A propos de « Mémoires de crise », par Jean-Philippe Denis

Texte intitialement paru sous l’entrée : CHEVREUIL, S., (2010), Note de lecture de : DENIS, J-P., Mémoires de crise, Hyper Book. Revue internationale de psychosociologie, Volume XVI, N°40, hiver 2010, p. 281-283

Par Sébastien CHEVREUIL [1]

L’étrange objet que sont les Mémoires de crise peut difficilement laisser indifférent. Certains y verront la marque du concours d’agrégation lorsqu’il est obtenu par des esprits aussi brillants que juvéniles. D’autres y trouveront un renouvellement salutaire dans l’art trop souvent ignoré de rendre accessible des connaissances pointues du domaine des sciences de gestion. Les Mémoires de crise se présentent sous la forme d’un triptyque des plus stimulants. Celui-ci est une description de trois types d’acteurs, mis en scène par l’association de trois composants informatiques (mémoire vive, mémoire morte et système d’exploitation) et de trois options de l’individu confronté à une situation de mécontentement telles qu’elles ont été décrites dans l’ouvrage majeur d’Albert Hirschman [2] : défection, loyauté et prise de parole. Ces trois acteurs, confrontés aux crises et aux bouleversements liés à la mondialisation économique, connaissent des trajectoires diamétralement opposées.

Le premier volet – « RAM – Exit » – nous met aux prises avec l’homme pressé – celui de Noir Désir, pas de Paul Morand. Toujours en mouvement, se caractérisant par son absence de mémoire, qu’il trouve beaucoup trop encombrante et qui pourrait le ralentir dans son activité. Il surpasse les autres acteurs par son cynisme et sa rapidité de calcul. En tant que spéculateur pur, avoir toujours un coup d’avance lui permet de s’enrichir dans des proportions gigantesques, même si l’exercice n’offre jamais une garantie totale. Il finit par prendre peur devant l’avènement du président Obama, en qui il voit un adversaire habile et coriace, capable de déjouer ses plans.

Dans le deuxième volet – « ROM – Loyalty » – c’est un pauvre type, hybride houellebecquo-camusien (extension du domaine de l’étranger), qui nous est présenté. Celui qui pensait pouvoir vivre de son travail, à son compte, se construire patiemment une petite vie bien réglée, celui qui est né quelque part et qui veut y rester. Victime plus ou moins consciente des opérations du précédent, il va sombrer inexorablement face à un système économique qu’il n’anticipe pas. Sa grande mémoire ne lui est d’aucun secours, elle a même tendance à l’immobiliser, à l’engluer dans ses habitudes. Ses déboires économiques le rendent de plus en plus amer vis-à-vis de la société entière, et plus particulièrement de ceux qu’il perçoit comme étant les responsables de ces dérèglements. Les responsables, ce sont les banquiers qui le prennent à la gorge et lui ôtent toute dignité. Les responsables, ce sont les immigrés qui sont partie intégrante de ce phénomène de mondialisation, qui viennent chez lui et dérèglent son monde. Dans ces conditions, le banquier basané risque fort de ne pas en réchapper.

L’ultime volet – « Operating System – Voice » – est dédié à l’intellectuel, au prof, à l’observateur du monde, « négatif pour la vie active », qui ne veut être dans le troupeau sous aucun prétexte. Ce dernier volet est le plus dense des trois, peut-être parce qu’il se nourrit et justifie à la fois les deux précédents. Le système d’exploitation ne fonctionne qu’avec l’aide des mémoires vives et mortes. C’est le plus personnel aussi, et pour cause. C’est dans « Operating System – Voice » que sont dévoilées les références, les bases sur lesquelles se fonde la pensée de l’auteur. Une adolescence en forme de vie de la quarantaine : petite amie, vie paisible, vacances de vieux. Profiter des études en école de commerce pour enfin faire sa crise d’adolescence. Se forger une certitude : « négatif pour la vie active » si cette vie active est synonyme de vide de sens. Se découvrir une vocation d’écrivain pour ne pas sombrer dans l’alcool, dans la vie active, voire dans les deux. Pour écrire il faut lire, alors il lit. Frénétiquement. Quand il tient un auteur, il ne le lâche plus. Djian (« c’était bon d’avoir pour la première fois un véritable ami »), Kerouac, Brautigan, Burroughs et autres de la beat generation. Puis écrit. Avec un talent et un souffle peu commun : « J’ai toujours voulu que ma vie ne soit qu’une succession de samedi. On devrait tous réfléchir à notre jour préféré de la semaine et à celui que l’on vomit. Ça éviterait à beaucoup des erreurs dramatiques d’orientation ». « Je ne voulais pas que ma vie, ce ne soit qu’une vingtaine de photos dont dix sont ratées. »
Ivresse de l’écriture, gueule de bois. Trois semaines en Californie, il n’a « rien d’un routard, et donc pas nécessairement grand-chose d’un écrivain ». Cheminement logique, quand on a trippé sur la beat generation. Décide de faire un tour à l’Université. Découvre Surveiller et Punir. Guérit alors de sa quête de sens. « Si ceux qui se sont un jour vraiment risqués à un auteur comme Foucault ne peuvent plus jamais totalement être les mêmes, c’est parce qu’ils sont sauvés de ce mal que l’on connaît tous : celui de la quête de sens. Parce que ceux qui l’ont vraiment lu savent que, précisément, de sens il n’y a point. Ou plutôt que le sens même est toujours imposé par certains au service de certains, que le sens est fragile et qu’il résulte de confrontations et de champs de forces. Que le simple fait de vouloir un sens, de le demander, de le réclamer, c’est prendre le risque de devenir la proie de ceux qui ne demandent rien d’autres que d’en donner. Ceux qui, comme par hasard, détiennent les places dominantes de pouvoir ». « Si l’on est transformé par Foucault, c’est d’abord par ça, par là. Par cette idée que le seul sens à rechercher est dans la construction de son propre devenir ». Il sort de ses lectures un certain nombre de concepts opératoires sur les relations de pouvoir, ses imbrications avec le savoir, son exercice et finalement sa propre relation au pouvoir, comment y résister sans entrer pour autant en rébellion permanente, et pourquoi il est indispensable de l’analyser en permanence.

