture pensée en termes de montage, liens et coupures entre “ identité ” et “ altérité ”.
L’identité ne se conçoit pas sans le rapport avec l’altérité. La référence à la notion d’altérité entend cette dernière de façon double : à la fois comme l’alter, c’est-à-dire le semblable-différent, et comme l’Autre, ici indiqué par un A majuscule afin de désigner ce lieu qui existe avant chacun de nous : le lieu de la langue, du symbolique, de la loi…
La clinique psychanalytique invite à comprendre que le sentiment de notre identité nous est donné par notre moi en tant qu’il est le résultat de jeux d’identifications. La consistance de cette identité provient de ces dispositifs culturels qui nous mettent en lien avec un originaire. Ce double étage est parfois réduit, dans les collectifs, à mesure que nous vivons des époques plus ou moins marquées par les tentations et /ou les politiques de ségrégation .
Sans une modélisation théorique et pragmatique précise des montages et des fractures entre identité et altérité, il ne saurait se produire de démarche interculturelle digne de ce nom. Prendre soin du psychisme est aussi assumer la responsabilité de penser et de favoriser le rapport à l’autre, à l’étranger irréductible et premier, celui qui est fondateur de la subjectivité et de la culture (Freud, 1895, 1913, 1929, 1939, Legendre, 1983, 1988).

De certains énoncés autour de l’altérité

En France, depuis la création d’un Centre de recherches de psychologie comparative historique par I. Meyerson (1954), qui exercera la plus nette influence sur l’anthropologie historique, la notion d’« identité culturelle » a revêtu une position centrale dans l’analyse de l’organisation psychique. Ribot avait envisagé déjà, dans son introduction à la Psychologie anglaise contemporaine (1870), qu’une éthologie des peuples trouve la plus grande part de ses éléments et de ses matériaux dans la linguistique et dans l’histoire (Reuchlin, 1987). Meyerson propose au psychologue de ne plus se limiter à l’étude des faits élémentaires et des fonctions les plus simples, mais à étudier le sujet humain à partir de ce qu’il reconnaît lui-même comme étant les plus importantes, voire les plus hautes, manifestations de son génie créateur. Ces œuvres : la science, les langues, l’art, et les religions, ont une histoire et c’est par la prise en compte et l’examen attentif de cette histoire que le psychologue pourra suivre l’évolution des fonctions psychologiques (Meyerson, 1954). Antérieurement, l’anthropologie, dès l’époque où elle se définissait non plus comme la science descriptive des corps des hommes du lointain et devenait l’étude des sociétés du lointain et différentes, se confrontait au problème de concilier un modèle universel de l’humain et de l’évolution humaine avec une étude aussi vierge de préjugés que possible de réalités locales, de configurations sociales et culturelles singulières.
Nous verrons comment cette notion d’identité culturelle a pu être située dans des dynamiques de confrontation à autrui, analysée dans ses montages logiques ou, à l’inverse, positivée en tant que substance ou essence. Nous posons que cette dernière optique est une erreur. Cette dernière position fait de l’identité un “ être ” en danger et à préserver de toute altérisation tenue pour un facteur de déstructuration pathogène. Aucun ethnologue, ni aucun anthropologue sérieux ne songerait à soutenir une telle thèse. Ces savants, qui ne sont pas les plus séduits par les mirages douteux de la tentation exotique, savent bien, pour la grande majorité d’entre eux que les sociétés qu’ils étudiaient et qu’ils étudient encore ne peuvent être pensées comme des mondes autarciques. Ils sont confrontés à une sorte de présence matérielle et symbolique de l’histoire, le monde qui compose leur terrain est, de fait, le résultat, de guerres, d’échanges, de fusions et de scissions. La mémoire individuelle et collective reste le témoin de ces évènements et, à côté des mythes cosmogoniques, foisonnent des récits “ mythopoétiques ” qui, plus proches des réalités sociales et économiques immédiates, disent les naissances des institutions de pouvoir, des héros, des sorciers et des guerriers qui furent des acteurs de changement importants (Augé, 1994).
De nos jours, les thérapeutes qui prennent en charge des patients migrants ou leurs enfants peuvent être tiraillés entre un universalisme réducteur et une psychologie ethnique trop souvent revendiquée comme une ethnopsychiatrie ou une ethnopsychanalyse (Douville et Natahi, 1998). Ce genre de situation est pour le moins paradoxale, maintenant, au moins pour deux raisons :

  • d’une part, les recherches en psychanalyse sur les groupes et l’identité (Le Roy, 1991, Kaës, 1998) sont en très net essor, et nous comprenons mieux les mouvements de déconstruction et de reconstruction qui rendent vivante l’identité dans des situations de pluralité de références culturelles,
  • nous assistons, d’autre part à une critique radicale en anthropologie de toute centralité des objets d’étude sur la notion d’ethnie (Amselme et M’Bokolo, 1985). Nous y reviendrons.

Confrontée à la dimension d’altérité de (et dans) la culture, la démarche clinique affine son rapport à ses objets et à ses pratiques dès qu’elle opère avec la dimension culturelle au singulier. Le champ des cliniques de l’exil qui, à la suite des travaux de Benslama (1999), Galap (1997), Natahi (1997), Perdigon et Benchemsi (1999), moi-même et quelques autres, s’est ouvert depuis une dizaine d’années, prend acte de ce moment où la clinique avec des patients “ étrangers ” accueille la part que prennent les expériences d’exil dans la fabrication du ou des symptômes et des divers aspects du malaise propre au sujet exilé dans nos mondes contemporains. Cette clinique nous éclaire aussi sur les facteurs historiques, sociaux et culturels qui permettent de situer l’usage que des sujets font des institutions, les façons dont ils se représentent les lieux d’écoute et de soin, les demandes qu’ils peuvent leur adresser, les liens de confiance ou les craintes qui les lient à elles (Douville et Galap, 1999). Le soin psychique entretient des rapports avec le culturel, mais il en entretient surtout avec le politique (Cadoret, 1994, Dahoun, 1992). J’entends là “ le politique ” en tant qu’institution, dans la mesure où il n’y a pas à retrancher des patients des Institutions de droit commun au motif de leur appartenance sociale ou culturelle (et/ou de leur désappartenance sociale et culturelle). Mais j’entends aussi le politique en tant que succession de moments historiques qui ont lié de façon souvent violente des pays et des peuples entre eux. Ce sont là des situations vécues, conservées en mémoire, mal reconnues ici, et qu’il serait cruel et vain de dénier.

Perspectives épistémologiques avec Claude Lévi-Strauss

Quels voisinages épistémologiques peut-on aujourd’hui entretenir relativement à la question anthropologique ? On doit certes cultiver le questionnement général des études ethnologiques, mais sans jamais croire en leur possibilité de répondre pleinement à la question, ni accepter l’effacement discret de la dimension particulière que vise l’anthropologie, ce qu’elles réalisent trop souvent et sans nous en prévenir jamais. L’ethnologie nous renseigne en priorité sur ce qu’il en est des usages et des rites qui constituent la mise en tension de l’autre et du même ; sur cette élaboration qui en distribue les figures en termes d’autres peuples, d’autres cultures ou d’autres mondes, et qui réalise ainsi le rapport d’étrangéité, de différenciation et d’emprunt, bref de mutuel positionnement, égrené dans toutes ses variables dialectiques. On ne saurait pas faire l’impasse sur ces modalités de marquage et de désignation qui mettent en scène les images prévalentes pour chaque groupe. Mais cette dimension ethnologique de la différence et de l’emprunt -qu’il vaut mieux remarquer comme telle- ne saurait répondre spécifiquement à la question de l’anthropos. Celle-ci échappe à ce registre et elle ne saurait que s’y actualiser, certainement pas s’y fonder.
Ce ne sont pas les structures psychopathologiques qui nous renseignent sur la typologie des groupes, mais bien que ce sont les groupes qui font apparaître des lois symboliques qui les structurent à quoi les types psychopathologiques sont eux-mêmes subordonnés. Cette dimension constitue le cadre d’approche des phénomènes culturels et ethnologiques et de leurs rapports aux catégories du morbide.