Dans le dernier acte d’Operating System – Voice, l’auteur cherche à illustrer, en se mettant encore plus en scène, ce que peut être la quintessence du voice. Encouragé par un vieil ami, relayé par les nouvelles technologies, il lâche son premier volet. Calcul froid du marché qui avance inexorablement. Dans le même temps, la crise produit ses effets : la Grèce est touchée, qui sera le prochain ? Le modèle fonctionne et ça n’a rien de rassurant. L’homme pressé, exit, agit d’autant plus librement qu’il sait qu’il n’aura pas à répondre de ses actes. Tout se traite de gré à gré, la justice n’a pas sa place dans ce genre d’affaires. Dénonciation de l’abus de confiance, du délit de non-initié commis par les dirigeants économiques et politiques. Loyalty n’est d’aucune aide, arc-boutée sur ses habitudes, sa peur du changement, son incapacité à penser la nouveauté. Alors ? Cette mondialisation doit être guidée par de nouvelles références juridiques et scientifiques, il nous faut reconcevoir un techno-weberianisme pour trouver notre salut. Comprendre que l’on ne pense pas qu’en binaire, qu’on doit rajouter une troisième option à la réflexion. Entre calcul et mimétisme, l’auteur promeut l’exemplarité [3]. « L’exemplarité, la vraie, compose avec la vertu libératrice du marché. Mais elle doit s’acharner à l’arrêter lorsque celui-ci retire leur dignité à certains. L’exemplarité respecte les traditions qui le méritent, mais les met en question et en cause quand la contrainte se mue en oppression insupportable des esprits. »

Les Mémoires de crise sont une invitation à sortir d’un monde et d’un mode de réflexion binaires : trois parties, trois types de mémoire, trois options d’Hirschman, trois modes de régulation de l’action collective, trois modes d’affrontement de l’individu face à l’incertitude d’une action qui reste toujours à accomplir (calcul, mimétisme, exemplarité). La troisième partie fait la place à l’acteur « hors-jeu », celui qui se met volontairement en retrait de l’action, pour mieux l’observer. L’analyser. Et finalement proposer de nouvelles modalités d’action.
Sur la forme, nous avons surtout affaire à un jubilatoire essai de vulgarisation des sciences de gestion. L’auteur est conscient du rôle social de l’universitaire et c’est par la voie de la littérature qu’il entreprend une diffusion de la prose gestionnaire au-delà de son habituel cénacle. Le talent est là et l’entreprise fonctionne plutôt bien.

// Article publié le 24 septembre 2010 Pour citer cet article : Sébastien Chevreuil , « A propos de « Mémoires de crise », par Jean-Philippe Denis », Revue du MAUSS permanente, 24 septembre 2010 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?A-propos-de-Memoires-de-crise-par
Notes

[1Docteur ès Sciences de gestion, responsable de projets, Centre de recherches en Management LAREQUOI, Institut Supérieur de Management, Université de Versailles Saint-Quentin, 47, boulevard Vauban, 78 047 Guyancourt cedex, sebastien.chevreuil@uvsq.fr, tél : 01.39.25.50.51. Ses recherches portent principalement sur l’implication organisationnelle et sur le volontariat.

[2Hirschman, A. O. (1970), Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States Cambridge, Harvard University Press.

[3Denis J.-Ph. (2009), « Entre finance et stratégie. Calcul, mimétisme… exemplarité ? », Revue Française de Gestion, n° 198-199, 95-123.

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