Et après Claude Lévi-Strauss

Afin de situer les actuelles perspectives de rencontre entre démarche ethnologique et clinique, après la révolution structuraliste, nous reviendrons aux sources de l’histoire de ce qui, à la suite de Balandier (1947 , 1955, 1967, 1988), a été nommé ethnologie du présent. Ethnologie du présent, une forme de hors-jeu, aux yeux des académismes doctrinaux prend corps dans une telle proposition. Balandier et, de même, tous les chercheurs qui ont pris en compte la situation coloniale pour définir leur objet se situaient dans la même contemporanéité que l’objet qu’ils étudiaient. Balandier a préféré intituler Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955), une démarche essentiellement anthropologique. Cette actualité ne se décrétait pas, l’évolution des contextes historiques l’imposait. L’ “ autre ” que cette ethnologie “ actuelle ” prenait comme objet de son étude était le sujet du politique, ce n’était plus ce sujet des sociétés traditionnelles, des ethnies, cet objet support de l’ethnographie classique. Ce courant de l’ethnologie qu’aujourd’hui, en France, les travaux et les textes de G. Althabe (1992) représentent au mieux, a pris naissance sur une nette mise en cause de la notion d’ethnie, qui en a modifié profondément le contenu. Nous exposerons, pour finir, les conséquences qu’une telle critique ont pu avoir sur les problématiques et sur les processus de recherche.
En partant du cadre ethnique, Balandier ou Dozon (1981) ont su montrer en quoi le cadre ethnique n’était pas adéquat à rendre compte des réalités auxquelles ils étaient confrontés. Selon divers critères : usage des langues, règles matrimoniales, solidarités économiques, alliances guerrières, insertions de peuples différents dans des ensembles politiques plus ou moins anciens (par exemple des Royaumes comme celui du Ghana ou le regroupement de communautés montagnardes diverses sous l’ensemble Nuba contrôlé par les Arabes du Soudan), croyances… les frontières de l’ethnie changent, des peuples sont distingués ou fusionnés dans les tentatives classificatoires. C. Meillassoux (1964) étudiant ceux qui se nomment et/ou qui sont nommés “ Gouro ” ira jusqu’à douter de la réalité ethnique de cette population. Il distinguera les unités sociales pertinentes en retenant comme critère suffisant les aires matrimoniales, tout en affirmant que la conscience ethnique, cette identité dans laquelle se reconnaissent de nombreux sujets étudiés, serait un des effets de la propagande et de l’action du Rassemblement démocratique africain.
L’optique qui fut celle des déconstructeurs de l’ethnicisme, nie la pertinence d’un objet d’étude réduit à un espace surdéterminé où territoire, aire matrimoniale et linguistique, et croyances se superposeraient au cœur des mêmes frontières. En place de cela, cette optique considère que le sujet, qu’il se dise ou qu’on le dise de telle ou telle ethnie, est structuré par sa participation à :
des espaces d’échange,
des espaces étatiques,
des espaces linguistiques,
des espaces religieux et magiques.
De tels espaces sont soumis à des modification historiques et à des déplacements géographiques, ils forment des aires parfois identiques, parfois différentes, entre eux. Les zones de recoupement et de disjonction de ces topos devient alors un objet d’étude possible, et c’est à cette condition qu’une étude des modalités économiques, sociales et politiques de production de l’identité “ ethnique ” devient possible. Ainsi privées de leur substrat ontologique, les notions d’ethnie et d’identité cessent d’être l’alpha et l’oméga de la recherche.
C’est encore autour de Balandier (1955, 1967, 1988), à part l’exception de Godelier (1984, 1996), que se crée l’anthropologie marxiste. Cette dernière va finir en cul-de-sac du point de vue théorique dans la mesure où elle est une anthropologie essentiellement théorique. Elle s’est révélée incapable de rendre compte de situations africaines actuelles, en particulier, c’est-à-dire de situations de décolonisation. Meillassoux (1964, 1980) était l’adjoint de Balandier, E. Terray (1969) travaillait également avec Balandier. Les anthropologues marxistes se présentaient comme des anthropologues de l’économie. L’anthropologie marxiste a perdu beaucoup de son influence dès la fin des années 1970 en raison de l’ensemble du discrédit jeté sur le terme « marxiste ». En fait, ces chercheurs ne se sont pas sentis concernés par la situation politique locale. Le problème des anthropologues marxistes n’était pas de romancer et de trouver un contre-modèle au capitalisme dans l’économie primitive. Leur démarche était guidée par le vœu de mettre en lumière la nature du support interne qui permettait à ces économies dites primitives une articulation avec le capitalisme. Ils essayaient d’expliquer comment le capitalisme pénétrait dans ce type de société et ils essayaient d’objectiver la nature de ce que le capitalisme trouvait dans cette société et qui lui permettait de se développer. En conséquence, une autre de leurs idées – c’est une idée marxiste de l’époque en France – veut que tout ce qui se produit comme mouvements insurrectionnels en Afrique n’a pas encore une importance historique. Les insurgés n’étaient guère considérés comme des acteurs de l’histoire. Fanon n’était guère entendu (Fanon, 1962). Il faut remarquer aussi que Balandier et ceux qui vont le suivre travailleront dans le cadre colonial, puis dans le cadre de la décolonisation, alors, qu’à l’inverse, tout ce qui va être une recherche essentialiste ou ethniciste, c’est-à-dire une recherche bien davantage préoccupée de mettre au jour le symbolique de telle ou telle société, sera le fait d’anthropologues qui, à l’exception de Griaule, vont presque exclusivement travailler dans des zones non coloniales françaises, dans les îles du Pacifique ou encore dans l’Amazonie.
Balandier a réussi à donner forme à la compréhension de la situation coloniale et il a permis l’analyse des modes de résistance qui s’y élaboraient (1955, 1967, 1988) .
Aujourd’hui, la position de l’ethnologie sur une société comme la nôtre nécessite l’ouverture de dimensions épistémologiques et méthodologiques. À partir du moment où l’objet de recherches n’est plus la culture ou l’ethnie, se pose un problème de frontières. Et c’est là qu’est le débat de méthodes et de terrains. C’est en ce point également que peut se jouer une forme ouverte d’échanges entre anthropologues et cliniciens à partir de la transposition de la démarche ethnologique au sein des sociétés mêmes dont le chercheur fait partie. L’enjeu est épistémologique et il réside dans le manque d’interrogations sur les conditions de la collecte des données effectuées dans le supposé contact direct avec les gens et avec les choses.
À l’encontre de l’ethnologie du présent intervient de façon très intimidante le magister de Lévi-Strauss. Dans Anthropologie Structurale (1958), il va développer deux arguments contre l’ethnologie du présent. Le premier argument est d’ordre épistémologique : il faut être étranger à une société pour la connaître de l’intérieur, sinon on se retrouve pris en elle et la connivence alors trop forte mène l’ethnologue à ne faire plus que de la sociologie. Le second argument est aussi massif. Il édicte que, dans les sociétés modernes, l’ethnologue n’a pas d’objet puisque les échanges interpersonnels, les relations personnelles, sont complètement déterminés par les systèmes de communication globaux. Pour aller vite, cet argument revient à affirmer qu’à partir du moment où il y a de l’écriture, alors l’ethnologie commence à se dégrader. Ces deux arguments ont servi de verrou aux débats et aux recherches.
Lévi-Strauss a distingué trois niveaux épistémiques qui hiérarchisent les relations du chercheur au terrain (1958) :

  • l’ethnographie, c’est la collecte,
  • l’ethnologie, c’est la mise en forme de ces données dans l’analyse qui en sera faite,
  • enfin, l’anthropologie, c’est la connaissance de l’homme en lui-même, autour des invariants de l’humanité.

Ces trois niveaux peuvent, aujourd’hui, sembler artificiellement distingués les uns des autres. En effet, l’enquête pose déjà des problèmes épistémologiques centraux, en particulier celui de la construction de l’objet et de la distance de l’observateur d’avec les faits observés. À partir de ce moment-là, se pose aussi la question des logiques et des conditions de l’interprétation de ce qui est produit dans cette rencontre. Il faut s’extirper ici de la naïveté objectiviste et se rendre compte qu’un entretien ce n’est pas un discours, c’est un évènement. C’est l’évènement qu’il convient d’interpréter pour comprendre le discours.
Nous touchons là à un point de recoupement avec les démarches cliniques, dès lors qu’au plus près du terrain, nous tenons aussi à une épistémologie qui s’attache aux conditions de production du matériel et aux divers dispositifs.
Actuellement, nous sommes en un moment crucial où se joue un avenir possible des échanges entre ethnologie et clinique. Cet avenir se joue dans la capacité des deux disciplines à être présentes dans la connaissance de notre monde, au-delà de leur rencontre à peine semi-réussie qu’ambitonnait l’ethnopsychiatrie (Fassin, 1999, Douville, 2006 b). Un tel dialogue sur-disciplinaire doit éclairer les malaises actuels de notre société sans se replier dans une version ethniciste ou communautaire du monde contemporain. En effet, de quoi parlons-nous aujourd’hui lorsque nous parlons de groupes ethniques ou, encore, de relations ethniques ? Cette notion floue de l’ethnicité est présente dans les discours vulgaires, mais aussi dans les décisions politiques et les débats idéologiques démagogiques. Or, il faudrait apprécier l’ethnicité comme une construction, variable, et souvent précaire, et non plus comme une donnée première et essentielle. Les forces et les logiques de cette construction sont liées au processus d’intégration, d’assimilation et de fabrique d’une citoyenneté soucieuse des relations humaines les plus simples entre groupes et individus transmetteurs d’héritages culturels différents (Gosselin et Lavaud, 2001) et potentiellement inventeurs de nouveaux modes de vie collectives. En ce sens, on ne peut que favoriser un dialogue entre la psychologie “ interculturelle ” et les actuelles tendances et renouveaux des abords anthropologiques et des objets d’étude de cette discipline. Ces dernières avancées ouvrent la recherche à de plus larges perspectives que celles qui définissaient l’ethnologie du lointain. Elles sont davantage préoccupées de formaliser les émergences subjectives au sein des groupes et des transitions d’un modèle culturel à un autre (Pradelles de Latour, 1991, Le Roy, 1991, 1994, 1996, Althabe, 1992, Augé, 1997).
Le terrain d’un possible dialogue entre cliniciens et anthropologue se situe à un niveau épistémologique c’est-à-dire qu’il nécessite que soient formalisées les conditions de la production du savoir. Si ce pas ne s’accomplit pas, il est à prévoir et il est à craindre que l’ethnologie et la psychologie interculturelle clinique ne soit plus pensées que comme science d’approche de sujets issus de sociétés non dissoutes dans le système capitaliste. Ce qui est assez chimérique, voire dangereux.
De plus, un tel dialogue pourrait redonner chance aux ambitions, aujourd’hui malmenées, de la psychothérapie institutionnelle qui toujours a misé, dans le traitement institutionnel de la folie, sur la réhabilitation du sujet en tant qu’agent de la culture et producteur d’un social. Un tel pari, qui mise sur la consistance symbolique de la personne de l’aliénée a des connotations politiques flagrantes. Ces dernières se révèlent et peuvent s’articuler, surtout lorsqu’il s’agit de prendre en compte ce qu’affiche d’ambition et de projet politique la façon dont il est fait part ou non aux singularités des référents symboliques dans la prise en charge psychothérapeutique et sociothérapeutique de sujets jamais considérés pour autant comme des modèles achevés et stéréotypés de leur supposée culture d’origine. Ainsi, donner droit de cité à la langue maternelle, à l’histoire des violences et des dénis d’identité qui, collectivement, ont pu marqué l’existence de telle ou telle personne, dans sa rapport à la parole et à autrui, est une des fonctions les plus éminentes de l’institution soignante, ce qu’incarnait exemplairement le parcours d’un Fanon (Fanon, 1951, Cherki, 2000, Douville 2006a). Or, cette fonction est de plus en plus menacée par des impératifs gestionnaires auxquelles de trop nombreux psychiatres, réduits à une pauvre autorité médicale et administrative, se soumettent à l’aide souvent de la passive complicité de bien des psychologues « new age ».

Champs possibles de recherches aujourd’hui

Nous dégagerons, avant de conclure, quelques axes possibles de ces échanges et constructions d’objet entre anthropologie et clinique. La rencontre restant, comme nous l’avions souligné avec Audisio, Cadoret et Gotmanà construire …
Un premier niveau d’échanges et de réflexions s’appuierait sur la façon dont les processus institutionnels (parenté, filiation, rapport à l’Interdit) ont prise sur la subjectivité. Soit aussi, et de façon plus large, se demander en quoi et comment l’institution du vivant et du langagier intéresse les processus inconscients.
Un deuxième niveau s’appuierait sur les phénomènes d’appropriation du lien social, actuellement rencontrés, en particulier chez les adolescents, qui semblent s’approprier à la fois des liens et des lieux. Quels destins alors, pour la transmission des codes culturels ? Quelles mises à l’épreuve sont ainsi marquées par des récits et des fictions du lien à l’histoire, au roman familial, à l’originaire ? Aussi par des formes rituelles et mythiques collectives, éphémères ou durables ?
Un troisième niveau serait celui de la construction des montages identitaires. Les pratiques de l’espace et des frontières, les mouvements de délocalisation et les errances, les ségrégations et les exclusions seraient ainsi des repères pour travailler les nouvelles pathologies de l’identité, les devenirs de la fonction créatrice de la folie, dans les situations inédites d’affrontement direct entre futur et passé, ou d’effondrement catastrophique du passé (Douville, 2007).
À ce troisième niveau, on dégagera l’hypothèse d’une interaction entre les superstructures (au sens de Gramsci) qu’est la culture sur-moderne et l’apparition de nouveaux symptômes et de nouvelles pathologies accentuant le lien à l’objet et affectant le corps réel, et perturbant gravement les dispositifs symboliques de transmission des héritages culturels et des dettes. Ainsi certains enfants en vive errance , par moi rencontrés en Afrique, sont ils les rebuts de toute transmission de dette et de valeur. C’est très net pour ceux qualifiés d’ « enfants-sorciers » et qui sont plus du tout des sujets auxquels le monde adulte doit quoi que ce soit . On confiera au traitement de cette hypothèse d’une interaction entre superstructure et ruine pathologisante des échanges et des dettes partagées le soin de prolonger les thèses usuelles sur le malaise dans la civilisation.

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// Article publié le 7 novembre 2011 Pour citer cet article : Olivier Douville , « Clinique des altérités : enjeux et perspectives aujourd’hui », Revue du MAUSS permanente, 7 novembre 2011 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Clinique-des-alterites-enjeux-et
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